Théophile
Gautier 1811 - 1872
Le Roi Candaule
1844 - Chapitre II
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En notre qualité de poète, nous avons le droit de relever le flammeum couleur de safran qui enveloppait la jeune épouse, ? plus heureux en cela que les Sardiens qui, après toute une journée dattente, furent obligés de sen retourner chez eux, réduits, comme avant, aux simples conjectures. Nyssia était réellement au-dessus de sa réputation, quelque grande quelle fût ; il semblait que la nature se fût proposé, en la créant, daller jusquaux limites de sa puissance et de se faire absoudre de tous ses tâtonnements et de tous ses essais manqués. On eût dit quémue dun sentiment de jalousie à lendroit des merveilles futures des sculpteurs grecs, elle avait voulu, elle aussi, modeler une statue et faire voir quelle était encore la souveraine maîtresse en fait de plastique. Le grain de la neige, léclat micacé du marbre de Paros, la pulpe brillantée des fleurs de la balsamine donneraient une faible idée de la substance idéale dont était formée Nyssia. Cette chair si fine, si délicate, se laissait pénétrer par le jour et se modelait en contours transparents, en lignes suaves, harmonieuses comme de la musique. Selon la différence des aspects, elle se colorait de soleil ou de pourpre comme le corps aromal dune divinité, et semblait rayonner la lumière et la vie. Le monde de perfections que renfermait lovale noblement allongé de sa chaste figure, nul ne pourra le redire, ni le statuaire avec son ciseau, ni le peintre avec son pinceau, ni le poète avec son style, fût-il Praxitèle, Apelles ou Mimnerme. Sur son front uni, baigné par des ondes de cheveux rutilants semblables à lélectrum en fusion et saupoudrés de limaille dor, suivant la coutume babylonienne, siégeait, comme sur un trône de jaspe, linaltérable sérénité de la beauté parfaite. Pour ses yeux, sils ne justifiaient pas entièrement ce quen disait la crédulité populaire, ils étaient au moins dune étrangeté admirable ; des sourcils bruns dont les extrémités seffilaient gracieusement comme les pointes de larc dEros, et que rejoignait une ligne de henné, à la mode asiatique, de longues franges de cils aux ombres soyeuses, contrastaient vivement avec les deux étoiles de saphir roulant sur un ciel dargent bruni qui leur servaient de prunelles. Ces prunelles, dont la pupille était plus noire que latrament, avaient dans liris de singulières variations de nuances ; du saphir elles passaient à la turquoise, de la turquoise à laigue-marine, de laigue-marine à lambre jaune, et quelquefois, comme un lac limpide dont le fond serait semé de pierreries, laissaient entrevoir, à des profondeurs incalculables, des sables dor et de diamant, sur lesquels des fibrilles vertes frétillaient et se tordaient en serpents démeraudes. Dans ces orbes aux éclairs phosphoriques, les rayons des soleils éteints, les splendeurs des mondes évanouis, les gloires des olympes éclipsés semblaient avoir concentré leurs reflets ; en les contemplant, on se souvenait de léternité, et lon se sentait pris de vertige, comme en se penchant sur le bord de linfini. Lexpression de ces yeux extraordinaires nétait pas moins variable que leurs teintes. Tantôt, leurs paupières sentrouvrant comme les portes des demeures célestes, ils vous appelaient dans des élysées de lumière, dazur et de félicité ineffable, ils vous promettaient la réalisation de tous vos rêves de bonheur décuplés, centuplés, comme sils avaient deviné les secrètes pensées de votre âme ; tantôt, impénétrables comme des boucliers composés de sept lames superposées des plus durs métaux, ils faisaient tomber vos regards, flèches émoussées et sans force : dune simple inflexion de sourcil, dun seul tour de prunelle, plus fort que la foudre de Zeus, ils vous précipitaient, du haut de vos escalades les plus ambitieuses, dans des néants si profonds quil était impossible de sen relever. Typhon lui-même, qui se retourne sous lEtna, neût pu soulever les montagnes de dédain dont ils vous accablaient ; lon comprenait que, vécût-on mille olympiades, avec la beauté du blond fils de Létô, le génie dOrpheus, la puissance sans bornes des rois assyriens, les trésors des Kabires, des Tekhines et des Dactyles, dieux des richesses souterraines, on ne pourrait les ramener à une expression plus douce. Dautres fois ils avaient des langueurs si onctueuses et si persuasives, des effluves et des irradiations si pénétrants, que les glaces de Nestor et de Priam se seraient fondues à leur aspect, comme la cire des ailes dIcare en approchant des zones enflammées. Pour un de ces regards on eût trempé ses mains dans le sang de son hôte, dispersé aux quatre vents les cendres de son père, renversé les saintes images des dieux et volé le feu du ciel comme Prométhée, le sublime larron. Cependant leur expression la plus ordinaire, il faut le dire, était une chasteté désespérante, une froideur sublime, une ignorance de toute possibilité de passion humaine, à faire paraître les yeux de clair de lune de Phoebé et les yeux vert de mer dAthéné plus lubriques et plus provocants que ceux dune jeune fille de Babylone sacrifiant à la déesse Mylitta dans lenceinte de cordes de Succoth-Benoth. ? Leur virginité invincible paraissait défier lamour. Les joues de Nyssia, que nul regard humain navait profanées, excepté celui de Gygès, le jour du voile enlevé, avaient une fleur de jeunesse, une pâleur tendre, une délicatesse de grain et de duvet dont le visage de nos femmes, toujours exposées à lair et au soleil, ne peut donner lidée la plus lointaine ; la pudeur y faisait courir des nuages roses comme ceux que produirait une goutte dessence vermeille dans une coupe pleine de lait, et, quand nulle émotion ne les colorait, elles prenaient des reflets argentés, de tièdes lueurs, comme un albâtre éclairé par dedans. La lampe était son âme charmante, que laissait apercevoir la transparence de sa chair. Une abeille se fût trompée à sa bouche, dont la forme était si parfaite, les coins si purement arqués, la pourpre si vivace et si riche, que les dieux seraient descendus des maisons olympiennes pour leffleurer de leurs lèvres humides dimmortalité, si la jalousie des déesses ny eût mis bon ordre. Heureux lair qui passait par cette pourpre et ces perles, qui dilatait ces jolies narines si finement coupées et nuancées de tons rosés, comme la nacre des coquillages poussés par la mer sur les rives de Chypre aux pieds de la Vénus Anadyomène. Mais il y a comme cela une foule de bonheurs accordés à des choses qui ne peuvent les comprendre. ? Quel amant ne voudrait être la tunique de sa bien-aimée ou leau de son bain ? Telle était Nyssia, si lon peut se servir de ces mots après une description si vague de sa figure. ? Si nos brumeux idiomes du Nord avaient cette chaude liberté, cet enthousiasme brûlant du Schir-hasch-Schirim, peut-être par des comparaisons, en suscitant dans lesprit du lecteur des souvenirs de fleurs, de parfums, de musique et de soleil, en évoquant par la magie des mots tout ce que la création peut contenir dimages gracieuses et charmantes, nous eussions pu donner quelque idée de la physionomie de Nyssia ; ? mais il nest permis quà Salomon de comparer le nez dune belle femme à la tour du Liban qui regarde vers Damas. Et pourtant quy a-t-il de plus important au monde que le nez dune belle femme ? Si Hélène, la blanche Tyndaride, eût été camarde, la guerre de Troie eût-elle eu lieu ? Et si Sem Rami navait eu le profil dune régularité parfaite, eût-elle séduit le vieux monarque de Nin-Nevet, et ceint son front de la mitre de perles, signe du pouvoir suprême ? Candaule, bien quil eût fait amener dans ses palais les plus belles esclaves de Sour, dAscalon, de Sogd, de Sakkes, de Ratsaf, les plus célèbres courtisanes dEphèse, de Pergame, de Smyrne et de Chypre, fut complètement fasciné par les charmes de Nyssia... Il navait pas même soupçonné jusque-là lexistence dune pareille perfection. Libre, en sa qualité dépoux, de se plonger dans la contemplation de cette beauté, il se sentit pris déblouissements et de vertige, comme quelquun qui se penche sur labîme ou fixe ses yeux sur le soleil ; il éprouva une espèce de délire de possession, comme un prêtre ivre du dieu qui le remplit. Toute autre pensée disparut de son âme, et lunivers ne lui apparut plus que comme un brouillard vague où rayonnait le fantôme étincelant de Nyssia. Son bonheur tournait à lextase, et son amour à la folie. Parfois sa félilicité leffrayait. Nêtre quun misérable roi, que le descendant lointain dun héros devenu dieu à force de fatigues, quun homme vulgaire fait de chair et dos, et, sans avoir rien fait pour le mériter, sans même avoir, comme son aïeul, étouffé quelque hydre et déchiré quelque lion, jouir dun bonheur dont Zeus, à la chevelure ambrosienne, serait à peine digne, tout maître de lOlympe quil est ! Il avait, en quelque sorte, honte daccaparer un si riche trésor pour lui seul, de faire au monde le vol de cette merveille, et dêtre le dragon écaillé et griffu qui gardait le type vivant de lidéal des amoureux, des sculpteurs et des poètes. ? Tout ce quils avaient rêvé dans leurs aspirations, leurs mélancolies et leurs désespoirs, il le possédait, lui, Candaule, pauvre tyran de Sardes, ayant à peine quelques misérables coffres pleins de perles, quelques citernes remplies de pièces dor et trente ou quarante mille esclaves achetés ou enlevés à la guerre ! La félicité était trop grande pour Candaule, et la force quil eût sans doute trouvée pour supporter linfortune lui manqua pour le bonheur. ? Sa joie débordait de son âme, comme leau dun vase sur le feu, et, dans lexaspération de son enthousiasme pour Nyssia, il en était venu à la désirer moins timide et moins pudique, car il lui en coûtait de garder pour lui seul le secret dune telle beauté. « Oh ! se disait-il pendant les rêveries profondes qui occupaient tout le temps quil ne passait pas auprès de la reine, létrange sort que le mien ! ? Je suis malheureux de ce qui ferait le bonheur de tout autre époux. Nyssia ne veut pas sortir de lombre du gynécée, et refuse, dans sa pudeur barbare, de relever son voile devant dautres que moi. Pourtant, avec quel enivrement dorgueil mon amour la verrait rayonnante et sublime, debout sur le haut de lescalier royal, dominer mon peuple à genoux, et faire évanouir, comme laurore qui se lève, toutes les pâles étoiles qui pendant la nuit sétaient crues des soleils ! ? Orgueilleuses Lydiennes, qui pensez être belles, vous ne devez quà la réserve de Nyssia de ne pas paraître, même à vos amants, aussi laides que les esclaves de Nahasi et de Kousch aux yeux obliques, aux lèvres épatées. Si une seule fois elle traversait les rues de Sardes le visage découvert, vous auriez beau tirer vos adorateurs par le pan de leur tunique, aucun deux ne retournerait la tête, ou, sil le faisait, il vous demanderait votre nom, tant il vous aurait profondément oubliées. Ils iraient se précipiter sous les roues dargent de son char pour avoir la volupté dêtre écrasés par elle, comme ces dévots de lIndus qui pavent de leurs corps le chemin de leur idole. Et vous, déesses qua jugées Pâris-Alexandre, si Nyssia avait concouru, aucune de vous neût emporté la pomme, pas même Aphrodite, malgré son ceste et la promesse de faire aimer le berger-arbitre par la plus belle femme du monde !... Penser quune semblable beauté nest pas immortelle, hélas ! et que les ans altéreront ces lignes divines, cet admirable hymne de formes, ce poème dont les strophes sont des contours, et que nul au monde na lu et ne doit lire que moi ; être seul dépositaire dun si splendide trésor ! ? Au moins, si je savais, à laide des lignes et des couleurs, imitant le jeu de lombre et de la lumière, fixer sur le bois un reflet de ce visage céleste ; si le marbre nétait pas rebelle à mon ciseau, comme dans la veine la plus pure du Paros ou du Pentélique je taillerais un simulacre de ce corps charmant, qui ferait tomber de leurs autels les vaines effigies des déesses ! Et plus tard, lorsque sous le limon des déluges, sous la poussière des villes dissoutes, les hommes des âges futurs rencontreraient quelque morceau de cette ombre pétrifiée de Nyssia, ils se diraient « Voilà donc comment étaient faites les femmes de ce monde disparu ! » Et ils élèveraient un temple pour loger le divin fragment. Mais je nai rien quune admiration stupide et un amour insensé ! Adorateur unique dune divinité inconnue, je ne possède aucun moyen de répandre son culte sur la terre ! » Ainsi, dans Candaule, lenthousiasme de lartiste avait éteint la jalousie de lamant ; ladmiration était plus forte que lamour. Si, au lieu de Nyssia, fille du satrape Mégabaze, tout imbue didées orientales, il eût épousé quelque Grecque dAthènes ou de Corinthe, nul doute quil neût fait venir à sa cour les plus habiles dentre les peintres et les sculpteurs, et ne leur eût donné la reine pour modèle, comme plus tard le fit Alexandre le Grand pour Campaspe, sa favorite, qui posa nue devant Apelles. Cette fantaisie neût rencontré aucune résistance dans une femme dun pays où les plus chastes se glorifiaient davoir contribué, celles-là pour le dos, celles-ci pour le sein, à la perfection dune statue célèbre. Mais cétait à peine si la farouche Nyssia consentait à déposer ses voiles dans lombre discrète du thalamus, et les empressements du roi la choquaient, à vrai dire, plus quils ne la charmaient. Lidée du devoir et de la soumission quune femme doit à son mari la faisait seule céder quelquefois à ce quelle appelait les caprices de Candaule. Souvent il la priait de laisser couler sur ses épaules les flots de ses cheveux, fleuve dor plus opulent que le Pactole, de poser sur son front une couronne de lierre et de tilleul, comme une bacchante du Ménale, de se coucher sur une peau de tigre aux dents dargent, aux yeux de rubis, à peine couverte dun nuage de tissu plus fin que du vent tramé, ou de se tenir debout dans une conque de nacre, faisant pleuvoir de ses tresses une rosée de perles au lieu de gouttes deau de mer. Quand il avait trouvé la place la plus favorable, il sabsorbait dans une muette contemplation ; sa main, traçant en lair de vagues contours, semblait esquisser quelque projet de tableau, et il serait resté ainsi des heures entières, si Nyssia, bientôt lasse de son rôle de modèle, ne lui eût rappelé dun ton froid et dédaigneux que de pareils amusements étaient indignes de la majesté royale et contraires aux saintes lois du mariage. « Cest ainsi, disait-elle en se retirant, drapée jusquaux yeux, dans les plus mystérieuses retraites de son appartement, que lon traite une maîtresse et non une femme honnête et de race noble ». Ces sages remontrances ne corrigeaient pas Candaule, dont la passion saugmentait en raison inverse de la froideur que lui montrait la reine. Et il en vint à ce point de ne plus pouvoir garder pour lui les chastes secrets de la couche nuptiale. Il lui fallut un confident comme à un prince de tragédie moderne. Il nalla pas, comme vous le pensez bien, choisir un philosophe rébarbatif, à la mine renfrognée, laissant tomber un flot de barbe grise et blanche sur un manteau percé de trous orgueilleux, ni un guerrier ne parlant que de balistes, de catapultes et de chars armés de faux, ni un Eupatride sentencieux plein de conseils et de maximes politiques, mais bien Gygès, ? que sa renommée galante devait faire passer pour un connaisseur en matière de femmes. Un soir, il lui posa la main sur lépaule dun air plus familier et plus cordial que de coutume, et, lui jetant un coup dil significatif, il fit quelques pas et se sépara du groupe de courtisans en disant à haute voix : « Gygès, viens donc me donner ton avis sur mon effigie que les sculpteurs de Sicyone ont achevé tout récemment de tailler dans le bas-relief généalogique où sont inscrits mes aïeux. ? O roi ! tes connaissances sont supérieures à celles de ton humble sujet, et je ne sais comment reconnaître lhonneur que tu me fais en me daignant consulter », répondit Gygès avec un signe dassentiment. Candaule et son favori parcoururent plusieurs salles décorées dans le goût hellénique, où lacanthe de Corinthe, la volute dIonie fleurissaient et se contournaient au chapiteau des colonnes, où les frises étaient peuplées de figurines en ouvrage de plastique polychrome représentant des processions et des sacrifices, et arrivèrent enfin dans une partie reculée de lancien palais dont les murailles étaient formées de pierres à angles irréguliers et jointes sans ciment à la manière cyclopéenne. Cette vieille architecture avait des proportions colossales et un caractère formidable. Le génie démesuré des anciennes civilisations de lOrient y était lisiblement écrit, et rappelait les débauches de granit et de briques de lEgypte et de lAssyrie. ? Quelque chose de lesprit des anciens architectes de la tour de Lylacq survivait dans ces piliers trapus, aux profondes cannelures torses, dont le chapiteau était composé de quatre têtes de taureau affrontées et reliées entre elles par des nuds de serpents qui semblaient vouloir les dévorer, obscur emblème cosmogonique dont le sens nétait déjà plus intelligible et qui était descendu dans la tombe avec les hiérophantes des siècles précédents. ? Les portes navaient ni la forme carrée ni la forme ronde : elles décrivaient une espèce dogive assez semblable à la mitre des mages et augmentant encore par cette bizarrerie le caractère de la construction. Cette portion du palais formait comme une espèce de cour entourée dun portique dont le bas-relief généalogique auquel Candaule avait fait allusion ornait larchitrave. Au milieu, lon voyait Héraclès, le haut du corps découvert, assis sur un trône, les pieds sur un escabeau, selon le rite pour la représentation des personnes divines. Ses proportions colossales neussent dailleurs laissé aucun doute sur son apothéose ; la rudesse et la grossièreté archaïques du travail, dû au ciseau de quelque artiste primitif, lui donnaient un air de majesté barbare, une grandeur sauvage plus analogue peut-être au caractère de ce héros tueur de monstres, que ne leût été louvrage dun sculpteur consommé dans son art. A la droite du trône, se tenaient Alcée, fils du héros et dOmphale, Ninus, Bélus, Argon, premiers rois de la dynastie des Héraclides, puis toute la suite des rois intermédiaires, dont les derniers étaient Ardys, Alyatte, Mélès ou Myrsus, père de Candaule, et enfin Candaule lui-même. Tous ces personnages, à la chevelure tressée en cordelettes, à la barbe tournée en spirale, aux yeux obliques, à lattitude anguleuse, aux gestes gênés et contraints, semblaient avoir une espèce de vie factice due aux rayons du soleil couchant et à la couleur rougeâtre dont le temps revêt les marbres dans les climats chauds. ? Les inscriptions en caractères antiques gravées auprès deux, en manière de légendes, ajoutaient encore à la singularité mystérieuse de cette longue procession de figures aux accoutrements étranges et barbares. Par un hasard que Gygès ne put sempêcher de remarquer, la statue de Candaule se trouvait précisément occuper la dernière place disponible à la gauche dHéraclès. ? Le cycle dynastique était fermé, et, pour loger les descendants de Candaule, il eût fallu de toute nécessité élever un nouveau portique et recommencer un nouveau bas-relief. Candaule, dont le bras reposait toujours sur lépaule de Gygès, fit en silence le tour du portique ; il semblait hésiter à entrer en matière et avoir tout à fait oublié le prétexte sous lequel il avait amené son capitaine des gardes dans cet endroit solitaire. « Que ferais-tu, Gygès, dit enfin Candaule, rompant ce silence pénible pour tous deux, si tu étais plongeur et que du sein verdâtre de lOcéan tu eusses retiré une perle parfaite, dun éclat et dune pureté incomparables, dun prix à épuiser les plus riches trésors ? ? Je lenfermerais, répondit Gygès, un peu surpris de cette brusque question, dans une boîte de cèdre revêtue de lames de bronze, et je lenfouirais dans un lieu désert, sous une roche déplacée, et de temps à autre, lorsque je serais sûr de nêtre vu de personne, jirais contempler mon précieux joyau et admirer les couleurs du ciel se mêlant à ses teintes nacrées. ? Et moi, reprit Candaule, lil illuminé denthousiasme, si je possédais ce si riche bijou, je voudrais lenchâsser dans mon diadème, loffrir librement à tous les regards, à la pure lumière du soleil, me parer de son éclat et sourire dorgueil en entendant dire : « Jamais roi dAssyrie ou de Babylone, jamais tyran grec ou trinacrien na possédé une perle dun aussi bel orient que Candaule, fils de Myrsus et descendant dHéraclès, roi de Sardes et de Lydie ! A côté de Candaule, Midas, qui changeait tout en or, nest quun mendiant aussi pauvre quIrus ». Gygès écoutait avec étonnement les discours de Candaule et cherchait à pénétrer le sens caché de ces divagations lyriques. Le roi semblait être dans un état dexcitation extraordinaire : ses yeux étincelaient denthousiasme, une teinte dun rosé fébrile couvrait ses joues, ses narines enflées aspiraient lair fortement. « Eh bien ! Gygès, continua Candaule sans paraître remarquer lair inquiet de son favori, je suis ce plongeur. Dans ce sombre océan humain où sagitent confusément tant dêtres manqués et mal venus, tant de formes incomplètes ou dégradées, tant de types dune laideur bestiale, ébauches malheureuses de la nature qui sessaye, jai trouvé la beauté pure, radieuse, sans tache, sans défaut, lidéal réel, le rêve accompli, une forme que jamais peintre ni sculpteur nont pu traduire sur la toile ou dans le marbre : ? jai trouvé Nyssia ! ? Bien que la reine ait la pudeur craintive des femmes de lOrient, et que nul homme, excepté son époux, nait vu les traits de son visage, la renommée aux cent langues et aux cent oreilles a publié partout ses louanges, dit Gygès en sinclinant avec respect. ? Des bruits vagues, insignifiants. On dit delle, comme de toutes les femmes qui ne sont pas précisément laides, quelle est plus belle quAphrodite ou quHélène ; mais personne ne peut soupçonner, même lointainement, une pareille perfection. En vain jai supplié Nyssia de paraître sans voile dans quelque fête publique, dans quelque sacrifice solennel, ou de se montrer un instant accoudée sur la terrasse royale, donnant à son peuple limmense bienfait dun de ses aspects, lui faisant la prodigalité dun de ses profils, plus généreuse en cela que les déesses, qui ne laissent voir à leurs adorateurs que de pâles simulacres dalbâtre et divoire. Elle na jamais voulu y consentir. ? Chose étrange, et que je rougirais de tavouer, cher Gygès : autrefois jai été jaloux ; jaurais voulu cacher mes amours à tous les yeux ; nulle ombre nétait assez épaisse, nul mystère assez impénétrable. Maintenant je ne me reconnais plus, je nai ni les idées de lamant ni celles de lépoux ; mon amour sest fondu dans ladoration comme une cire légère dans un brasier ardent. Tous les sentiments mesquins de jalousie ou de possession se sont évanouis. Non, luvre la plus achevée que le ciel ait donnée à la terre depuis le jour où Prométhée appliqua la flamme sous la mamelle gauche de la statue dargile, ne peut être tenue ainsi dans lombre glaciale du gynécée ! ? Si je mourais, le secret de cette beauté demeurerait donc à jamais enseveli sous les sombres draperies du veuvage ! ? Je me trouve coupable en la cachant comme si javais le soleil chez moi et que je lempêchasse déclairer le monde. ? Et quand je pense à ces lignes harmonieuses, à ces divins contours, que jose à peine effleurer dun baiser timide, je sens mon cur près déclater, je voudrais quun il ami pût partager mon bonheur et, comme un juge sévère à qui lon fait voir un tableau, reconnaître après un examen attentif quil est irréprochable et que le possesseur na pas été trompé par son enthousiasme. ? Oui, souvent, je me suis senti tenté décarter dune main téméraire ces tissus odieux ; mais Nyssia, dans sa chasteté farouche, ne me le pardonnerait pas. Et cependant, je ne puis porter seul une si grande félicité, il me faut un confident de mes extases, un écho qui réponde à mes cris dadmiration, ? et ce sera toi ! » Ayant dit ces mots, Candaule disparut brusquement par un passage secret. Gygès, resté seul, ne put sempêcher de faire la remarque du concours dévénements qui semblaient le mettre toujours sur le chemin de Nyssia. ? Un hasard lui avait fait connaître sa beauté murée à tous les yeux ; entre tant de princes et de satrapes elle avait épousé précisément Candaule, le roi quil servait, et, par un caprice étrange quil ne pouvait sempêcher de trouver presque fatal, ce roi venait faire, à lui Gygès, des confidences sur cette créature mystérieuse que personne napprochait, et voulait absolument achever louvrage de Borée dans la plaine de Bactres. La main des dieux nétait-elle pas visible dans toutes ces circonstances ? ? Ce spectre de beauté, dont le voile se soulevait peu à peu comme pour lenflammer, ne le conduisait-il pas sans quil sen doutât vers laccomplissement de quelque grand destin ? ? Telles étaient les questions que se posait Gygès ; mais, ne pouvant percer lavenir obscur, il résolut dattendre les événements et sortit de la cour des portraits, où lombre commençait à sentasser dans les angles et à rendre de plus en plus bizarres et menaçantes les effigies des ancêtres de Candaule. Etait-ce un simple jeu de lumière ou une illusion produite par cette inquiétude vague que cause aux curs les plus fermes larrivée de la nuit dans les monuments antiques ? Gygès, au moment de dépasser le seuil, crut avoir entendu de sourds gémissements sortir des lèvres de pierre du bas-relief, et il lui sembla quHéraclès faisait dénormes efforts pour dégager sa massue de granit. |