Théophile
Gautier 1811 - 1872
Le Roi Candaule
1844 - Chapitre III
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Le jour suivant, Candaule, prenant Gygès à part, continua lentretien commencé sous le portique des Héraclides. Délivré de lembarras dentrer en matière, il souvrit sans réserve à son confident, et, si Nyssia avait pu lentendre, peut-être lui eût-elle pardonné ses indiscrétions conjugales en faveur des éloges passionnés quil accordait à ses charmes. Gygès écoutait toutes ces louanges avec lair un peu contraint dun homme qui ne sait pas encore si son interlocuteur ne feint pas un enthousiasme plus vif quil ne léprouve réellement, afin de provoquer une confiance lente à se décider. Aussi Candaule lui dit, dun ton dépité : « Je vois, Gygès, que tu ne me crois pas. Tu penses que je me vante ou que je me suis laissé fasciner comme un épais laboureur par quelque robuste campagnarde à laquelle Hygie a écrasé sur les joues les grossières couleurs de la santé ; non, de par tous les dieux ! ? jai réuni chez moi, comme un bouquet vivant, les plus belles fleurs de lAsie et de la Grèce ; depuis Dédale, dont les statues parlaient et marchaient, je connais tout ce qua produit lart des sculpteurs et des peintres. Linus, Orphée, Homère, mont appris lharmonie et le rythme ; ? ce nest pas avec un bandeau de lamour sur les yeux que je regarde. Je juge de sang-froid. La fougue de la jeunesse nest pour rien dans mon admiration, et, quand je serais aussi caduc, aussi décrépit, aussi rayé de rides que Tithon dans son maillot, mon avis serait toujours le même ; mais je te pardonne ton incrédulité et ton manque denthousiasme. Pour me comprendre, il faut que tu contemples Nyssia dans léclat radieux de sa blancheur étincelante, sans ombre importune, sans draperie jalouse, telle que la nature la modelée de ses mains dans un moment dinspiration qui ne reviendra plus. Ce soir, je te cacherai dans un coin de lappartement nuptial... tu la verras ! ? Seigneur, que me demandez-vous ? répondit le jeune guerrier avec une fermeté respectueuse. Comment du fond de ma poussière, de labîme de mon néant, oserai-je lever les yeux vers ce soleil de perfections, au risque de rester aveugle le reste de ma vie ou de ne pouvoir plus distinguer dans les ténèbres quun spectre éblouissant ? ? Ayez pitié de votre humble esclave, ne le forcez point à une action si contraire aux maximes de la vertu ; chacun ne doit regarder que ce qui lui appartient. Vous le savez, les immortelles punissent toujours les imprudents ou les audacieux qui les surprennent dans leur divine nudité. Je vous crois, Nyssia est la plus belle des femmes, vous êtes le plus heureux des époux et des amants ; Héraclès, votre aïeul, dans ses nombreuses conquêtes, na rien trouvé qui approchât de votre reine. Si vous, le prince que les artistes les plus vantés prennent pour juge et pour conseil, vous la trouvez incomparable, que vous importe lavis dun soldat obscur comme moi ? Renoncez donc à votre fantaisie qui, jose le dire, nest pas digne de la majesté royale, et dont vous vous repentirez dès quelle sera satisfaite. ? Ecoute, Gygès, reprit Candaule, je vois que tu te défies de moi ; tu penses que je veux téprouver ; mais, je te le jure, par les cendres du bûcher doù mon aïeul est sorti dieu, je parle franchement et sans arrière-pensée ! ? O Candaule, je ne doute pas de votre bonne foi, votre passion est sincère ; mais peut-être, lorsque je vous aurai obéi, concevrez-vous pour moi une aversion profonde, et me haïrez-vous de ne pas vous avoir résisté davantage. Vous voudrez reprendre à ces yeux, indiscrets par force, limage que vous leur aurez laissé entrevoir dans un moment de délire, et qui sait si vous ne les condamnerez pas à la nuit éternelle du tombeau, pour les punir de sêtre ouverts lorsquils devaient se fermer ? ? Ne crains rien ; je te donne ma parole royale quil ne te sera fait aucun mal. ? Pardonnez à votre esclave sil ose encore, après une telle assurance, élever quelque objection. Avez-vous réfléchi que ce que vous me proposez est une profanation de la sainteté du mariage, une espèce dadultère visuel ? Souvent la femme dépose la pudeur avec ses vêtements, et, une fois violée par le regard, sans avoir cessé dêtre vertueuse elle peut croire quelle a perdu sa fleur de pureté. ? Vous me promettez de navoir aucun ressentiment ; mais qui massurera contre le courroux de Nyssia, elle si réservée, si chaste, dune pudeur si inquiète, si farouche et si virginale, quon la dirait encore ignorante des lois de lhymen ? Si elle vient à apprendre le sacrilège dont je vais me rendre coupable par déférence pour les volontés de mon maître, à quel supplice me condamnera-t-elle pour me faire expier un tel crime ? Qui pourra me mettre à labri de sa colère vengeresse ? ? Je ne te savais pas si sage et si prudent, dit Candaulc avec un sourire légèrement ironique ; mais tous ces dangers sont imaginaires, et je te cacherai de façon que Nyssia ignore à tout jamais quelle a été vue par un autre que par son royal époux ». Gygès, ne pouvant se défendre davantage, fit un signe dassentiment pour montrer quil donnait les mains aux volontés du roi. ? Il avait résisté autant quil avait pu, et sa conscience était désormais en repos sur ce qui devait arriver ; il eût craint dailleurs, en se refusant plus longtemps au désir de Candaule, de contrarier le destin, qui paraissait vouloir le rapprocher de Nyssia pour quelque raison formidable et suprême quil ne lui était pas donné de pénétrer. Sans pressentir aucun dénouement, il voyait vaguement passer devant lui mille images tumultueuses et vagues. Cet amour souterrain, accroupi au bas de lescalier de son âme, avait remonté quelques marches, guidé par une incertaine lueur despérance ; le poids de limpossible ne pesait plus si lourdement sur sa poitrine, maintenant quil se croyait aidé par les dieux. En effet, qui eût pu penser que pour Gygès les charmes tant vantés de la fille de Mégabaze nauraient bientôt plus de mystère ? « Viens, Gygès, dit Candaule, en le prenant par la main, profitons du moment. Nyssia se promène avec ses femmes dans les jardins ; allons étudier la place et dresser nos stratagèmes pour ce soir ». Le roi prit son confident par la main et le guida à travers les détours qui conduisaient à lappartement nuptial. Les portes de la chambre à coucher étaient faites dais de cèdre si exactement unis, quil était impossible den deviner les jointures. A force de les frotter avec de la laine imbibée dhuile, les esclaves avaient rendu le bois aussi luisant que le marbre ; les clous dairain aux têtes taillées à facettes, dont elles étaient étoilées, avaient tout le brillant de lor le plus pur. ? Un système compliqué de courroies et danneaux de métal, dont Candaule et sa femme connaissaient les entrelacements, servait de fermeture ; car en ces temps héroïques la serrurerie était encore à létat denfance. Candaule défit les nuds, fit glisser les anneaux sur les courroies, souleva, avec un manche quil introduisit dans une mortaise, la barre qui fermait la porte à lintérieur, et, ordonnant à Gygès de se placer contre le mur, il renversa sur lui un des battants de manière à le cacher tout à fait ; mais la porte ne se joignait pas si exactement à son cadre de poutres de chêne, soigneusement polies et dressées au cordeau par un ouvrier habile, que le jeune guerrier ne pût, à travers linterstice laissé libre pour le jeu des gonds, apercevoir dune façon distincte tout lintérieur de la chambre. En face de la porte, le lit royal sélevait sur une estrade de plusieurs degrés, recouverte dun tapis de pourpre : des colonnes dargent ciselé en soutenaient lentablement, orné de feuillages en relief, à travers lesquels des amours se jouaient avec des dauphins ; dépaisses courtines brodées dor lentouraient comme les pans dune tente. Sur lautel des dieux protecteurs du foyer étaient posés des vases en métal précieux, des patères émaillées de fleurs, des coupes à deux anses, et tout ce qui sert aux libations. Le long des murs, garnis de planches de cèdre merveilleusement travaillées, sadossaient de distance en distance des statues de basalte noir, conservant les poses contraintes de lart égyptien et tenant au poing une torche de bronze où sadaptait un éclat de bois résineux. Une lampe donyx, suspendue par une chaîne dargent, descendait de cette poutre du plafond quon appelle la noire, parce quelle est plus exposée que les autres à être brunie par la fumée. Chaque soir une esclave avait soin de la remplir dhuile odoriférente. Près de la tête du lit était accroché à une petite colonne un trophée darmes, composé dun casque à visière, dun bouclier doublé de quatre cuirs de taureau, garni de lames détain et de cuivre, dune épée à deux tranchants et de javelots de frêne aux pointes dairain. A des chevilles de bois pendaient les tuniques et les manteaux de Candaule : il y en avait de simples et de doubles, cest-à-dire pouvant entourer le corps deux fois ; on remarquait surtout un manteau trempé trois fois dans la pourpre et orné dune broderie représentant une chasse où des molosses de Laconie poursuivaient et déchiraient des cerfs, et une tunique dont létoffe, fine et délicate comme la pellicule qui enveloppe loignon, avait tout léclat de rayons de soleil tramés. Vis-à-vis le trophée darmes était placé un fauteuil incrusté divoire et dargent avec un siège recouvert dune peau de léopard, tachetée de plus dyeux que le corps dArgus, et un marchepied découpé à jour, sur lequel Nyssia déposait ses vêtements. « Je me retire dordinaire le premier, dit Candaule à Gygès, et je laisse la porte ouverte comme elle lest maintenant ; Nyssia, qui a toujours quelque fleur de tapisserie à terminer, quelque ordre à donner à ses femmes, tarde quelquefois un peu à me rejoindre ; mais enfin elle vient ; et, comme si cet effort lui coûtait beaucoup, lentement, une à une, elle laisse tomber sur ce fauteuil divoire les draperies et les tuniques qui lenveloppent tout le jour, comme les bandelettes dune momie. Du fond de ta retraite, tu pourras suivre ses mouvements gracieux, admirer ses attraits sans rivaux, et juger par toi-même si Candaule est un jeune fou qui se vante à tort, et sil ne possède pas réellement la plus riche perle de beauté qui jamais ait orné un diadème ! ? O roi, je vous croirais même sans cette épreuve, répondit Gygès en sortant de sa cachette. ? Quand elle a quitté ses vêtements, continua Candaule sans faire attention à ce que disait son confident, elle vient prendre place à mes côtés ; cest ce moment quil faut saisir pour lesquiver : car, dans le trajet du fauteuil au lit, elle tourne le dos à la porte. Suspends tes pas comme si tu marchais sur la pointe des blés mûrs, prends garde quun grain de sable ne crie sous ta sandale, retiens ton haleine et retire-toi le plus légèrement possible. ? Le vestibule est baigné dombre, et les faibles rayons de la seule lampe qui reste allumée ne dépassent pas le seuil de la chambre. Il est donc certain que Nyssia ne pourra tapercevoir, et demain il y aura quelquun dans le monde qui comprendra mes extases et ne sétonnera plus de mes emportements admiratifs. Mais voici le jour qui baisse ; le soleil va bientôt faire boire ses coursiers dans les flots Hespériens, à lextrémité du monde, au delà des colonnes posées par mon ancêtre ; rentre dans ta cachette, Gygès, et bien que les heures de lattente soient longues, jen jure Eros aux flèches dor, tu ne regretteras pas davoir attendu ! » Après cette assurance, Candaule quitta Gygès,tapide nouveau derrière la porte. Linaction forcée où se trouvait le jeune confident du roi laissait un libre cours à ses pensées. Certes, la situation était des plus bizarres. Il aimait Nyssia comme on aime une étoile, sans espoir de retour ; convaincu de linutilité de toute tentative, il navait fait aucun effort pour se rapprocher delle. Et cependant, par un concours de circonstances extraordinaires, il allait connaître des trésors réservés aux amants et aux époux seuls ; pas une parole, pas une illade navaient été échangées entre lui et Nyssia, qui probablement ignorait jusquà lexistence de celui pour lequel sa beauté serait bientôt sans mystère. Etre inconnu à celle dont la pudeur naurait rien à vous sacrifier, quelle étrange position ! aimer en secret une femme et se voir conduit par lépoux jusque sur le seuil de la chambre nuptiale, avoir pour guide vers ce trésor le dragon qui devrait en défendre lapproche, ny avait-il pas vraiment de quoi sétonner et admirer les singulières combinaisons du destin ? Il en était là de ses réflexions, lorsquil entendit résonner des pas sur les dalles. ? Cétaient les esclaves qui venaient renouveler lhuile de la lampe, jeter des parfums sur les charbons des kamklins et remuer les toisons de brebis teintes en pourpre et en safran qui composaient la couche royale. Lheure approchait, et Gygès sentait saccélérer le battement de son cur et de ses artères. Il eut même envie de se retirer avant larrivée de la reine, sauf à dire à Candaule quil était resté, et à se livrer de confiance aux éloges les plus excessifs. Il lui répugnait ? car Gygès, malgré sa conduite un peu légère, ne manquait pas de délicatesse ? de dérober une faveur quaccordée librement il eût payée de sa vie. La complicité du mari rendait en quelque sorte ce larcin plus odieux, et il aurait préféré devoir à toute autre circonstance le bonheur de voir la merveille de lAsie dans sa toilette nocturne. Peut-être bien aussi, avouons-le en historien véridique, lapproche du danger était-elle pour quelque chose dans ses scrupules vertueux. Gygès ne manquait pas de bravoure, sans doute ; monté sur son char de guerre, son carquois sonnant sur lépaule, son arc à la main, il eût défié les plus fiers combattants ; à la chasse, il eût attaqué sans pâlir le sanglier de Calydon ou le lion de Némée ; mais, explique qui voudra cette énigme, il frémissait à lidée de regarder une belle femme à travers une porte. ? Personne na toutes les sortes de courages. ? Il sentait aussi que ce nétait pas impunément quil verrait Nyssia. ? Ce devait être une époque décisive dans sa vie ; pour lavoir entrevue un instant il avait perdu le repos de son cur ; que serait-ce donc après ce qui allait se passer ? Lexistence lui serait-elle possible lorsque à cette tête divine, qui incendiait ses rêves, sajouterait un corps charmant fait pour les baisers des immortels ? Que devien-drait-il, si désormais il ne pouvait contenir sa passion dans lombre et le silence, comme il lavait fait jusqualors ? Donnerait-il à la cour de Lydie le spectacle ridicule dun amour insensé, et tâcherait-il dattirer sur lui, par des extravagances, la pitié dédaigneuse de la reine ? Un pareil résultat était fort probable, puisque la raison de Candaule, possesseur légitime de Nyssia, navait pu résister au vertige causé par cette beauté surhumaine, lui, le jeune roi insouciant qui, jusque-là, avait ri de lamour et préféré à toutes choses les tableaux et les statues. ? Ces raisonnements étaient fort sages, mais fort inutiles ; car, au même moment, Candaule entra dans la chambre et dit à voix basse mais distincte, en passant près de la porte : « Patience, mon pauvre Gygès, Nyssia va bientôt venir ! » Quand il vit quil ne pouvait plus reculer, Gygès, qui après tout était un jeune homme, oublia toute autre considération, et ne pensa plus quau bonheur de repaître ses yeux du charmant spectacle que Candaule lui donnait. ? On ne peut exiger dun capitaine de vingt-cinq ans laustérité dun philosophe blanchi par lâge. Enfin un léger susurrement détoffes frôlées et traînant sur le marbre, que le silence profond de la nuit permettait de discerner, annonça que la reine arrivait. En effet, cétait elle ; dun pas cadencé et rythmé comme une ode, elle franchit le seuil du thalamus, et le vent de son voile aux plis flottants effleura presque la joue brûlante de Gygès, qui faillit se trouver mal et fut forcé de sappuyer à la muraille, tant son émotion était violente ; il se remit pourtant, et, sapprochant de linterstice de la porte, il prit la position la plus favorable pour ne rien perdre de la scène dont il allait être linvisible témoin. Nyssia fit quelque pas vers lescabeau divoire et commença à détacher les aiguilles terminées par des boules très creuses qui retenaient son voile sur le sommet de sa tête, et Gygès, du fond de langle plein dombre où il était tapi, put examiner à son aise cette physionomie fière et charmante quil navait fait quentrevoir ; ce col arrondi, délicat et puissant à la fois, sur lequel Aphrodite avait tracé de longle de son petit doigt les trois légères raies que lon appelle encore aujourdhui le collier de Vénus ; cette nuque où se tordaient dans lalbâtre de petites boucles folles et rebelles ; ces épaules argentées qui sortaient à demi de léchancrure de la chlamyde comme le disque de la lune émergeant dun nuage opaque. ? Candaule, à demi soulevé sur ses coussins, regardait sa femme avec une affectation distraite et se disait à part lui : « Maintenant Gygès, qui a un air si froid, si difficile et si dédaigneux, doit être à moitié convaincu ». Ouvrant un coffret placé sur une table dont le pied était formé par des griffes de lion, la reine délivra du poids des bracelets et des chaînes de pierreries, dont ils étaient surchargés, ses beaux bras, qui auraient pu le disputer pour la forme et la blancheur à ceux dHéré, la sur et la femme de Zeus, roi de lOlympe. Quelque précieux que fussent ses joyaux, ils ne valaient assurément pas la place quils couvraient, et, si Nyssia eût été coquette, on eût pu croire quelle ne les mettait que pour se faire prier de les ôter ; les anneaux et les ciselures avaient laissé sur sa peau fine et tendre comme la pulpe intérieure dun lis, de légères empreintes roses, quelle eut bientôt dissipées en les frottant de sa petite main aux phalanges effilées, aux extrémités rondes et menues. Puis, avec un mouvement de colombe qui frissonne dans la neige de ses plumes, elle secoua ses cheveux, qui, nétant plus retenus par les épingles, roulèrent en spirales alanguies sur son dos et sur sa poitrine semblables à des fleurs dhyacinthe ; elle resta quelques instants avant den rassembler les boucles éparses, quelle réunit ensuite en une seule masse. Cétait merveille de voir les boucles blondes ruisseler comme des jets dor entre largent de ses doigts, et ses bras onduleux comme des cols de cygne sarrondir au-dessus de sa tête pour enrouler et fixer la torsade. ? Si par hasard vous avez jeté un coup dil sur un de ces beaux vases étrusques, à fond noir et à figures rouges, orné dun de ces sujets quon désigne sous le nom de toilette grecque, vous aurez une idée de la grâce de Nyssia dans cette pose, qui depuis lantiquité jusquà nos jours a fourni tant dheureux motifs aux peintres et aux statuaires. Sa coiffure arrangée, elle sassit sur le bord de lescabeau divoire et se mit à défaire les bandelettes qui retenaient ses cothurnes. ? Nous autres modernes, grâce à notre horrible système de chaussure, presque aussi absurde que le brodequin chinois, nous ne savons plus ce que cest quun pied. ? Celui de Nyssia était dune perfection rare, même pour la Grèce et lAsie antique. Lorteil légèrement écarté, comme un pouce doiseau, les autres doigts un peu longs, rangés avec une symétrie charmante, les ongles bien formés et brillants comme des agates, les chevilles fines et dégagées, le talon imperceptiblement teinté de rose ; rien ny manquait. ? La jambe qui sattachait à ce pied et prenait, au reflet de la lampe, des luisants de marbre poli, était dune pureté et dun tour irréprochables. Gygès, absorbé dans sa contemplation, tout en comprenant la folie de Candaule, se disait que, si les dieux lui eussent accordé un pareil trésor, il aurait su le garder pour lui. « Eh bien ! Nyssia, vous ne venez pas dormir près de moi ? fit Candaule voyant que la reine ne se hâtait en aucune manière et désirant abréger la faction de Gygès. ? Si, mon cher seigneur, je vais avoir fini », répondit Nyssia. Et elle détacha le camée qui agrafait son péplum sur son épaule, ? il ne restait plus que la tunique à laisser tomber. ? Gygès, derrière la porte, sentait ses veines siffler dans ses tempes ; son cur battait si fort quil lui semblait quon dût lentendre de la chambre, et, pour en comprimer les pulsations, il appuyait sa main sur sa poitrine, et quand Nyssia, avec un mouvement dune grâce nonchalante, dénoua la ceinture de sa tunique, il crut que ses genoux allaient se dérober sous lui. Nyssia, ? était-ce un pressentiment instinctif, ou son épiderme entièrement vierge de regards profanes avait-il une susceptibilité magnétique si vive quil pût sentir le rayon dun il passionné, quoique invisible ? ? Nyssia parut hésiter à dépouiller cette tunique, dernier rempart de sa pudeur. Deux ou trois fois ses épaules, son sein et ses bras nus frémirent avec une contraction nerveuse, comme sils eussent été effleurés par laile dun papillon nocturne, ou comme si une lèvre insolente eût osé sen approcher dans lombre. Enfin, paraissant prendre sa résolution, elle jeta à son tour la tunique, et le blanc poème de son corps divin apparut tout à coup dans sa splendeur, tel que la statue dune déesse quon débarrasse de ses toiles le jour de linauguration dun temple. La lumière glissa en frissonnant de plaisir sur ses formes exquises et les enveloppa dun baiser timide, profitant dune occasion, hélas ! bien rare : les rayons éparpillés dans la chambre, dédaignant dilluminer des urnes dor, des agrafes de pierreries et des trépieds dairain, se concentrèrent tous sur Nyssia, laissant les autres objets dans lobscurité. ? Si nous étions un Grec du temps de Périclès, nous pourrions vanter tout à notre aise ces belles lignes serpentines, ces courbures élégantes, ces flancs polis, ces seins à servir de moule à la coupe dHébé ; mais la pruderie moderne ne nous permet pas de pareilles descriptions, car on ne pardonnerait pas à la plume ce quon permet au ciseau, et dailleurs il est des choses qui ne peuvent sécrire quen marbre. Candaule souriait dun air de satisfaction orgueilleuse. Dun pas rapide, comme toute honteuse dêtre si belle, nétant que la fille dun homme et dune femme, Nyssia se dirigea vers le lit, les bras croisés sur la poitrine ; mais, par un mouvement subit, elle se retourna avant de prendre place sur la couche à côté de son royal époux, et vit, à travers linterstice de la porte, flamboyer un il étincelant comme lescarboucle des légendes orientales ; car, sil était faux quelle eût la prunelle double et quelle possédât la pierre qui se trouve dans la tête des dragons, il était vrai que son regard vert pénétrait lombre comme le regard glauque du chat et du tigre. Un cri pareil à celui dune biche qui reçoit une flèche dans le flanc, au moment où elle rêve tranquille sous la feuillée, fut sur le point de lui jaillir du gosier ; pourtant elle eut la force de se contenir et sallongea auprès de Candaule, froide comme un serpent, les violettes de la mort sur les joues et sur les lèvres ; pas un de ses muscles ne tressaillit, pas une de ses fibres ne palpita, et bientôt sa respiration lente et régulière dut faire croire que Morphée avait distillé sur ses paupières le suc de ses pavots. Elle avait tout deviné et tout compris |