Théophile
Gautier 1811 - 1872
La toison d'or
Chapitre VI
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Le logis de Tiburce étonna beaucoup la jeune Anversoise, accoutumée à la rigidité et à lexactitude flamande ; ce mélange de luxe et dabandon renversait toutes ses idées. Ainsi une housse de velours incarnadin était jetée sur une méchante table boiteuse ; de magnifiques candélabres du goût le plus fleuri, qui neussent pas déparé le boudoir dune maîtresse de roi, ne portaient que de misérables bobèches de verre commun que la bougie avait fait éclater en brûlant jusquà la racine ; un pot de la Chine dune pâte admirable et du plus grand prix avait reçu un coup de pied dans le ventre, et des points de suture en fil de fer maintenaient ses morceaux étoilés ; des gravures très-rares et avant la lettre étaient accrochées au mur par des épingles ; un bonnet grec coiffait une Vénus antique, et une multitude dustensiles incongrus, tels que pipes turques, narguilés, poignards, yatagans, souliers chinois, babouches indiennes encombraient les chaises et les étagères. La soigneuse Gretchen neut pas de repos que tout cela ne fût nettoyé, accroché, étiqueté ; comme Dieu, qui tira le monde du chaos, elle tira de ce fouillis un délicieux appartement. Tiburce, qui avait lhabitude de son désordre, et qui savait parfaitement où les choses ne devaient pas être, eut dabord peine à sy retrouver ; mais il finit par sy faire. Les objets quil dérangeait retournaient à leur place comme par enchantement. Il comprit, pour la première fois, le confortable. Comme tous les gens dimagination, il négligeait les détails. La porte de sa chambre était dorée et couverte darabesques, mais elle navait pas de bourrelet ; en vrai sauvage quil était, il aimait le luxe et non le bien-être ; il eût porté, comme les Orientaux, des vestes de brocart dor doublées de toile à torchon. Cependant, quoiquil parût prendre goût à ce train de vie plus humain et plus raisonnable, il était souvent triste et préoccupé ; il restait des journées entières sur son divan, flanqué de deux piles de coussins, sans sonner mot, les yeux fermés et les mains pendantes ; Gretchen nosait linterroger, tant elle avait peur de sa réponse. La scène de la cathédrale était restée gravée dans sa mémoire en traits douloureux et ineffaçables. Il pensait toujours à la Madeleine dAnvers, labsence la lui faisait plus belle : il la voyait devant lui comme une lumineuse apparition. Un soleil idéal criblait ses cheveux de rayons dor, sa robe avait des transparences démeraude, ses épaules scintillaient comme du marbre de Paros. Ses larmes sétaient évaporées, et la jeunesse brillait dans toute sa fleur sur le duvet de ses joues vermeilles ; elle semblait tout à fait consolée de la mort du Christ, dont elle ne soutenait plus le pied bleuâtre quavec négligence, et détournait la tête du côté de son amant terrestre ; les contours sévères de la sainteté samollissaient en lignes ondoyantes et souples ; la pécheresse reparaissait à travers la repentie ; sa gorgerette flottait plus librement, sa jupe bouffait à plis provoquants et mondains, ses bras se déployaient amoureusement et comme prêts à saisir une proie voluptueuse. La grande sainte devenait courtisane et se faisait tentatrice. Dans un siècle plus crédule, Tiburce aurait vu là quelque sombre machination de celui qui va rôdant, quaerens quem devoret ; il se serait cru la griffe du diable sur lépaule et bien dûment ensorcelé. Comment se fait-il que Tirburce, aimé dune jeune fille charmante, simple desprit, spirituelle de cur, ayant la beauté, linnocence, la jeunesse, tous les vrais dons qui viennent de Dieu et que nul ne peut acquérir, sentête à poursuivre une folle chimère, un rêve impossible, et comment cette pensée si nette et si puissante a-t-elle pu arriver à ce degré daberration ? Cela se voit tous les jours ; navons-nous pas chacun dans notre sphère été aimés obscurément par quelque humble cur, tandis que nous cherchions de plus hautes amours ? navons-nous pas foulé aux pieds une pâle violette au parfum timide, en cheminant les yeux baissés vers une étoile brillante et froide qui nous jetait son regard ironique de fond de linfini ? labîme na-t-il pas son magnétisme et limpossible sa fascination ? Un jour, Tiburce entra dans la chambre de Gretchen portant un paquet, il en tira une jupe et un corsage à la mode antique, en satin vert, une chemisette de forme surannée et un fil de grosses perles. Il pria Grtechen de se revêtir de ces habits qui ne pouvaient manquer de lui aller à ravir et de les garder dans la maison ; il lui dit par manière dexplication quil aimait beaucoup les costumes du seizième siècle, et quen se prêtant à cette fantaisie elle lui ferait un plaisir extrême. Vous pensez bien quune jeune fille ne se fait guère prier pour essayer une robe neuve : elle fut bientôt habillée, et, quand elle entra dans le salon, Tiburce ne put retenir un cri de surprise et dadmiration. Seulement il trouva quelque chose à redire à la coiffure, et, délivrant les cheveux pris dans les dents du peigne, il les étala par larges boucles sur les épaules de Gretchen comme ceux de la Madeleine de la Descente de croix. Cela fait, il donna un tour différent à quelques plis de la jupe, lâcha les lacets du corsage, fripa la gorgerette trop roide et trop empesée ; et, reculant de quelques pas, il contempla son uvre. Vous avez sans doute, à quelque représentation extraordinaire, vu ce quon appelle des tableaux vivants. On choisit les plus belles actrices du théâtre, on les habille et on les pose de manière à reproduire une peinture connue : Tiburce venait de faire le chef duvre du genre, vous eussiez dit un morceau découpé de la toile de Rubens. Gretchen fit un mouvement. Ne bouge pas, tu vas perdre la pose ; tu es si bien ainsi ! cria Tiburce dun ton suppliant. La pauvre fille obéit et resta immobile pendant quelques minutes. Quand elle se retourna, Tiburce saperçut quelle avait le visage baigné de larmes. Tiburce sentit quelle savait tout. Les larmes de Gretchen coulaient silencieusement le long de ses joues, sans contraction, sans efforts, comme des perles qui débordaient du calice trop plein de ses yeux, délicieuses fleurs dazur dune limpidité céleste : la douleur ne pouvait troubler lharmonie de son visage, et ses larmes étaient plus gracieuses que le sourire des autres. Gretchen essuya ses pleurs avec le dos de sa main, et, sappuyant sur le bras dun fauteuil, elle dit dune voix amollie et trempée démotion : Oh ! Tiburce, que vous mavez fait souffrir ! Une jalousie dune espèce nouvelle me torturait le cur ; quoique je neusse pas de rivale, jétais cependant trahie : vous aimiez une femme peinte, elle avait vos pensées, vos rêves, elle seule vous paraissait belle, vous ne voyiez quelle au monde ; abîmée dans cette folle contemplation, vous ne vous aperceviez seulement pas que javais pleuré. Moi qui avais cru un instant être aimée de vous, tandis que je nétais quune doublure, une contre-épreuve de votre passion ! Je sais bien quà vos yeux je ne suis quune petite fille ignorante qui parle français avec un accent allemand qui vous fait rire ; ma figure vous plaît comme souvenir de votre maîtresse idéale : vous voyez en moi un joli mannequin que vous drapez à votre fantaisie ; mais, je vous le dis, le mannequin souffre et vous aime Tiburce essaya de lattirer sur son cur, mais elle se dégagea et continua : Vous mavez tenu de ravissants propos damour, vous mavez appris que jétais belle et charmante à voir, vous avez loué mes mains et prétendu quune fée nen avait pas de plus mignonnes, vous avez dit de mes cheveux quils valaient mieux que le manteau dor dune princesse, et de mes yeux que les anges descendaient du ciel pour sy mirer, et quils y restaient si longtemps quils sattardaient et se faisaient gronder par le bon Dieu ; et tout cela avec une voix douce et pénétrante, un accent de vérité à tromper de plus expérimentées : Hélas ! ma ressemblance avec la Madeleine du tableau vous allumait limagination et vous prêtait cette éloquence factice ; elle vous répondait par ma bouche ; je lui prêtais la vie qui lui manque, et je servais à compléter votre illusion. Si je vous ai donné quelques moments de bonheur, je vous pardonne le rôle que vous mavez fait jouer. Après tout, ce nest pas votre faute si vous ne savez pas aimer, si limpossible seul vous attire, si vous navez envie que de ce que vous ne pouvez atteindre. Vous avez lambition de lamour, vous vous trompez sur vous-même, vous naimerez jamais. Il vous faut la perfection, lidéal et la poésie ; tout ce qui nexiste pas. Au lieu daimer dans une femme lamour quelle a pour vous, de lui savoir gré de son dévoûment et du don de son âme, vous cherchez si elle ressemble à cette Vénus de plâtre qui est dans votre cabinet. Malheur à elle, si la ligne de son front na pas la coupe désirée ! Vous vous inquiétez du grain de sa peau, du ton de ses cheveux, de la finesse de ses poignets et de ses chevilles, de son cur, jamais. Vous nêtes pas amoureux, mon pauvre Tiburce, vous nêtes quun peintre. Ce que vous avez pris pour de la passion nétait que de ladmiration pour la forme et la beauté ; vous étiez épris du talent de Rubens, et non de la Madeleine ; votre vocation de peintre sagitait confusément en vous et produisait ces élans désordonnés dont vous nétiez pas le maître. De là viennent toutes les dépravations de votre fantaisie. Jai compris cela, parce que je vous aimais. Lamour est le génie des femmes, leur esprit ne sabsorbe pas dans une égoïste contemplation ! depuis que je suis ici jai feuilleté vos livres, jai relu vos poëtes, je suis devenue presque savante. Le voile mest tombé des yeux. Jai deviné bien des choses que je naurais jamais soupçonnées. Ainsi jai pu lire clairement dans votre cur. Vous avez dessiné autrefois, reprenez vos pinceaux. Vous fixerez vos rêves sur la toile, et toutes ces grandes agitations se calmeront delles-mêmes. Si je ne puis être votre maîtresse, je serai du moins votre modèle. Elle sonna et dit au domestique dapporter un chevalet, des couleurs et des brosses. Quand le domestique eut tout préparé, la chaste fille fit tomber ses vêtements avec une impudeur sublime, et, relevant ses cheveux comme Aphrodite sortant de la mer, elle se tint debout sous le rayon lumineux. Ne suis-je pas aussi belle que votre Vénus de Milo ? dit-elle avec une petite moue délicieuse. Au bout de deux heures la tête vivait déjà et sortait à demi de la toile : en huit jours, tout fut terminé. Ce nétait pas cependant un tableau parfait ; mais un sentiment exquis délégance et de pureté, une grande douceur de tons et la noble simplicité de larrangement le rendaient remarquable, surtout pour les connaisseurs. Cette svelte figure blanche et blonde se détachant sans effort sur le double azur du ciel et de la mer, et se présentant au monde souriante et nue, avait un reflet de poésie antique et faisait penser aux belles époques de la sculpture grecque. Tiburce ne se souvenait déjà plus de la Madeleine dAnvers, Eh bien ! dit Gretchen, êtes-vous content de votre modèle ? Quand veux-tu publier nos bans ? Je serai la femme dun grand peintre, dit-elle en sautant au cou de son amant ; mais noubliez pas, monsieur, que cest moi qui ai découvert votre génie, ce précieux diamant, moi, la petite Gretchen de la rue Kipdorp! |