Théophile
Gautier 1811 - 1872
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chapitre VIII
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Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard investigateur ; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple ; un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher ; des rideaux de tapisserie, que Jean venait dentrouvrir, pendaient aux fenêtres et masquaient les portes ; les murs étaient tendus dun papier velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée dun bloc de marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en marbre blanc à veines bleuâtres ; le miroir de Venise où le comte avait découvert la veille quil ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère dOctave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et sévère ; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de lhôtel Labinski. « Monsieur se lève-t-il ? » dit Jean de cette voix ménagée quil sétait faite pendant la maladie dOctave, et en présentant au comte la chemise de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura dAlger, vêtements du matin de son maître. Quoiquil répugnât au comte de mettre les habits dun étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau dours soyeuse et noire qui servait de descente de lit. Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur lidentité du faux Octave de Saville quil aidait à shabiller, lui dit : « A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner ? ? A lheure ordinaire », répondit le comte, qui, afin de ne pas éprouver dempêchement dans les démarches quil comptait faire pour recouvrer sa personnalité, avait résolu daccepter extérieurement son incompréhensible transformation. Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques renseignements ; la première contenait des reproches amicaux, et se plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif ; un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire dOctave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu depuis longtemps, ou du moins dassigner un emploi à ses capitaux qui restaient improductifs. « Ah çà, il paraît, se dit le comte, que lOctave de Saville dont joccupe la peau bien contre mon gré existe réellement ; ce nest point un être fantastique, un personnage dAchim dArnim ou de Clément Brentano ; il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue létat civil dun gentleman. Il me semble bien cependant, que je suis le comte Olaf Labinski. » Un coup dil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne ; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique. En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la table : dans lun il trouva des titres de propriété, deux billets de mille francs et cinquante louis, quil sappropria sans scrupule pour les besoins de la campagne quil allait commencer, et dans lautre un portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret. Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui sélança dans la chambre avec la familiarité dun ancien ami, sans attendre que le domestique vint lui rendre la réponse du maître. « Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à lair cordial et franc ; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant ? On ne te voit nulle part ; on técrit, tu ne réponds pas. ? Je devrais te bouder, mais, ma foi, je nai pas damour-propre en affection, et je viens te serrer la main. ? Que diable ! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie son camarade de collège au fond de cet appartement lugubre comme la cellule de Charles Quint au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, tu tennuies, voilà tout ; mais je te forcerai à te distraire, et je vais temmener dautorité à un joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon. » En débitant cette tirade dun ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte quil avait prise. « Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans lesprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourdhui que dordinaire ; je ne me sens pas en train ; je vous attristerais et vous gênerais. ? En effet, tu es bien pâle et tu as lair fatigué ; à une occasion meilleure ! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines dhuîtres vertes et dune bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant vers la porte ; Raimbaud sera fâché de ne pas te voir. » Cette visite augmenta la tristesse du comte. ? Jean le prenait pour son maître. Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte souvrit ; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de fil dargent, et qui ressemblait dune manière frappante au portrait suspendu à la muraille, entra dans la chambre, sassit sur le divan, et dit au comte : « Comment vas-tu, mon pauvre Octave ? Jean ma dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante ; ménage-toi bien, mon cher fils, car tu sais combien je taime, malgré le chagrin que me cause cette inexplicable tristesse dont tu nas jamais voulu me confier le secret. ? Ne craignez rien, ma mère, cela na rien de grave, répondit Olaf-de Saville ; je suis beaucoup mieux aujourdhui. » Mme de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, quelle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude. « Me voilà bien définitivement Octave de Saville, sécria le comte lorsque la vieille dame fut partie ; sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme étrangère sous lépiderme de son fils. Je suis donc à jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe ; quelle étrange prison pour un esprit que le corps dun autre ! Il est dur pourtant de renoncer à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh ! je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui sattache à mon moi, et je ne la rendrai quen pièces à son premier possesseur. Si je retournais à lhôtel ? car je nai plus de vigueur dans cette robe de chambre de malade ; voyons, cherchons, car il faut que je sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. » Et il essaya douvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, des poches de cuir, dabord plusieurs papiers, noircis dune écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin ; ? sur le carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cur et la ressemblance que natteignent pas toujours les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie Labinska, quil était impossible de ne pas reconnaître du premier coup dil. Le comte demeura stupéfait de cette découverte. A la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie ; comment le portrait de la comtesse se trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, doù lui venait-il, qui lavait fait, qui lavait donné ? Cette Prascovie si religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel damour dans une intrigue vulgaire ? Quelle raillerie infernale lincarnait, lui, le mari, dans le corps de lamant de cette femme, jusque-là crue si pure ? ? Après avoir été lépoux ; il allait être le galant ! Sarcastique métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre et George Dandin ! Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne ; il sentait sa raison près de séchapper, et il fit, pour reprendre un peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui lavertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une trépidation nerveuse lexamen du portefeuille mystérieux. Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques ; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse : « Jamais elle ne maimera, jamais, jamais ! Jai lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante nen a pas trouvé de plus dur pour linscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente : " Perdez tout espoir. " Quai-je fait à Dieu pour être damné vivant ? Demain, après-demain, toujours, ce sera la même chose ! Les astres peuvent entrecroiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nuds, rien dans mon sort ne changera. Dun mot, elle a dissipé le rêve ; dun geste, brisé laile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne moffrent aucune chance ; les chiffres, rejetés un milliard de fois dans la roue de la fortune, nen sortiraient pas, ? il ny a pas de numéro gagnant pour moi ! « Malheureux que je suis ! je sais que le paradis mest fermé et je reste stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas souvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme si mes yeux étaient des sources deau vive. Je nai pas le courage de me lever et de menfoncer au désert immense ou dans la Babel tumultueuse des hommes. « Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à Prascovie ; ? si je dors, jen rêve ; ? oh ! quelle était belle ce jour-là, dans le jardin de la villa Salviati, à Florence ! ? Cette robe blanche et ces rubans noirs, ? cétait charmant et funèbre ! Le blanc pour elle, le noir pour moi ! ? Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient une croix sur ce fond déclatante blancheur ; un esprit invisible disait tout bas la messe de mort de mon cur. « Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines dor, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait sous mes doigts, si les plus parfaits chefs-duvre de lart antique et moderne me prêtaient leurs beautés, si je découvrais un monde, eh bien, je nen serais pas plus avancé pour cela ! « A quoi tient la destinée ! javais envie daller à Constantinople, je ne laurais pas rencontrée ; je reste à Florence, je la vois et je meurs. « Je me serais bien tué ; mais elle respire dans cet air où nous vivons, et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle ? ô bonheur ineffable ! ? une effluve lointaine de ce souffle embaumé ; et puis lon assignerait à mon âme coupable une planète dexil, et je naurais pas la chance de me faire aimer delle dans lautre vie. ? Etre encore séparés là-bas, elle au paradis, moi en enfer : pensée accablante ! « Pourquoi faut-il que jaime précisément la seule femme qui ne peut maimer ? Dautres quon dit belles, qui étaient libres, me souriaient de leur sourire le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui ne venait pas. Oh ! quil est heureux lui ! Quelle sublime vie antérieure Dieu récompense-t-il en lui par le don magnifique de cet amour ? » ... Il était inutile den lire davantage. Le soupçon que le comte avait pu concevoir à laspect du portrait de Prascovie sétait évanoui dès les premières lignes de ces tristes confidences. Il comprit que limage chérie, recommencée mille fois, avait été caressée loin du modèle avec cette patience infatigable de lamour malheureux, et que cétait la madone dune petite chapelle mystique, devant laquelle sagenouillait ladoration sans espoir. « Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober mon corps et surprendre sous ma forme lamour de Prascovie ! » Linvraisemblance, au XIXe siècle, dune pareille supposition, la fit bientôt abandonner au comte, quelle avait cependant étrangement troublé. Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, refroidi, le déjeuner servi par Jean, shabilla et demanda la voiture. Lorsquon eut attelé, il se fit conduire chez le docteur Balthazar Cherbonneau ; il traversa ces salles où la veille il était entré sappelant encore le comte Olaf Labinski, et doù il était sorti salué par tout le monde du nom dOctave de Saville. Le docteur était assis, comme à son ordinaire, sur le divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa main, et paraissait plongé dans une méditation profonde. Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête. « Ah ! cest vous, mon cher Octave ; jallais passer chez vous ; mais cest bon signe quand le malade vient voir le médecin. ? Toujours Octave ! dit le comte, je crois que jen deviendrai fou de rage ! » Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec une fixité térrible : « Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous mavez, ici même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques. » A ces mots, le docteur partit dun énorme éclat de rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les convulsions de sa gaieté. « Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement. ? Tant pis, tant pis ! cela prouve que lanesthésie et lhypocondrie pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra changer le régime, voilà tout. ? Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle de mes mains », cria le comte en savançant vers Cherbonneau. Le docteur sourit de la menace du comte, quil toucha du bout dune petite baguette dacier. ? Olaf-de Saville reçut une commotion terrible et crut quil avait le bras cassé. « Oh ! nous avons les moyens de réduire les malades lorsquils se regimbent, dit-il en laissant tomber sur lui ce regard froid comme une douche, qui dompte les fous et fait saplatir les lions sur le ventre. Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation se calmera. » Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à Passy chez le docteur B+++, pour le consulter. « Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à une hallucination bizarre ; lorsque je me regarde dans une glace, ma figure ne mapparaît pas avec ses traits habituels ; la forme des objets qui mentourent est changée ; je ne reconnais ni les murs ni les meubles de ma chambre ; il me semble que je suis une autre personne que moi-même. ? Sous quel aspect vous voyez-vous ? demanda le médecin ; lerreur peut venir des yeux ou du cerveau. ? Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle encadré de barbe. ? Un signalement de passeport ne serait pas plus exact : il ny a chez vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet, tel que vous dites. ? Mais non ! Jai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise. ? Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés intellectuelles. ? Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou. ? Sans doute. Il ny a que les sages qui viennent chez moi tout seuls. Un peu de fatigue, quelque excès détude ou de plaisir aura causé ce trouble. Vous vous trompez ; la vision est réelle, lidée est chimérique : au lieu dêtre un blond qui se voit brun, vous êtes un brun qui se croit blond. ? Pourtant je suis sûr dêtre le comte Olaf Labinski, et tout le monde depuis hier mappelle Octave de Saville. ? Cest précisément ce que je disais, répondit le docteur. Vous êtes M. de Saville et vous vous imaginez être M. le comte Labinski, que je me souviens davoir vu, et qui, en effet, est blond. ? Cela explique parfaitement comment vous vous trouvez une autre figure dans le miroir ; cette figure, qui est la vôtre, ne répond point à votre idée intérieure et vous surprend. ? Réfléchissez à ceci, que tout le monde vous nomme M. de Saville et par conséquent ne partage pas votre croyance. Venez passer une quinzaine de jours ici : les bains, le repos, les promenades sous les grands arbres dissiperont cette influence fâcheuse. » Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne savait plus que croire. Il retourna à lappartement de la rue Saint-Lazare, et vit par hasard sur la table la carte dinvitation de la comtesse Labinska, quOctave avait montrée à M. Cherbonneau. « Avec ce talisman, sécria-t-il, demain je pourrai la voir ! » |