Théophile
Gautier (1845)
Salon 1845
Principes de lédition :
Cette transcription du Salon de 1845 est loeuvre de Valérie
Pythoud qui a préparé un
Mémoire de maîtrise sur ce texte, sous la direction de
François Brunet, de lUniversité
Paul Valéry (Montpellier III).
Lorthographe dépoque est conservée ; on
ne sétonnera donc pas des terminaisons
ans ou ens, là où aujourdhui nous mettons
ants et ents ; nous avons aussi conservé
les graphies maitre, fusin, horison, ame, grace (lusage de laccent
circonflexe est plutôt
parcimonieux dans ce texte) , les traits dunion dans tout-à-fait
et moyen-âge, les formes
juxta-posé, contre-basse, grifonage, chuchotter, sanglotter,
gauffré et gauffrure,
iératique, agathe, nayade, syphon, payen, dyptique, tryptique
etc. qui sont dans
loriginal et qui sont fautives. Mais seules les évidentes
erreurs typographiques (lettres
sautées) ont été corrigées. En revanche,
nous laissons le barbarisme hight life (8e
article).
Nous corrigeons aussi les noms propres défigurés : ainsi,
nous transcrivons Flandrin, là
où on trouve constamment écrit Flandin (dans le 4e article),
Amaury-Duval là où lon
trouve Amaury Duval..
SALON de 1845
Feuilleton de la PRESSE
DU 11 MARS 1845.
__________
SALON DE 1845.
(1er article.)
Le Jury Tableaux refusés.
Le salon va souvrir le 15 de ce mois. Nous ne savons
encore de
lexposition que ces vagues rumeurs datelier que chacun
colporte, et nous
ne pouvons dire si dans son ensemble elle est inférieure ou
supérieure à
lexposition précédente. Si nous commençons
dès aujourdhui notre
revue, cest quon ne saurait trop se hâter de stigmatiser
les actions
honteuses et niaises qui déshonorent également ceux
qui les commettent et
le pays qui les souffre. Le jury a fait cette année
ce quil fait tous les
ans. Il est ennuyeux de dire toujours la même chose,
mais puisque cest
toujours la même chose, il faut bien dire toujours la même
chose. Quon
nous permette demprunter cette phrase amphigouriquement naïve
au Don
Juan de Molière ; nous demandons pardon au public de cette
éternelle
Théophile Gautier Salon (1845) 4
rabâcherie : Quil sen prenne à ces
messieurs.
Ils ont refusé à Delacroix lEducation de la Vierge
et une Madeleine ;
une Cléopâtre à M. Théodore Chassériau
; à Riesener, une Nativité de
Marie et des pastels charmans ; à Paul Huet, deux paysages
qui
peuvent être comptés au nombre de ses meilleurs ;
à M. Lévêque, une
statue, etc., etc.
Cela nest-il pas manquer à la décence publique,
insulter au bon sens
général, donner un ridicule à la France ?
Comment ! vous refusez
dadmettre un tableau de M. Eugène Delacroix ! Doù
sortez-vous ? où
passez-vous votre vie, pour être si étrangers à
tout ce qui sest fait depuis
vingt ans ? Vous ne respirez donc pas lair qui remplit
nos poumons ?
Quelque sorcier malfaisant vous a donc tenus prisonniers dans
une
bouteille de verre, au fond de quelque laboratoire poudreux et rempli
de
toiles daraignée ? On ne peut expliquer autrement
labsurdité dun
semblable refus.
Eh bien ! puisque vous ne paraissez pas le savoir, mes chers
messieurs,
nous vous apprendrons une chose, cest que M. Eugène Delacroix
est un
des plus fiers peintres de lécole française, quil
est lhonneur et la gloire
dun grand pays, quil a eu et quil a une puissante
influence sur lart de
son temps, et quil figurera dans ce Louvre doù
vous le repoussez, à côté
de Rubens, du Tintoret, de Titien, de Murillo, et soutiendra sans
pâlir le
voisinage des plus ardentes peintures. Cette Education de la
Vierge,
cette Madeleine, honorées de vos boules noires, seront suspendues
au plus
beau jour, parmi les chefs-doeuvre, pour servir de modèle
aux jeunes
peintres de lavenir. Si M. Eugène Delacroix daignait
vous donner des
leçons, vous devriez vous estimer trop heureux de les recevoir,
bien loin
de vous arroger le droit de porter un jugement sur une de ses toiles.
Qui
de vous peut dire à un homme de cette force quil sest
trompé ? Ses
erreurs même ne valent-elles pas mieux que vos chefs-doeuvre
? Sil
tombe, cest de haut, et votre plus long essor nest jamais
arrivé au niveau
de ses chutes. Il lui plairait de prendre un charbon et den
crayonner un
panneau en quatre coups, quil faudrait recevoir ce griffonage
si son nom
était au bas ; dans ce trait où vous ne voyez
rien, loeil intelligent
découvre un poème. Quand un artiste aussi fin,
aussi nerveux, aussi
impressionnable que M. Delacroix envoie une peinture au Salon, cest
quil y a quelque chose dans cette peinture. Ce qui le
satisfait, lui, peut
bien vous satisfaire, vous. Ne soyez pas plus délicats
quil ne lest sur sa
gloire.
Cet homme que vous gourmandez et que vous mettez en pénitence
comme
un écolier qui na pas bien réussi son oeil au
pointillé, a produit depuis
Théophile Gautier Salon (1845) 5
vingt ans une foule de chefs-doeuvre qui remplissent les palais,
les églises,
les monuments publics et les musées. La salle du Trône
de la chambre
des députés a été couverte par lui de
peintures murales qui le disputent aux
plus splendides fresques vénitiennes, et que les peintres étrangers
viennent
étudier avec amour et respect. Il a fait, daprès
le Dante, à la Bibliothèque
de la chambre des pairs, lElysée des Poètes, que
signeraient les maîtres
dItalie et de Flandre. Le musée du Luxembourg
compte entre ses plus
fins joyaux quatre toiles de lui : le Massacre de Scio, la Barque
du Dante,
la Noce juive et les Femmes dAlger, quon peut égaler
aux Paul-Véronèse
les plus fins, les plus argentés. Saint Denis du St-Sacrement
possède
une Pieta de sa main dune désolation et dun désespoir
que ne
dépasseraient pas les plus sombres Espagnols. Le Passage
du Pont de
Taillebourg est dans contredit la plus belle page du musée
de Versailles
pour lénergie du dessin, la férocité de
la touche et la fureur de
lexécution : la toile hurle et saigne. M. le duc
dOrléans, ce prince si
regrettable, sétait fait une galerie charmante avec les
tableaux refusés de
M. Delacroix.
Nous ne parlons ici que de ses peintures en quelque sorte officielles.
Que
serait-ce, si nous rappelions toutes les oeuvres si diverses et pourtant
toujours si reconnaissables de ce grand artiste ! Le Sardanapale,
couché sur son lit supporté par des éléphans,
et dont la tête fière, quoique
efféminée, respire la dédaigneuse mélancolie
des poèmes de lord Byron ;
la Liberté de Juillet, le Massacre de lévêque
de Liège, cette mêlée
étincelante et sombre, merveille de composition et de mouvement
; le
Christ au jardin des Oliviers, dun effet si triste et si douloureux
; le
Giaour et le Tasse dans la prison des fous. Cette terrible
Barque de
Don Juan, plus effrayante et plus vraie que la Méduse de Géricault
; le
Triomphe de Trajan, la Médée et toutes ces peintures
où rayonnent lor et
lazur du ciel dAfrique ; le Choc de Cavaliers maures,
les
Convulsionnaires de Tanger, le Kaïd marocain, tout une oeuvre
immense
et variée, profondément humaine, mêlée
à tous les événemens, à toutes les
fièvres, à toutes les aspirations de ce temps-ci, prenant
assez de la
circonstance pour exciter lintérêt du moment, mais
toujours fidèle aux
lois éternelles de lart.
Sérieusement, est-ce à un artiste de ce rang, à
un artiste dun talent avéré,
prouvé, évident, incontestable, après tant de
gages donnés, tant de nobles
efforts, tant dapplaudissemens du public délite,
tant déloges de la part
de la critique quon peut aller refuser deux tableaux sur quatre
? Que
signifie cet odieux enfantillage ? Pourquoi pas tous les quatre ?
M. E.
Delacroix sest donc absenté complétement de ces
deux malheureuses
toiles ? il ny a donc rien mis de lui, ni dessin, ni couleur,
ni intention ?
Théophile Gautier Salon (1845) 6
Cest étrange ! Ayez au moins la logique de labsurde.
Si M. Delacroix
est digne dêtre reçu deux fois, il est digne dêtre
reçu quatre fois. Il
fallait, puisque vous le haïssez de cette haine des hiboux pour
la lumière,
le mettre franchement et courageusement à la porte.
Nest-il pas scandaleux quun peintre, dont les oeuvres
ont excité depuis
vingt ans une si vive attention, qui a reçu des médailles
dor, qui a été
décoré de la main du roi, à qui la direction
des Beaux-Arts a confié les
travaux les plus importans, soit encore soumis à cet examen
sans
conscience et sans dignité, comme un élève à
qui son maitre signe une
carte pour aller travailler au Musée !
Comment dailleurs expliquer les charmans caprices de ces messieurs
?
Vous proscrivez Delacroix ; vous le trouvez romantique, sauvage,
exorbitant ; il vit, il remue, il a une fougue inquiétante,
une verve
vagabonde, une exécution fantasque et désordonnée,
qui le rendent, selon
vous, dangereux à voir, et ne permettent pas, sans risque pour
la
tranquillité publique, daccrocher, avec deux mille autres,
ses toiles le long
dun mur tendu de percaline verte ! Cest très
bien ! Mais alors, sous
quel prétexte renvoyez-vous la Cléopâtre de M.
Théodore Chassériau, un
jeune homme nourri des plus sévères études, chez
le maitre le plus austère
et le plus sobre de ce temps-ci ? Vous nacceptez pas
plus le dessin que
la couleur ; la passion vous choque, le style vous déplait
; vous naimez
rien de ce qui est beau dans un sens ou dans lautre ; vous nêtes
ni
classiques ni romantiques. Voici un tableau quavoueraient
les
Flamands ; en voilà un autre qui semble dessiné par
la main qui a tracé
tant de sveltes figures aux flancs des vases étrusques, et
vous les rejetez
tous deux ! Que faut-il donc pour vous plaire ? Hélas
! ce qui a tant de
succès aujourdhui partout, la médiocrité.
Ce tableau de la Mort de Cléopâtre, nous lavons
vu. Cest la composition
la plus simple, la plus grande, la plus antique quon puisse
rêver ; on se
croirait devant une fresque détachée des murs de Pompéi.
La reine est
retirée dans la chambre aux trésors, couchée
sur un petit lit, en compagnie
de deux suivantes qui regardent, avec un effroi mêlé
de douleur, laspic
noir et visqueux qui va verser le poison dans ce beau corps de marbre
vivace que les fatigues de la royauté et du plaisir nont
pu rayer dune
seule ride. Voilà le sujet neuf, risqué et subversif
que cet intelligent
aréopage a cru devoir repousser. Vous savez quel style,
quel dessin,
quelle science dattaches, quel sentiment des types, quelle énergie
violente, quoique domptée, possède le jeune peintre
du Christ au Jardin
des Oliviers, de la Chapelle de Sainte-Marie lEgyptienne à
St-Méry, et
cette toile est une des mieux réussies. Cette exclusion nempêche
pas M.
Théodore Chasseriau dêtre lespoir de la jeune
école et le peintre qui,
Théophile Gautier Salon (1845) 7
dans un avenir prochain, occupera la première place ; Cléopâtre
refusée ne
nuit en rien aux magnifiques cartons quil prépare pour
son gigantesque
travail au palais du quai dOrsay.
Tous les artistes se rappellent la Vénus corrigeant lAmour,
la Bacchante,
la Léda et la Petite Egyptienne de M. Riesener ; ce sont de
vraies
merveilles de couleur. A propos de ces chaudes peintures, les noms
de
Rubens, de Jordaens furent prononcés. Faire penser à
se si grands maitres
nest pas donné à tout le monde. M. Riesener applique
à des sujets
antiques une manière qui lui est propre. Il est amoureux de
la chair, et
personne na rendu mieux que lui le grain de lépiderme,
le frisson satiné
de la lumière sur les épaules, la transparence des veines,
le sang qui
circule, la moiteur de la peau, le velouté et la fleur de vie
des belles
carnations. Cest, en outre, un coloriste plein de recherche
et de
curiosité. Nul na plus étudié les rapports
des tons entiers, leurs
sympathies et leurs antipathies. Il connaît à fond le
bouquet des nuances et
sait tout ce quune teinte froide peut donner de valeur à
une teinte chaude.
Cest même peut-être là son défaut
; il pose mille demi-tons là où
suffirait une simple couleur locale ; ajoutez à cela une préoccupation
constante des reflets de clair-obscur, de lair ambiant, de lenveloppe
des
contours, ces difficiles parties de lart, poussées à
un si haut point par
Corrège et par Prudhon. Certes, le peintre qui
passe sa vie dans ces
études difficiles et flottantes quun rayon du jour suffit
à déranger, mérite
quon accueille favorablement le résultat de ses travaux,
surtout lorsque,
comme M. Riesener, il a déjà donné des preuves
de ce quil pouvait. Cest
donc une brutalité sans nom de la part du jury de navoir
pas admis la
Nativité de la Vierge, tableau dune couleur charmante
et dune grande
naïveté dattitude et de composition.
Nul talent contemporain na été à labri
de ces lâches outrages.
Decamps, Louis Boulanger, Tony Johannot, Amaury-Duval, Flandrin.
Gigoux, Cabat, Marilhat, Rousseau, Dupré, Corot, Etex, Barye,
Maindron,
Antonin Moine, Préault, nous passons et des meilleurs.
Il faudrait faire
pour cela une liste complète de toutes les gloires de lépoque
; sur
chaque joue illustre vous trouverez la marque dun soufflet du
jury, et
voici dix ans que cela dure, nest-il pas bientôt
temps den finir ?
Certes nous ne sommes pas dune humeur farouche et nous savons
que
dans toute institution humaine les abus sont inévitables.
Dans une
société bienveillante les abus servent même à
corriger ce que les lois et les
institutions auraient de trop rigoureux et de trop absolu ; mais ici
est le
plus triste emploi que puisse faire de son pouvoir un tribunal dont
nul ne
peut appeler autrement quà lopinion : la gérontocratie
cherchant à
comprimer la jeunesse qui voudrait prendre aussi sa place à
la gloire et au
Théophile Gautier Salon (1845) 8
soleil. Quoi de plus affligeant que lenvie sous des cheveux
qui
grisonnent, que des vieillards tâchant de reculer dun
an lavenir dun
jeune artiste !
Les noms de la plupart des membres du jury sont tout à fait
inconnus.
Quest-ce que MM. Lebas, Vaudoyer, Huvée, Debret, Achille
Leclerc,
architectes ? MM. Petitot, Ramey, Nanteuil, Dumont, sculpteurs ?
M. Lebas est lauteur de Notre-Dame-de-Lorette ;
M. Huvée, de la Madeleine ;
M. Debret, des restaurations de Saint-Denis.
Ces ouvrages classent suffisamment leurs auteurs.
Pourquoi MM. Vernet, Delaroche, Ingres, David, laissent-ils le soin
de
juger de la peinture à ces inconnus ? à qui persuaderont-ils
quils sont
indignés de ces exécutions à mort, quand ils
se retirent philosophiquement
du jury, sous prétexte quils ne peuvent supporter de
pareilles
abominations ? Certes, cela est beaucoup plus commode.
Ce serait aux peintres qui ont dernièrement protesté
dans le jury et qui ont
fait mine de sen séparer, à faire une démarche
auprès de lautorité pour
mettre un terme à ces abus. Mais il y a fort à faire
auprès du gouvernement
qui a laissé sans réponse les réclamations faites
à diverses époques, et
notamment il y a deux ans.
Ne serait-il pas comique, si ce nétait aussi criant,
de voir cette minorité de
peintres protester inutilement au sujet du refus des peintures, quand
leurs
adversaires sont des architectes, des graveurs en médailles,
etc. ?
Supposez lAcadémie française abandonnant à
des géomètres ou à des
médecins, la faculté de juger du mérite douvrages
littéraires, et non pas de
les juger seulement, mais de leur permettre de vivre.
Lidée de donner ladmission demblée
aux artistes ayant obtenu des
médailles et des distinctions, offre cela de plausible que
ce sont justement
les artistes qui ont été le plus remarqués qui
ont la chance la plus contraire
relativement à leur réception au Salon. Un jury malveillant
laissera passer
sans difficulté un homme inconnu dont louvrage nest
que médiocre, et
suscitera des difficultés à un homme qui peut exciter
lenvie.
Ladjonction de ces médaillistes au jury serait aussi
une bonne mesure,
ainsi que celle de critiques, de gens du monde connus par leur goût
pour
les arts.
Sous la restauration on nentendait jamais parler de refus sévère.
Le jury
était composé dune manière plus libérale.
On objecte quil y avait moins
Théophile Gautier Salon (1845) 9
de morceaux présentés ; mais aurait-on par hasard le
projet détouffer les
peintres et den faire une St-Barthélémy ? Il vaudrait
mieux le dire
franchement que de les laisser senfoncer davance dans
les frais dargent
et dimagination que leur coûtent leurs ouvrages pour les
attendre au
moment du Salon avec le parti pris de supprimer leurs ouvrages.
Un homme chargé de travaux du gouvernement sera donc refusé
comme
un écolier qui débute. Il arrivera même, et rien
nest plus fréquent, que
lécolier sera admis et le maître refusé.
Ainsi le maitre qui délivre à son
élève un brevet de capacité pour être admis
aux concours des écoles ou à
copier au Musée royal, ne pourra obtenir pour lui-même
un brevet de
capacité pour pendre une toile ou deux au mur banal du Louvre
?
Si lon trouve les expositions trop fréquentes et trop
nombreuses, il serait
beaucoup plus simple de les espacer et de décider que chaque
peintre ne
pourra désormais y envoyer quun tableau. De cette façon
lartiste
choisirait du moins parmi ses oeuvres celle qui lui paraîtrait
la plus
importante et naurait pas le chagrin de voir accepter une bluette
insignifiante, lorsque son ouvrage sur lequel il compte serait éliminé.
Une chose singulière, ce sont les encouragemens que lon
donne aux
jeunes gens qui veulent suivre la carrière des arts.
Il y a des écoles, des
académies, des prix de Rome, toutes sortes dappâts
pour induire la
jeunesse en peinture ; et lorsque par de longs travaux les malheureux,
ainsi
détournés dautres professions, ont acquis au moins
une certaine habileté
pratique, à défaut de génie, on leur ferme toute
communication avec le
public !
Que voulez-vous que fasse un peintre dont le tableau na pas
eu le bonheur
dagréer à ces messieurs ? Quil expose
chez lui la toile rejetée ! Sil
nest pas célèbre dailleurs, qui prendra
la peine daller visiter louvrage
frappé de réprobation ? En supposant que quelques
amateurs sy
décident, comparativement au grand jour de lexposition
du Louvre, cest
toujours une espèce de huis-clos.
Les autres arts ont toute lannée et toute la ville
pour se produire. La
peinture na que trois mois et une galerie plus ou moins mal
éclairée. Ce
nest pas trop. Loeuvre du poète et du musicien
tirée à des milliers
dexemplaires va solliciter le lecteur au coin du feu, au détour
dun bois, à
Paris et à la campagne : le tableau est privé de ces
avantages ; il ne peut
pas aller trouver le spectateur, il faut que le spectateur aille à
lui.
On ne se figure pas à quel point le Salon préoccupe
les peintres et les
sculpteurs ; ils y pensent dix mois davance ; cest la
seule entrevue quils
aient avec cet être collectif si fin et si stupide, si grossier
et si délicat, si
Théophile Gautier Salon (1845) 10
inattentif et pourtant si perspicace, quon appelle le public.
Cest une
barbarie et une maladresse de priver les artistes de cette salutaire
entrevue.
Vos proscriptions aveugles ne font quexaspérer
lamour-propre des
victimes. Si vous vous imaginez les corriger par vos ostracismes,
vous
vous trompez étrangement : toute nature généreuse
et fière et quon
opprime sentête dans son défaut ; par le besoin
de réagir contre vos
stupides sentences, lun redouble de violence, et lautre
de rigidité.
Dès quun homme sait la grammaire et lorthographe
de son art, ne vaut-il
pas mieux le laisser se développer librement selon sa nature
? Nest-ce pas
un crime de lui enlever lenseignement de la foule, sans lequel
létude de
latelier est toujours incomplète ? Comment prendre le
sentiment de la
proportion et se rendre compte de la valeur des effets si lon
na pas offert
son oeuvre à lexamen du savant et de lignorant,
du philosophe et du
poète, de lhomme du monde et de la jolie femme ? Le bourgeois
à crâne
épais, avec son rude bon sens, est quelquefois aussi utile
à lartiste que le
théoricien nourri de Kreutzer et de Weinkelmann, que lamateur
armé de
son lorgnon et de sa loupe.
Les tableaux eux-mêmes se contrebalancent et se critiquent dans
leur
juxtà-position : la toile du coloriste conseille la toile du
dessinateur et
réciproquement : on apprend de tout le monde : de ses rivaux,
de son
maitre, de ses élèves, du soldat qui passe, de lenfant
qui sarrête tout
naïvement étonné. Et dailleurs, pourquoi
refuser une place à une
oeuvre consciencieuse sur cette muraille dune lieue de long,
où se
prélassent tant de citrons avec leur zeste en spirales, tant
de harengs
pendus à un clou, tant de caniches sentimentaux et de demoiselles
poitrinaires ? Ne faudrait-il pas aussi que le dernier tableau admis
fût
meilleur que le premier tableau refusé ?
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE .
DU 18 MARS 1845.
__________
SALON DE 1845.
(2e article)
__________
Horace Vernet. Eugène Delacroix. Théodore
Chasseriau
La première chose qui saisit invinciblement les yeux en entrant
dans le
Théophile Gautier Salon (1845) 11
salon carré, cest la Prise de la Smala, par M. Horace
Vernet.
Lactualité du sujet (comme on dit aujourdhui),
la dimension énorme du
cadre, arrêtent tout dabord lattention. Cette
immense toile couvre
entièrement tout un côté du salon, celui quoccupent,
dans le Musée
ancien, les Noces de Cana, qui ne sont auprès du tableau de
M. Horace
Vernet quun simple dessus de tabatière. Nous doutons
quil y ait au
monde un plus grand morceau de peinture. Les célèbres
repas de Paul
Véronèse, qui avaient jusquà présent
passé pour les plus vastes
compositions tracées par le pinceau, ont perdu leur suprématie
de
mètres et de centimètres. La proportion nest
pas un mérite, sans doute ;
mais elle vaut cependant quon en tienne compte, car ces machines
compliquées sont dune ordonnance difficile, et exigent
un génie
particulier.
M. Horace Vernet est peintre de race, et personne nest plus
heureusement
doué. Il a une facilité incroyable, une sûreté
de main, une prestesse de
touche, une aisance dexécution qui nappartiennent
quà lui. Il compose
dune façon spirituelle, dessine avec justesse, colorie
agréablement, et
possède au plus haut degré toutes les qualités
françaises, cest à dire quil
est ingénieux, clair et limpide ; aussi a-t-il toujours plu
et plaira-t-il
toujours au public, qui retrouve en lui tout ce quil aime et
rien de ce qui le
choque.
Nous autres Français, il faut lavouer, nous avons un
peu peur des qualités
robustes et violentes ; il ne faut rien pousser chez nous à
lexcès, ni le
dessin, ni la couleur ; lart sérieux et passionné
ne nous va pas ; il nous
faut en tout un juste milieu, et nous préférons la médiocrité
adroite au
génie gauche. Nous avons en outre la prétention de comprendre
sans
écouter, de voir sans regarder. Une oeuvre qui exige quelque
attention de la
part des spectateurs naura jamais de succès.
Par la nature même des sujets quil traite (et ce nest
pas nous qui le
blâmerons de sattacher à reproduire lhistoire
contemporaine), M. Horace
Vernet est tout de suite en communication avec son public.
Ses tableaux illustrent les bulletins, et chacun sait davance
ce quil veut
dire. Le texte de ses compositions est répandu à milliers
par cent
journaux : tout le monde a vu des chasseurs dAfrique et des
zouaves, et,
grace aux fréquentes apparitions des Arabes à Paris,
il nest pas de gamin
qui ne sache son Bédouin sur le bout du doigt. Il est tout
naturel que les
tableaux de M. Horace Vernet jouissent dune grande popularité
; les gens
les plus étrangers à la peinture peuvent constater lexactitude
de la
reproduction dun kepy, dune giberne, dune paire
de guêtre, ou dun
bournous, et comme ils trouvent toutes ces choses fidèlement
reproduites,
Théophile Gautier Salon (1845) 12
avec un certain aspect de trompe-loeil dans les batailles de
leur maitre
favori, ils les regardent comme le dernier mot de lart.
Nous navons aucun parti pris et nous ne prétendons pas
faire la leçon à
notre temps ; mais nous voudrions quune plus grande faveur sattachât
aux productions sérieuses où le style et la couleur
sont ardemment
poursuivis par des intelligences éprises du vrai beau.
La Smala fera au salon de 1845 un tapage qui détournera, nous
le
craignons bien, lattention publique doeuvres de plus haut
titre et de plus
longue portée.
La Prise de la Smala est traitée un peu à la manière
des panoramas et
gagnerait beaucoup à être appliquée intérieurement
à une rotonde avec un
jour pris de haut et les précautions doptique usitées
en pareil cas.
La composition se déroule dune manière transversale
et renferme une
foule de groupes plutôt juxta-posés que combinés
ensemble,
inconvénient inévitable dans une action multiple et
diffuse comme celle de
lattaque dun camp assailli à limproviste.
Nous ne demanderons pas à
M. Horace Vernet une concentration impossible ; mais pourtant il nous
semble quil y aurait eu moyen de mieux relier entre eux les
différens
épisode de cette vaste scène de désolation.
Laspect général du tableau est dune localité
dure et froide qui nindique
pas le climat torride de lAfrique. Nous savons bien que les
tons gris et
poudreux abondent dans les pays chauds et que le ciel y est souvent
dune
couleur terne et plombée ; mais on sent que cette terre est
calcinée à deux
mètres de profondeur et que ce ciel blanchit comme une voûte
de fournaise
chauffée à toute outrance. Marilhat, Decamps,
excellent à rendre ces
effets. Les terrains nont pas ces teintes fauves, mordorées,
ces nuances
de peau de lion, ce hâle de soleil qui distinguent les paysages
orientaux,
doù la végétation est presque toujours
absente.
Dans le lointain, sur des collines marbrées de rayures qui
semblent
produites par le feu, sémiettent les ruines blanches
dun vieux fort turc.
Le premier plan, vers le centre du tableau, est occupé par
une charge de
cavalerie à fond de train.
M. Horace Vernet est renommé à juste titre pour son
habileté à peindre les
chevaux ; il na eu quà suivre les exemples de son
père, un des premiers
qui ait osé sapercevoir que les chevaux réels
ne ressemblaient guère aux
grosses bêtes à croupe pommelée et à queue
nattée de rouge de Vander-
Meulen et de Charles Lebrun. Il sait à fond lanatomie
du cheval, ses
aspects, ses profils, ses raccourcis, ses allures, ses ports de tête,
et au
Théophile Gautier Salon (1845) 13
besoin lécuyer vient en aide au peintre.
Dans la Prise de la Smala, M. Horace Vernet a affronté une
difficulté très
grande : tout un rang de cavaliers fait face au spectateur, de sorte
que les
chevaux se présentent en raccourci complet. Ce mouvement est
bien
rendu. Nous ferons seulement observer à lartiste quil
a trop sacrifié à une
mode qui règne aujourdhui parmi les peintres de chevaux,
et qui consiste
à faire creuser beaucoup trop la ligne frontale par la protubérance
excessives des orbites et le renflement des naseaux. Velasquez, Van-Dyck,
ont dans les genets dEspagne, monture habituelle de leurs portraits
équestres, le défaut précisément contraire,
celui de faire des têtes busquées
à lexcès. Ces types différens sont donnés
sans doute par la nature, mais
beaucoup moins accusés.
Certes cétait un sujet splendide et magnifique pour un
coloriste que la
prise de la smala. Nous ne voulons point dire que M. Horace Vernet
lait
manqué. Il la entendu à sa manière, qui
en vaut bien une autre, mais qui
est bien plus propre à rendre les physionomies et les uniformes
des soldats
de nos armées que les types fiers et les costumes pittoresques
des Arabes
dAbd-el-Kader.
Nous aurions souhaité, au lieu de cette peinture un peu trop
fidèle au
bulletin, au plan topographique, et plus satisfaisant sous le rapport
de la
stratégie que sous celui de lart, une de ces éblouissantes
et farouches
mêlées, comme Salvator Rosa, Rubens, Gros, Delacroix
et Decamps
savent si bien les rendre ; nous aurions voulu un ruissellement dor
et de
pierreries, de velours miroitans, darmes étranges et
sauvages, des
cavales échevelées, fumantes, les prunelles et les narines
pleines de feu, se
cabrant et se renversant avec leurs cavaliers dans des groupes de
femmes
et denfans éperdus, des nègres nus combattant
des ongles et des dents, et
mordant au poitrail les montures des vainqueurs dans le suprême
effort de
lagonie et de la rage ; un fourmillement de corps de
toute couleur et de
tout costume, qui sétreignent, senlacent et se
déchirent ; puis la ravine
par où descendent à flots mugissans des torrens de boeufs
aux muffles
lustrés, aux yeux inquiets, étonnés ; et là-bas
les cous dautruches des
dromadaires qui se profilent bizarrement ; et les visages blafards
des
eunuques qui renferment les femmes dans les palanquins, et surtout,
amour et joie des coloristes, les coffres éventrés,
laissant couler sur le
sable leurs entrailles de soie bigarrées et tramées
dor, les caftans brodés
au coude, les ceintures de cachemire, les chemises lamées dargent,
les fez
bruissans de sequins ; les cassettes incrustées de nacre
ou de burgau,
doù séchappent des fils de perles qui ségrainent
; tout ce luxe oriental
surpris sur le fait, toute cette magnificence enfantine et charmante
des
peuples neufs !
Théophile Gautier Salon (1845) 14
Certainement, il y a de tout cela dans le tableau de M. Horace Vernet
; rien
ny manque, pas même les deux petites gazelles familières
qui senfuient
épouvantées de ce tintamarre ; pas même la vieille
négresse idiote, ne
comprenant rien à ce qui se passe, et continuant à jouer,
au milieu de la
fusillade, avec une écorce de pastèque enfilée
dans un roseau. Les croupes
des chevaux sont satinées et reluisent sous leur pommelage
bleuâtre ; les
femmes tendent leurs beaux bras tatoués dazur et chargés
de bracelets, ou
serrent leurs enfans qui crient sur leur gorge ensanglantée.
Les Arabes
ont bien le burnou blanc qui leur donne lair de fantômes,
et les longs
fusils historiés de corail ; mais le désordre,
la furie, le poudroiement
lumineux, la brume ardente de la bataille, le pinceau qui sécrase
sur une
veste raide de broderie ou sur une rugosité de terrain, le
caprice féroce qui
creuse et élargit les blessures à plaisir, tout ce qui
naît dun choc imprévu
de couleurs dans la fièvre de lexécution, tous
ces beaux hasards que les
grands maitres savent seuls conserver, vous le chercheriez en vain
dans la
Prise de la Smala.
Une touche nette, propre, sûre comme un paraphe, frappe chaque
détail, et
donne à lensemble un air ciré, brossé,
une apparence de tôle vernie ou de
papier peint désagréable à loeil.
Les corps sont minces et sans
épaisseur, et les accessoires traités trop uniformément.
Le même ton
qui sert à colorer le teint bazané dun Bédouin
sétale aux flancs dune
cruche dargile sans différence de valeur appréciable.
Nous ferons encore un reproche à M. Horace Vernet : cest
de navoir pas
pris son sujet assez au sérieux. Plusieurs de ces figures
sont
évidemment tracées avec une intention grotesque, enlaidies
ou
grimaçantes à dessein ; certains de ses Arabes sont
plus laids que des
Prussiens ou des Kalmoucks du Cirque-Olympique. La peur est exprimée
sur leurs traits dune façon qui frise la charge ; il
faut laisser cela aux
caricaturistes de profession. Nous avons vaincu les Arabes,
cest
glorieux pour nous, mais en fait de beauté, de tournure
et de caractère,
nous sommes beaucoup au-dessous deux.
Nous sommes étonné quun peintre ne se soit pas
senti ému de plus de
commisération pour ces belles figures, ces nobles draperies,
ces armes
richement ciselées, tout ce monde splendide et patriarchal
à la fois,
capitale errante de ce barbare aux sourcils noirs, aux yeux bleus,
qui, assis
sur un tapis de feutre, et tenant lorteil de son petit pied
dans sa main
délicate et blanche déjoue depuis tant dannées
lhabileté de la vieille
civilisation européenne !
De si beaux ennemis doivent être peints avec gravité
et respect. Il ny a
rien de gai dailleurs dans cette irruption soudaine et violente
dun
Théophile Gautier Salon (1845) 15
escadron de cavalerie au milieu dun camp rempli de femmes, denfans
et
de vieillards ! Tuons les Arabes, puisque nous sommes en guerre
avec
eux, mais ne les peignons pas faisant pour mourir des grimaces de
Bobèche ; ils défendent leur religion et leur patrie,
et ceux qui tombent
sous nos balles voient déjà de leurs yeux voilés
de sang sentrouvrir le
paradis de Mahomet avec les trois cercles de houris bleues, vertes
et
rouges, car ce sont des saints et des martyrs.
M. Horace Vernet na pas besoin, pour réussir, de cet
appel de mauvais
goût à la popularité ; quil se contente
décrire sur la toile, dun style vif,
exact et dégagé, lhistoire des hauts faits de
notre jeune armée dAfrique.
Ce gigantesque travail na pas empêché M. Horace
Vernet de trouver
encore du loisir pour peindre deux portraits : celui de M. le comte
Molé en
costume de grand-juge, ministre de la justice, et celui du frère
Philippe,
supérieur-général de linstitut des écoles
chrétiennes. Personne na poussé
plus loin la faculté de limprovisation pittoresque.
Ce quil y a de particulier dans les natures de ce genre, cest
que ces
oeuvres, faites si rapidement, ne portent aucune trace de précipitation.
Elles
donnent ce quelles ont tout de suite et dun seul coup.
Accordez six mois
pour la figure achevée en six jours, elle nen sera pas
meilleure et peut-être
elle sera pire.
En face de la Smala est placé lEmpereur de Maroc, dEugène
Delacroix,
comme tout exprès pour montrer à quel point peuvent
différer deux
peintres pleins de talent tous deux dans la représentation
de climats et de
personnages analogues.
M. Eugène Delacroix a fait, comme chacun sait, en 1832, un
voyage dans
le Maroc à la suite de lexpédition envoyée
par le roi. Le tableau quil
expose aujourdhui est probablement fait daprès
quelque dessin ou
quelque esquisse peinte sur les lieux et qui a aidé les souvenirs
si vifs,
quoique déjà lointains, de lartiste. Il représente
Muley-Abd-er-Rahman,
sultan de Maroc, sortant de son palais de Méquinez, entouré
de sa garde et
de ses principaux officiers.
A la droite de lempereur sont deux de ses ministres, son favori
Muchtar et
Amyn-Bias, administrateur de la douane. Le personnage le plus
en
avant et qui tourne le dos au spectateur est le kaïd Mohammed-Ben-Abou,
un chef militaire très considéré et dont le nom
a figuré dans la dernière
guerre et dans les négociations. Lempereur remarquablement
mulâtré
porte roulé autour du bras un chapelet de nacre ou comboloio
figurant par
ses grains les quatre-vingt-dix-neuf noms dAllah. Il est monté
sur un
barbe dune grande taille, comme le sont en général
les chevaux de cette
Théophile Gautier Salon (1845) 16
race ; à sa gauche se tient un page chargé dagiter
de temps en temps un
morceau détoffe pour écarter les insectes. Le
sultan seul est à cheval, les
soldats que lon voit au loin sous les armes sont des cavaliers
de lescorte
de lempereur qui ont mis pied à terre.
Cette scène dapparat est traitée par M.
Eugène Delacroix avec une
sérénité et un calme qui contrastent avec sa
turbulence ordinaire.
Le ciel est un des plus beaux que lon ait jamais peints. Il
est si difficile de
rendre cet azur du ciel de lOrient, fabuleux pour nous autres,
gens du
Nord, habitués aux brumes qui viennent du pôle.
Cest une intensité
bleue, une transparence de saphir traversé par le soleil, qui
diffère
complètement de ces couches plates de cobalt, doutre-mer
ou dindigo
dont on enlumine le haut des toiles qui ont la prétention de
représenter la
nature du Midi. Cela nous a rappelé la couleur du ciel le jour
où nous
passâmes devant le cap Spartel, tout près de Tanger.
Une ombre claire et fraiche, projetée par les murailles denticulées
du
palais, baigne une grande partie du tableau. M. Delacroix a su rendre
avec
un rare bonheur, malgré luniformité de la demi-teinte
générale, les valeurs
de tons diverses. Lombre est si limpide dans les pays
chauds que cest
presque du jour encore.
Un autre tableau, dun genre tout différent, les
Dernières paroles de
lempereur Marc-Aurèle, montre combien est souple et varié
le talent de
ce peintre, que vingt chefs-doeuvre nont pu mettre à
labri des
capricieuses rebuffades du jury. Lempereur, à
son lit de mort,
recommande son fils Commode à des sages, à des philosophes
stoïciens
comme lui. Ces graves personnages, à chevelures incultes,
à mines
refrognées, le coude sur le genou, la main noyée dans
un flot de barbe
blanche ou grise, jettent des regards inquiets et pensifs sur le jeune
Commode, qui écoute patiemment les remontrances et les conseils
de son
père, auxquels il aurait déjà échappé
sil nétait retenu par un bras quil
tâche vainement de dégager des mains de son père.
La poitrine, la tête
et la robe de pourpre du jeune César sont dune beauté
de couleur à faire
envie aux Flamands et aux Vénitiens. La figure de Marc-Aurèle,
malade il
est vrai et presque mourant, nous a paru dune décomposition
trop
précoce ; les tons verts et jaunes qui martellent sa face lui
donnent une
apparence tout à fait cadavérique. Quelques draperies
sont peut-être
trop chiffonnées, surtout pour des draperies antiques ; quelques
attitudes
manquent de noblesse, mais partout brille une touche ferme et magistrale,
une localité solide et puissante qui font du Marc-Aurèle
un des bons
morceaux de lexposition, quoique nous préférerions
voir M. Eugène
Delacroix traiter des thèmes du moyen-âge et de lOrient.
Théophile Gautier Salon (1845) 17
La Madeleine dans le Désert, ce sujet tant de fois traité,
fait voir que rien
nest usé pour le talent, et que le vieux est toujours
neuf.
La Sibylle, montrant du doigt, dans la forêt ténébreuse,
le rameau dor,
conquête des grands coeurs et des favoris des dieux, est une
figure de la
tournure la plus fière et la plus énergique, du geste
le plus noble et le plus
puissant.
Nous navons, grace au jury, si indulgent pour les médiocrités
les plus
plates, quune toile de M. Théodore Chasseriau,
le portrait équestre
dAli-Bamet, kalifah de Constantine, chef des Aractas, suivi
de son
escorte.
Le kalifah, revêtu du plus splendide costume, dont les plis
entrouverts
dun magnifique burnou blanc laissent voir les broderies étincelantes,
monte un cheval arabe alezan de la plus grande beauté, dont
le col nerveux
et satiné où se tordent des noeuds de veines, secoue
une immense crinière
pareille à une chevelure de femme. La tête du
cheval est superbe, pleine
de feu, de mouvement et de sauvagerie domptée et frémissante.
Ali-Bamet, que tout le monde a pu voir à lOpéra,
aux Italiens, dans les
promenades, est dune ressemblance frappante. Ce sont bien les
yeux
terribles et doux, mornes et flamboyans qui semblent tournés
en dedans, et
qui pourtant vous traversent de part en part ; ces yeux de gazelle
et de lion
qui ont fait frissonner et rougir tant de belles Parisiennes au fond
de leurs
loges.
Trois têtes de chevaux dont une représente de profil
un cheval blanc monté
par un nègre, renversant sa tête argentée et ouvrant
sa bouche rose pleine
décume dans lazur foncé du ciel, une échappée
sur la ville de
Constantine, aisément reconnaissable à ce célèbre
petit minaret en forme
de colombier, remplissent pittoresquement les vides que laisse dans
le
cadre la figure imposante et majestueuse du kalifah.
Ce portrait a toutes les qualités dun tableau dhistoire.
Lélévation du
style, la beauté du modèle, la noblesse des accessoires,
la fierté des poses
et la largeur de la touche lui donnent toute limportance dun
sujet
composé.
Puisque Ali-Bamet était décidé à transgresser
les lois du Koran qui
défendent aux Mahométans la représentation peinte
ou sculptée de la
figure humaine, il ne pouvait mieux sadresser quà
M. Th. Chasseriau.
Après lexposition ce portrait partira pour Constantine
où il sera exposé
dans le palais du kalifah.
THÉOPHILE GAUTIER
Théophile Gautier Salon (1845) 18
__________
Feuilleton de la PRESSE.
DU 19 MARS 1845.
__________
SALON DE 1845.
__________
(Troisième article.)
__________
Decamps, Boulanger, Gleyre, Schnetz
Nous allons, si vous le permettez, faire un saut du salon carré
à la galerie
des dessins ; il faut bien prendre les tableaux dhistoire où
on les trouve.
Decamps, le fin, lardent coloriste, que vous savez, a quitté
cette année le
pinceau pour le crayon. et il a fait à la pierre noire une
espèce de légende
cyclique de la vie de Samson, depuis sa naissance jusquà
sa mort. Une
pensée de Decamps, quelle soit tracée sur le papier
ou la toile, avec la
brosse ou le fusin, est toujours intéressante.
Personne nest resté plus fidèle à son originalité
que Decamps ; il na
jamais cessé de marcher dans sa route. Pendant que plusieurs
de ses
confrères se laissant plus ou moins impressionner par létude
des maîtres
étrangers, par les observations du public et des feuilletonistes,
revenaient
sur leurs pas ou changeaient de sentier, il continuait tranquillement
son
oeuvre et sabandonnait sans inquiétude à ses qualités
et à ses défauts.
Fermeté rare et dont un succès qui ne sest pas
démenti pendant quinze
années a été la récompense ; changer
de manière nest pas saméliorer
comme on le croit communément. Tout artiste qui doit
avoir du talent a
fait son choix à vingt-cinq ans ; il faut se perfectionner
dans son sens et
non pas dans un autre. Le coloriste aurait tort de rechercher le dessin,
et
réciproquement ; faire léducation des qualités
quon a, cest le moyen de
se composer une originalité sans manière et sans recherche
: cest ainsi
que Decamps est parvenu à réaliser complètement
ce quil sétait proposé.
Dans la sphère adoptée, nul artiste na
été plus maitre que lui. Il veut ce
quil peut, et il peut ce quil veut. On lui doit
aussi cet éloge de sêtre
montré peintre avant tout, et de navoir pas cherché
le succès dans des
vulgarités intéressantes ou romanesques ; celui-là
nest ni rêveur ni
Théophile Gautier Salon (1845) 19
pleurard, il a toute limpartialité du soleil et tout
le sang-froid dun pacha
turc.
Un des premiers, il a compris cette préoccupation que lOrient
inspirait à
lOccident. Cest à lui que nous devons davoir
connu dautres Turcs que
Malek-Adel et le sultan Saladin : il nous a fait voir dans quelques
pieds de
toile lazur et le soleil, les faces de bronze aux yeux de diamant
noir, les
chevaux maigres lançant des regards de feu sous leur crinière
éparpillée, le
chameau difforme et bizarre, ayant aux genoux des calus comme un dévot
ou un courtisan, les palmiers épanouis en main ouverte, les
horisons
poudroyans de lumière, toute cette nature vivace et chaude
dont nous
navions aucune idée. Que de touristes enthousiastes il
a envoyés en
Turquie, en Asie-Mineure, en Egypte ! Ce que Félicien David
a fait pour
la musique avec sa fameuse symphonie du Désert, Decamps la
fait pour
la peinture avec la Patrouille de Smyrne, le Supplice des crochets
et les
mille scènes de la vie orientale si familières à
son pinceau. Le
mouvement commencé par lord Byron, Goëthe et Victor Hugo
a été
dignement continué par le peintre et le musicien. Chacun
a voulu à son
tour faire ses orientales : Delacroix, Marilhat, Chasseriau, Diaz,
Chacaton
ont retracé, soit dans le paysage, soit dans la figure, quelques
traits de ces
pays où personne, il y a quinze ans, ne se serait avisé
daller prendre un
sujet. Lon dirait que les artistes, pressentant que cette
pittoresque
barbarie va bientôt disparaître devant notre plate et
laide civilisation,
sempressent à lenvi den multiplier les portraits.
Dans vingt ans dici,
les Turcs qui voudront savoir quels costumes portaient leurs pères
ne les
retrouveront que dans les tableaux de Decamps, de même que les
Espagnols nauront bientôt lidée des costumes
de majos, de toreadores et
de manolas que par les caprices de Goya.
Un des premiers dessins de la série, celui qui représente
les Moissons des
Philistins incendiées, est dune rare poésie et
dune vigueur surprenante.
Le jeune Samson, assis sur une roche doù la vue
sétend au loin,
regarde un large et sombre paysage, piqué ça et là
détincelles, rayé de
traînées lumineuses dun effet fantastique, qui
surprend loeil et létonne
tout dabord. Des tourbillons de fumée noire vont rejoindre
en tourbillons
bizarrement contournés des amoncellemens de nuages éventrés,
sinistres,
gros de tempêtes et déclairs ; les moissons brûlent,
les troupeaux effrayés
senfuient, la flamme gagne les villes. Les trois cents renards
ou chacals
lâchés par Samson avec des torches à la queue
ont bien fait leur métier de
brûlots. On aperçoit sur le second plan quelques
ombres fuyantes de ces
pauvres bêtes effarées que décèle un éclair.
Les horisons sont fermés par des montagnes aux escarpemens
étranges et
difformes. Les devans sont occupés par un grand mouvement
de terrain
Théophile Gautier Salon (1845) 20
et la roche sur laquelle est assis Samson contemplant son ouvrage.
Cette belle composition, peut-être trop poussée au noir,
a un aspect tout-àfait
magistral et fait penser au Poussin pour la sévérité
des lignes et de la
composition.
Ici lHercule juif se bat corps à corps avec un pauvre
lion qui ne sait pas
que Samson, quoiquil nait ni crocs ni griffes, peut lutter
avec les bêtes
féroces et que ses noirs cheveux crépus valent une crinière
fauve.
Là il emporte sur son dos les portes de Gaza. Il fait sombre
; la lune
ébauche dun vague rayon les fortifications de la ville,
une silhouette
brune se découpe sur le ciel nocturne, au dos dune colline
: cest le héros
chevelu qui joue ce bon tour à ses ennemis les Philistins.
Dans un autre dessin, nous le voyons qui, éveillé en
sursaut dans la
chambre de Dalila, rompt comme des fils daraignée les
cordes neuves
dont on la lié pendant son sommeil.
Le suivant, traité un peu à la manière de Paul
Véronèse, nous montre
Samson rasé, dépouillé de ses vêtemens,
privé de sa force et attaché de
cordes quil ne peut plus rompre cette fois. Des soldats lentraînent
brutalement avec cette insolence des poltrons qui nont plus
rien à
craindre. Dans le fond, sélève un palais darchitecture
primitive et carrée ;
à lune des fenêtres, on aperçoit limpure
Dalila, dans sa folle parure de
courtisane, qui regarde emmener, dun air impassible, le héros
crédule et
confiant qui a dormi sur son coeur et quelle a livré
aux bourreaux pour un
peu dor.
Plus loin, dans une espèce de prison aux murailles épaisses,
au jour
douteux, Samson à qui lon a crevé les yeux, tourne
la meule comme une
bête de somme. Cette composition est lune des mieux senties.
Un
Philistin est assis près de la porte dans une attitude nonchalante
et exerce
sur le héros esclave une surveillance hautaine et dédaigneuse.
Decamps est
sans rival pour les murailles : celles-ci sont étonnantes pour
leur grain et
leurs rugosités. La meule a bien le caractère antique,
et les accessoires,
merveilleusement traités, concourent à leffet
général.
Pauvre Samson, pour avoir eu lhéroïque confiance
de la force, pour avoir
cru à lamour dune femme, te voilà réduit
à tourner comme un cheval ou
un boeuf sous le fouet du contre-maître ! Quest devenu
le temps où, armé
dune simple mâchoire dâne, tu assommais des
milliers de Philistins, où
tu secouais tes crins puissans dans la brise des montagnes. Te voilà
dans
un obscur caveau poussant devant toi, de tes robustes pectoraux et
de tes
bras jusqualors invaincus, la barre de bois dune ignoble
meule. Mais
patience, tes cheveux repoussent, ta vigueur revient, le jour de la
Théophile Gautier Salon (1845) 21
vengeance approche, ta mort sera honorée dune hécatombe.
Le dessin qui représente Samson secouant les colonnes du Temple,
est un
des plus beaux de la série. Il est impossible de mieux rendre
ces blocs qui
se déplacent, ces piliers ivres qui chancellent, et tout cet
édifice ébranlé
par les efforts de lathlétique aveugle, comme par un
tremblement de terre.
Des avalanches dhommes, de femmes, denfans, fondent
avec les
entablemens et les planchers des étages supérieurs,
la tête en bas, dans un
désordre affreux, au milieu dun ruissellement de couronnes,
de coupes,
damphore, à peu près comme les groupes renversés
dans le Passage du
Thermodon de Rubens. La foule se presse et sétouffe aux
portes. Un
enfant éperdu se sauve avec un élan si brusque, si effaré,
quil semble
sauter hors du cadre. Il court si vite que son ombre a peine
à le suivre.
Ces compositions, du genre des batailles antiques exposées
par lauteur au
salon précédent, sont toutes remarquables par la hardiesse
de la pensée, la
fermeté du style et la puissance de lexécution.
Cependant, nous trouvons
chez quelques-unes abus du noir, sans nécessité et comme
de parti pris.
Decamps est un peintre blond, chaud, transparent, quoique solide et
merveilleusement opaque quand il le faut ; il modèle très
bien dans le clair
comme tous les grands coloristes et na pas besoin, pour produire
des
effets bibliques, demprunter son nuage sombre à lAnglais
Martynn.
Nous lui reprocherons aussi quelques arbres, quelques premiers plans
qui
indiqueraient une préoccupation fâcheuse du Poussin.
Que M. Decamps
y prenne garde, ce serait pour lui un maitre dangereux et perfide.
Les
qualités du Poussin sont contraires aux siennes. Poussin a
déjà attristé le
talent si fin, si naïf et si charmant de Cabat ; il a poussé,
par une fausse
recherche du style, dans les environs du paysage historique, comme
lentend lAcadémie, une foule de jeunes artistes
recommandables, à qui
létude de la simple nature aurait laissé leur
virtualité propre.
Linvasion du panthéisme ne permet plus guère de
représenter un fleuve
par un gaillard couleur de brique, qui a une urne sous le bras. On
trouve
que leau vaut bien la peine dêtre peinte pour elle-même,
à cause de sa
transparence, de ses reflets, de son mouvement, qui fait fourmiller
la
lumière en paillettes dor ou dargent et couler
le ciel entre deux rives de
saules ou de roseaux. Les arbres nont pas besoin dêtre
historiques pour
avoir des troncs curieusement raboteux, des branches dun beau
jet, des
feuilles denticulées dune façon pittoresque. Les
horisons se passent
facilement dêtre émaillés de villes grecques
ou romaines, et les terrains
nont pas besoin dintentions philosophiques.
La Sainte Famille de M. L. Boulanger est malheureusement placée
audessus
de la Prise de la Smala dHorace Vernet, et il est rare quun
regard
Théophile Gautier Salon (1845) 22
se relève à cette hauteur, même pour un bon tableau.
Celui-ci pourtant en
vaut la peine. La divine mère est assise sous un arbre et tient
sur ses
genoux ladorable enfant, à qui deux beaux anges aux ailes
de cygne
présentent des fleurs et des fruits. Le sacramentel saint Joseph
se tient en
arrière, un peu dans lombre, pour ne pas effrayer le
charmant groupe de sa
mine rébarbative. Cela est peint grassement, dun pinceau
aisé et dune
bonne composition.
Les Bergers de Virgile et les Baigneuses, du même artiste, sont
des oeuvres
recommandables à tous égards. Les baigneuses sont charmantes.
M. L. Boulanger na quun défaut, selon nous, cest
de se défier du
Boulanger dautrefois et de viser à la sagesse.
Ses débuts, le Mazeppa,
la Mort de Bailly, annonçaient une fougue et un emportement
trop tôt
modérés à notre avis ; cest un beau défaut
que la violence, et ne la pas
qui veut. Ce peintre, dun esprit si fin, si inquiet,
si littéraire, a trop
écouté, nous en avons peur, les critiques de bon goût,
et son admiration de
fraîche date pour les maîtres austères.
Ses véritables dieux étaient
Rubens, Tintoret, Titien, Véronèse, tout lOlympe
des coloristes abondans
et fougueux. Quil y revienne, et avec ses défauts dil
y a dix ans, dont il
sest presque corrigé, il retrouvera toutes ses qualités.
Chaque artiste,
au milieu de sa carrière, éprouve de ces hésitations,
de ces fluctuations.
Ce quon appelle les idées raisonnables, les lieux
communs les plus
vulgaires, à force dêtre répétés,
commencent à produire un certain effet
sur lui. Il entend les faiseurs de critique raisonner sur le style,
sur la
composition, sur le dessin, sur la couleur ; il finit par se troubler
dans sa
conviction. Son tempérament dartiste, satisfait
par des productions
nombreuses, ne lui parle pas si impérieusement quautrefois
; il essaie
alors des mariages impossibles de qualités ennemies, il veut
mettre la
couleur dans le contour et ainsi de suite, jusquà ce
que dominé par son
instinct il reprenne le dessus et revienne à sa véritable
nature.
Lauteur de ce charmant tableau de la Barque des illusions, M.
Gleyre, a
exposé cette fois un sujet religieux, le Départ des
apôtres, allant prêcher
lEvangile après la mort de Jésus-Christ. La croix
sélève dans le fond de
la composition, et cest du pied du gibet où leur maître
a expié par sa mort
le crime davoir apporté au monde une idée nouvelle,
que les disciples se
séparent et vont, qui à laurore, qui au couchant,
qui au midi, qui au
septentrion, chercher tous la souffrance, quelques-uns le martyre.
Cest un mérite davoir trouvé dans le champ
si souvent retourné des
sujets de sainteté un motif neuf et pour ainsi dire humain,
outre sa
signification spéciale. Ces douze hommes, partant du
pied de cette
croix jusque là infâme, ont changé la face du
monde et produit la
Théophile Gautier Salon (1845) 23
civilisation moderne.
M. Gleyre, lui, est par nature un peintre philosophique, et la familiarité
du
Poussin que tout à lheure nous proclamions pernicieuse
pour certains
artistes, ne peut que lui être favorable. Cest un talent
réfléchi, sérieux
quelquefois jusquà la froideur et à la tristesse,
ne laissant que peu de
chose au hasard de lexécution, et ne prenant de la réalité
que ce quil lui
en faut pour rendre son idée. Le dessin de M. Gleyre, quoique
pur, na pas
cette fidélité scrupuleuse, ce poussé-loin des
maîtres secs ; son coloris,
suffisant dailleurs, est privé de cet éclat, de
ce saturé, de cette harmonie
dans la variété des peintres heureusement doués
Lordonnance de la composition ne laisse rien à désirer.
Les types
différens des apôtres sont indiqués dune
manière ingénieuse ; les
draperies ont du style, et cependant le tableau vous laisse froid.
Ces
douze hommes, quoi que lartiste ait fait pour en varier luniformité,
noffrent pas les ressources dune action à laquelle
concourraient des
femmes, des jeunes filles, des enfans, et puis lidée,
bien quélevée et
noble, frappe plus lesprit que les yeux. Une exécution
vivace,
chaleureuse, palpitante, de grands contrastes dombre et de lumière,
des
effets de clair-obscur, des draperies de nuances brillantes, pourraient
dissimuler un peu ce défaut ; mais, nous lavons dit,
la peinture de M.
Gleyre, à qui nous rendons dailleurs la justice quil
mérite, est dune
sévérité qui ne lui permet pas ces subterfuges.
Nous navons encore cité que bien peu de noms dans ce
quon est convenu
dappeler la peinture dhistoire et nous sommes déjà
embarrassé.
Vous parlerons-nous de lEpisode du sac de la ville dAquilée
par Attila,
de Schnetz ? Non, car Schnetz a fait dans sa vie deux ou trois
chefsdoeuvre
: la Bohémienne disant la bonne aventure au petit pâtre
qui devint
Sixte-Quint, la Prière à la Madone, lEnfant malade,
qui intercèdent si
vivement en sa faveur que nous avons passé sous silence presque
tous les
tableaux dhistoire quil expose depuis quelques années.
Ce nest pas
quil ne sy rencontre de temps à autre un bout de
torse, une tête, un bras
modelés avec une force qui sent le maitre disjecti membra pictoris
; mais
cela nest pas suffisant pour un homme comme Schnetz. Dailleurs
pourquoi fait-il de ces grandes machines, il avait été
créé et mis au monde
pour être le peintre ordinaire des paysans romains, comme Adolphe
Leleux celui des paysans bretons.
Le Massacre des Innocens, de M. Jollivet, est une grande diablesse
de
toile qui annonce du talent, une certaine puissance, mais aussi une
façon
toute particulière denvisager la nature.
Théophile Gautier Salon (1845) 24
Dans ce cadre singulier, tout paraît durci et cristallisé
; un soldat de
bronze, monté sur un cheval de marbre blanc, tue des enfans
de pierre
devant des mères dalbâtre ou de terre cuite, selon
quelles sont brunes ou
blondes. Les innocens ne courent pas grand risque ; les épées
des satellites
dHérode sémousseront et sébrécheront
sur ces chairs de cailloux. Les
tables contre lesquelles on les lance seront brisées à
coup sûr ; les
draperies elles-mêmes ont lair dêtre taillées
dans le porphyre, et les
nuages du ciel sont faits déclats de granit. Tout
cela nempêche pas M.
Jollivet davoir un certain style et une certaine tournure.
Il naura, pour
bien faire, quà prendre beaucoup moins de peine.
Tout à côté sagite et se démène
la Bataille dHastings de M. Debon. Cest
une chaude et tourbillonnante mêlée pleine de chevaux
qui se cabrent, de
cavaliers qui vident les étriers, de morts et de mourans quon
trépigne, de
bouches qui hurlent, de plaies qui saignent, un très régalant
fouillis de
têtes, darmures, dépées, décharpes
qui volent au vent ; il y a là comme
un lointain souvenir du Pont de Taillebourg de Delacroix.
Jetez les yeux sur un immense tableau humanitaire et palingénésique
de
M. Victor Robert, désigné au livret sous ce titre :
" La religion, la
philosophie, les sciences et les arts éclairant lEurope.
"
A cet énonce est jointe lexplication suivante : Sous
la forme de figures
allégoriques, elles chassent devant elles lIgnorance,
son fils le
Despotisme, et les repoussent dans les ténèbres. Chaque
peuple de
lEurope est représenté par une figure qui, chacune,
occupe dans le tableau
sa place géographique. La France, confiante dans sa force,
est assise la
main sur une épée.
A ses pieds, lEspagne sommeillant et lItalie tenant le
monde chrétien. A
lun des côtés de la France, LAngleterre et
lEcosse debout sur les mers ;
lIrlande, pensive, inclinée sur sa harpe. Derrière
la France, la Hollande, le
Danemarck, la Suède, enveloppée avec la Norwège
dun même manteau ;
la Laponie, couverte de neige. Au centre du tableau, les principaux
états de
lAllemagne, la Prusse et lAutriche, attentives, studieuses,
philosophes.
Sur le devant, la Grèce, sortant du linceul et renvoyant la
lumière ; derrière
elle, la Turquie effrayée. Dans le fond, la Russie tenant la
Pologne
couchée sous son poing, autour delle se groupent les
peuplades du Nord.
Aux deux extrémités du tableau, sont deux grandes figures
; lOcéan et la
Méditerranée qui, de leur flux et de leur reflux baignent
les pieds des
différens peuples.
Quen dites-vous ? Pour notre part, nous préférons
un Singe faisant la
cuisine, de Decamps ou un Homme fumant sa pipe, de Meissonnier.
Théophile Gautier Salon (1845) 25
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE.
DU 20 MARS 1845.
__________
SALON DE 1845.
__________
(Quatrième article.)
Hippolyte Flandrin. Robert Fleury. Appert. Muller.
Papety. Gigoux. Brune. Tissier.
Dugasseau.
M. Hippolyte Flandrin a exposé une Mater dolorosa et plusieurs
portraits.
Cest de tous les élèves de M. Ingres celui
qui est resté le plus fidèle à
la doctrine du maître sans imitation servile et sans recherche
enfantine.
Cest un talent pur, sobre, honnête, ne courant après
aucun effet de
surprise, consciencieux jusque dans le moindre détail, sérieux
sans ennui
et dune modestie magistrale.
Sa Mater dolorosa, devant laquelle on peut passer sans la voir, tant
leffet
en est doucement voilé et la teinte locale étouffée
à dessein dans un demijour
dune mélancolie grisâtre, est une composition pleine
de poésie et de
sentiment.
Cette mère divine que nulle négala en angoisses
et qui peut dire à ceux
qui passent sur le chemin : " Considérez et voyez sil
existe une douleur
comparable à la mienne, " est tombée à genoux,
dans laffaissement du
désespoir, au pied de larbre infâme doù
lon vient de décrocher son fils
bien-aimé. Dune main elle tient la couronne dépines
et de lautre les
clous rouges encore du sang de la céleste victime. Jamais
plus haute
agonie de lame ne fut plus noblement exprimée ;
il ny a là ni
contorsions mélodramatiques, ni attitudes théâtrales,
et cependant
limpression est produite.
M. Hippolyte Flandrin, chose qui devient plus rare chaque jour, a
une
finesse de pinceau extrême ; il couvre sa toile sans travail
apparent et
modèle sans empâter. Cette manière de peindre
est celle qui se rapproche
le plus de la nature ; il est vrai quon y perd le ragoût
de la touche, un
certain pétillant produit par les hachures, et le choc des
tons rompus ; mais
la réalité noffre rien de semblable, et les tableaux
peints dans ce travail
denticulé ne prennent laspect naturel quà
une distance de quelques pas.
Ceux de M. Flandrin nont pas besoin quon sen
éloigne.
Théophile Gautier Salon (1845) 26
Nous avons longtemps contemplé un portrait de femme,
placé sous la
Prise de la Smala, dans langle du salon, du côté
de la galerie des dessins ;
cest une simple tête qui se détache tranquillement
dun fond de tenture
verte ; le modèle le livret nen donne pas même
linitiale nous est
inconnu. Cette figure chaste et pure, au doux regard noyé,
a lovale
enveloppé de demi-teintes admirablement fondues ; ce front
divoire que
baignent, à flots assoupis, deux bandeaux de cheveux châtains,
nous a fait
penser, et ce nest pas un médiocre éloge, à
la Monna Lisa de Léonard de
Vinci, cette peinture musicale à force dharmonie.
Lexpression de
cette charmante tête est si naïve, si sincère et
si douce, quil semble quon
rencontre une amie inconnue : ici la beauté morale est aussi
bien rendue
que la beauté physique. La ressemblance doit être frappante,
et pourtant
rien na moins lair dun portrait ; on dirait une
figure née spontanément
de linspiration sous le pinceau de lartiste.
Le portrait de M. V., exécuté avec cette manière
ferme et calme qui
caractérise lélève chéri de M. Ingres,
semble détaché dune glace, tant il
reproduit fidèlement les traits, la physionomie, lattitude
du modèle.
Nous navons pas vu celui de M. Chaix-dEst-Ange, mais nous
pouvons
affirmer, sans crainte de nous compromettre, quil nest
pas inférieur aux
deux autres, tant M. Hippolyte Flandrin est égal et certain
dans sa
peinture : les principes qui le guident sont trop sages pour quil
puisse
jamais ségarer.
La vogue de M. Robert-Fleury saugmente dannée en
année. La foule
qui sattroupe devant ses toiles est composée à
moitiés égales de bourgeois
et dartistes. Tout en sachant plaire aux masses il a su conserver
lestime
des peintres. Chose difficile ! car il faut en convenir, les goûts
du public ne
brillent pas par la finesse et la distinction. Le sentiment des beautés
plastiques est très peu développé en France,
et la sculpture, cet art spécial
de la forme, y jouit
Dune incommensurable impopularité.
Il faut autre chose aux Français que la ligne serpentine dun
torse, le
gracieux contour dune hanche, la délicatesse dune
extrémité, la coupe
dun profil, ces thèmes éternels de ladmiration
des Grecs. Le poème du
corps humain écrit sur la toile ou dans le marbre, fût-ce
par Michel-Ange
ou Phidias, naurait à Paris que fort peu de succès
; il ny a pas là assez
dintérêt pour nous ; ce qui nous plaît ce
sont des tableaux-images
illustrant un fait bizarre, un événement curieux et
dont la lecture soit
amusante au livret ; ni lidée ni la forme ne nous séduisent,
il nous faut le
fait brutal raconté à peu de chose près, comme
dans la Gazette des
Tribunaux.
Théophile Gautier Salon (1845) 27
M. Robert Fleury, par instinct ou par raisonnement, contente ce goût
du
public. A la scène de torture dans les cachots du saint-office,
voici que
succède un autodafé. Décidément, M. Robert
Fleury est abonné aux
mystères de linquisition.
Des moines conduisent au quemadero des juifs, des hérétiques,
relaps de
tout sexe et de tout âge, couverts du San-Benito historié
de flammes et de
diablotins. Déjà plusieurs victimes sont attachées
aux poteaux et se tordent
dans les convulsions dune agonie plus ou moins avancée
: des gens du
peuple sapprochent des brasiers autant que lardeur des
brasiers le permet,
et contemplent ce hideux spectacle avec une joie féroce, les
autres avec
une horreur mélangée deffroi. Ceci suffit
aux promeneurs ordinaires,
pour qui tout tableau représentant la même chose aurait
le même attrait.
Mais plusieurs morceaux de nu sont peints avec beaucoup de franchise
et
un vif sentiment de réalité. Les pieds du malheureux
que la flamme atteint
se crispent énergiquement ; les costumes, les accessoires sont
traités avec
une largeur quon ne trouve pas toujours dans les toiles de plus
vaste
dimension.
M. Robert Fleury est coloriste, bien quil brûle un peu
trop les tons et
donne à ses tableaux laspect quils auraient sils
avaient été peints il y a
cent ans. Il abuse des tons jaunes, roux et bitumineux, et,
par lexcès de
ces chaleurs factices, il est amené à repiquer et à
fouiller les vigueurs en
noir pur, ce qui rend certains endroits de sa peinture dune
apparence
charbonneuse. Quoi quil en soit, M. Robert Fleury est
un praticien
consommé, qualité rare de tout temps et surtout aujourdhui
; il sait son
état et domine complètement le genre quil sest
choisi. Des raffinés
pourraient souhaiter des nuances plus rares, un aplomb moins brutal
dans
la touche, plus desprit dans le dessin, mais, somme toute, cest
de la
bonne et solide peinture, comme il ne sen fait pas assez ; du
Tintoret
réduit heureusement aux proportions du chevalet.
Le Rembrandt dans son atelier est pour un peintre comme M. Robert
Fleury un sujet que nous préférons à toutes les
grillades de linquisition.
Rembrandt est en train de peindre dans un de ces ateliers à
lumière
concentrée sur un seul point, qui lui plaisaient tant. Une
jeune fille à deminue,
accompagnée dune mère ou dune matrone suspecte,
est en train de
poser sur une espèce destrade. A ses pieds sont répandus,
dans un opulent
désordre, des brocards à ramages, des coffrets de laque,
des armes
bizarres, des aiguières dor ou dargent, toutes
ces curiosités de bric-àbrac,
que le peintre de la Ronde de nuit appelait ses antiques, et que M.
Robert Fleury a rendues avec une force et une réalité
surprenantes.
Cette fois, le peintre a tiré son sujet des chroniques vénitiennes.
Cest à
Théophile Gautier Salon (1845) 28
lexécution de Marino Faliero quil nous fait assister.
Le lieu de la
scène, lescalier monumental où les doges prêtent
serment, est favorable,
par son architecture, à une composition pittoresquement étagée.
Les
personnages qui prennent part à laction sont groupés
sur le palier ou sur
les marches, à différentes hauteurs. On vient
dôter au doge la thiare à
corne dor, emblème de sa dignité, et le bourreau,
gaillard à formes
robustes, à physionomie bestiale, balance de son bras nu jusquà
lépaule
sa lourde épée à deux tranchans.
Quand M. Robert-Fleury peint des Vénitiens, il est tout-à-fait
à son aise ; il
possède à fond le costume et la couleur du pays et de
lépoque. Son
Marino Faliero brille par les qualités et les défauts
qui lui sont habituels.
Larchitecture est dune bonne localité ; les statues
placées au haut de la
rampe ne manquent pas dune certaine tournure grandiose ; les
costumes,
les détails sont traités avec cette vigueur rembrunie
que personne ne
possède mieux que M. Robert-Fleury. Il est à
regretter que les contours
soient trop souvent indiqués par des traits noirs. Ce procédé,
quelquefois
utile et admissible dans les ouvrages de grande dimension nous paraît
dun
emploi fâcheux pour des figures dune proportion restreinte
et que lon est
obligé de regarder de près.
A dautres titres et dans un genre différent, M. Appert
relève aussi de
lécole vénitienne ; il a étudié
avec amour cette grande et robuste peinture,
et sans imitation immédiate se lest rendue familière.
Sans se préoccuper
des recherches mystiques si à la mode aujourdhui, il
a, laissant
parfaitement tranquille Cimabué, Giotto, Lange[de] Fiesole,
Albert-
Durer, Lucas de Leyde et Hemling, brossé une Assomption de
la Vierge
dune bonne et forte couleur avec des têtes qui plafonnent
et des raccourcis
en perspective, contrairement à lusage adopté
maintenant dans les sujets
religieux. Les têtes des apôtres ont un cachet
de vie et de réalité qui fait
pardonner aisément à la trivialité des types.
La vérité est comme elle peut,
et si les personnages de M. Appert nont pas tous des nez grecs,
prenezvous-
en à ses modèles ; les anges quoiquun peu lourds
agitent de bonnes
ailes bien emplumées, bien accrochées, qui les feront
parvenir dans
limmuable azur avec leur fardeau divin tout aussi bien que les
longues
figures blanchâtres caricaturées dOverbeck et des
peintres spiritualistes
allemands.
Outre cette Assomption, M. Appert a exposé un portrait de femme
dune
vérité extrême et dune force de relief étonnante.
Quoique lauteur nait
pas sans doute cherché cet effet, cest presque un trompe-loeil,
comme les
moines peints par don Diego de Levya dans le choeur de la Chartreuse
de
Miraflores : la figure sort de la toile.
Théophile Gautier Salon (1845) 29
Un jeune peintre dont on na pas oublié léclatant
début, M. Muller,
lauteur du Triomphe dHéliogabale, a exposé
deux charmantes toiles,
lune empruntée à Shakspeare, et lautre à
Victor Hugo, rien que cela.
Il est difficile de voir quelque chose de plus joli et de plus
gracieux.
La première a pour légende cette strophe charmante des
Odes et Ballades :
Je suis lenfant de lair, un sylphe, moins quun rêve,
Fils du printemps qui naît, du matin qui se lève,
Lhôte du clair foyer durant les nuits dhiver,
Lesprit que la lumière à la rosée enlève,
Diaphane habitant de linvisible éther !
M. Muller a réalisé de la façon la plus heureuse
ce programme qui semble
impossible. Son sylphe frais, satiné, brillant, a toute la
légèreté et toute la
transparence que lui attribuent les vers du poète ;
il a pris pour reposer
un hamac de toile daraignée dont les fils attachés
à des brins dherbes ne
les courbent même pas ; la brise du soir balance le petit dormeur
dans son
réseau dargent au milieu de plantes et darbustes
dun vert frais et tendre,
diamans de gouttes de rosée.
La seconde a pour titre : Puck.
Cest le Puck du Songe dune Nuit dété
:
Jai couru tout le bois,
Et je nai trouvé aucun Athénien
Sur les yeux de qui je puisse essayer
La force de cette fleur pour inspirer lamour.
Si le sylphe est endormi, celui-ci est éveillé, nous
vous le promettons. Ses
yeux bleus pétillent dintelligence et de malice ; à
travers les boucles
frisées de ses cheveux blonds sallongent et se raccourcissent
de petites
cornes de colimaçon, car son origine nest pas tout à
fait aussi innocente
que celle du sylphe et pourrait bien avoir quelque chose de diabolique.
Il est assis comme sur un tabouret à sa taille, sur un gros
champignon
poussé au milieu dune clairière de la forêt,
où le gazon est couché en
cercle par la valse des fées.
Cest une petite merveille de coquetterie et de fraîcheur,
un bouquet de
couleur fait à souhait pour le plaisir des yeux !
Les arbres sont touchés avec une largeur que nont pas
toujours les
paysagistes de profession. Le tronc de hêtre, trop serré
dans son corset
de satin blanc qui craque, est dun ton fin argenté que
réchauffent à propos
des plaques de mousses blondes. Les herbes, spirituellement étudiées,
font
Théophile Gautier Salon (1845) 30
toutes sortes de touffes les plus charmantes du monde et se diaprent
de
mille petites fleurettes qui sont comme des étincelles tombées
du soleil ou
de la lune.
Pour trouver une parenté dans lécole moderne au
Sylphe et au Lutin de
M. Muller, il faudrait remonter jusquau Zéphir de Prudhon.
Les jeunes
peintres modernes et romantiques cherchent dordinaire les sujets
violens
et tumultueux, et trop souvent leur désir dexpression
dégénère en laideur ;
ils feraient bien, et M. Muller vient de leur en donner un
heureux
exemple, de traiter aussi des motifs gracieux.
Il y a beaucoup à faire de ce côté : tout une
mythologie romantique à créer,
aussi fraîche, aussi neuve que lautre est ridée
et flétrie sous le pinceau
fourbu des classiques. Gnessli a montré ce quon pouvait
faire en ce genre
dans ses grandes illustrations de Shakspeare.
Un artiste qui avait donné de grandes espérances et
à qui ceux qui ne
partageaient pas ses idées accordaient de linvention,
de la grace et surtout
une grande habileté de main, M. Dominique Papety, na
cette année que
deux tableaux dassez petite dimension qui ne réalisent
pas lattente
générale ; cest bien, mais ce nest pas mieux.
Sans doute celui qui a peint
ces deux cadres est un homme de talent, mais les hommes de talent
ne
sont-ils pas la plaie de notre époque ? Ne tenir que
de ladresse quand
on promettait du génie, cest peu.
La Défense de Ptolémaïs par le comte de Clermont
est un tableau esquissé
auquel il ny a rien à reprocher sous le rapport de lexécution
; la pâte est
solide, la touche ferme, les armures reluisent bien, les pierres sont
grenues,
écorchées, égratignées à merveille
; le bois des échelles fait illusion, mais
le Rêve du Bonheur avait fait espérer mieux et davantage.
Memphis, cest ainsi que sappelle le second tableau de
M. Papety, est
dune originalité qui frise le bizarre. Un Egyptien, couché
sur un lit de
repos dans lattitude dun sphinx de granit, écoute
une musicienne qui
chante en saccompagnant de la harpe.
Une seconde femme est assise à côté du jeune homme,
et tient dans sa
main des lotus bleus et roses. Des pylônes, des entablemens
dédifices,
palais et temples, se profilent dans le lointain.
Cette composition, coloriée de tons étranges, de rouges
vifs, de bleus crus,
de verts durs, surprend plus les yeux quelle ne les ravit, quoique
les
détails en soient très finement touchés, comme
tout ce que fait M. Papety.
Elle ne produit pas leffet quon aurait pu en attendre.
Que M. Papety reparaisse au salon prochain avec quelque grande machine
Théophile Gautier Salon (1845) 31
phalanstérienne. Lharmonie, comme on dit en style
fouriériste, lavait
bien inspiré.
En lisant sur le livret, au nom de M. Gigoux, le touchant récit
de la mort
de Manon Lescaut et du désespoir du chevalier Desgrieux, nous
nous
attendions à quelquune de ces jolies scènes comme
il savait si bien les
faire avec un doux chiffonnage de taffetas et de petits tons gris
glacés de
rose, dans cette manière qui touchait à Fragonard par
un côté, et à Greuze
par lautre. M. Gigoux, il ny a pas longtemps, savait faire
descendre
mieux que personne un repentir à demi dépoudré
sur une gorge constellée
dassassines. Aussi nous avons été un peu surpris
en voyant un chevalier
Desgrieux vêtu dun habit de zinc et pleurant sans grace
à côté dune
Manon qui ressemble à lAtala de Girodet. Quand
ces belles filles du
dix-huitième siècle mouraient, elles étaient
coquettes même avec la mort,
et laissaient à leurs amans éplorés des cadavres
les plus jolis et les plus
élégans du monde. Cétait là ce qui
faisait leur force, cest que dans leurs
amours, dans leurs infidélités, dans leurs misères
et dans leur fortune, dans
la santé et dans la maladie, et toujours et partout, elles
restaient gracieuses.
Comment voulez-vous quon oublie une femme qui, dans son
agonie, a
soin de composer un sourire charmant pour votre dernier baiser ?
Quest-ce qui a pu conduire M. Gigoux à un tel tableau
? la recherche
intempestive du style qui a déjà perdu tant de jeunes
peintres.
Quant à son duc dAlençon à la bataille
dAzincourt, cest une bataille ni
meilleure ni pire que la plupart de celles destinées au musée
de Versailles.
Dans le Christ descendu de la croix, de M. Brune, bien que ce soit
une
oeuvre pleine de talent, nous ne retrouvons pas le Brune des Filles
de Loth,
de lEnvie, de la Tentation de saint Antoine, énergiques
peintures où il
luttait de vigueur avec le Caravage et le Valentin.
Nous regrettons ces ombres fermes, ces grands partis pris de lumière,
cette
volonté et cette façon magistrales. La virilité
est un don rare dans les
arts. Pourquoi samollir et sefféminer volontairement
? Que M. Brune
ne craigne pas ses défauts ils lui rendront ses qualités.
M. Tissier a fait un Christ et une Madeleine et deux portraits de
femme
dune touche facile et dune bonne couleur. Il rappelle
par certains
côtés M. Couture, lauteur de lAmour de lor,
qui na pas exposé, nayant
pu finir pour lépoque fixée un sujet antique sur
une grande échelle et
renfermant de nombreuses figures.
Nous vous parlerions bien encore de plusieurs tableaux de bataille
et de
sainteté qui garnissent le haut du salon à des distances
que nos yeux ne
peuvent franchir. Den bas, on ne distingue guère
que le cheval qui se
Théophile Gautier Salon (1845) 32
cabre et le blessé qui se soulève sur son coude,
le reste est dans la
fumée, que lange qui descend dans une gloire avec
quelque chose à la
main, le reste est dans le nuage ! Ne serait-il pas
beaucoup plus
simple de les refuser ?
Il y a par là haut, au dessus de la Smala, un Jésus-Christ
de M. Dugasseau,
un Jésus-Christ entouré des principaux fondateurs
du Christianisme,
qui serait beaucoup mieux dans latelier du peintre. Cest
une oeuvre de
mérite ; les gens bien informés nous lont dit,
et nous les croyons dautant
plus aisément sur parole, que nous avons découvert dans
la galerie une
petite Sapho du même auteur, faisant le saut de Leucade, qui
est une
charmante chose. Lajustement et le ton des draperies décèlent
lhomme
de goût qui a vécu longtemps avec lantiquité.
M. Dugasseau arrive de
Rome, où il a passé sept ans dans les études
solitaires et consciencieuses.
Nous aurions voulu mettre quelque ordre dans notre revue ; mais la
classification des genres existe-t-elle aujourdhui comme autrefois
?
Dailleurs, il ny a en art que deux divisions le
bon et le mauvais
auxquelles les esprits méthodiques peuvent en joindre une troisième
le
médiocre.
Nous prendrons à droite et à gauche, en haut et en bas,
tantôt un sujet de
piété, tantôt un tableau de genre, une bataille
ici, un paysage là. Sans doute
nous serons forcé à beaucoup domissions ; le moyen
de parler en détail de
2,332 objets dart ! Les colonnes tout entières du journal
ny suffiraient
pas et lon tomberait dans une nomenclature fastidieuse.
La tâche du
critique est difficile cette année : peu doeuvres hors
ligne, mais une
somme de talent extrême. Celui qui aurait fait un peu mieux
que les autres
aurait vraiment très bien fait : nous espérons noublier
aucun de ceux-là.
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE.
DU 15 AVRIL 1845.
__________
SALON DE 1845.
(cinquième article.)
MM. Landelle, Ange Tissier, Hesse, Sébastien Cornu, J.-B. Guignet,
Adrien Guignet, Geffroy, Bard, Matout, Janmot, Glaize, Etex, etc.
Il est à remarquer que presque tous les tableaux exposés
au salon peuvent
se diviser en deux classes : les tableaux de sainteté et les
tableaux de
Théophile Gautier Salon (1845) 33
bataille. Les sujets de mythologie ou purement héroïques
sont
excessivement rares. Cela vient de ce que la peinture dhistoire
na plus
rien de commun avec les particuliers, et ne vit, à de rares
exceptions, que
des commandes du gouvernement, quelles viennent de la maison
du roi
ou des différens ministères. Or, le gouvernement a besoin
de descentes de
croix, de saintes Vierges et autres sujets pieux quil distribue
aux églises
départementales sur les demandes de députés,
et de combats de toutes
sortes pour couvrir les longues travées du Musée de
Versailles. Il faut
donc bon gré mal gré que tout peintre dhistoire
soit religieux ou guerrier.
De là vient une monotonie dans laspect général
du salon ; gênées par un
sujet imposé davance et presque toujours le même,
les individualités
seffacent ou du moins ne se développent pas si franchement.
Les batailles
surtout exigent de certaines connaissances spéciales qui peuvent
manquer
à des artistes même dun haut mérite. Lon
prendrait une idée fausse du
talent de plusieurs peintres distingués en voyant les tableaux
de batailles
quils ont exécutés sur commande, non quils
ny aient mis tout le soin
possible, mais nul ne peut bien chanter hors du registre de sa voix.
Une
scène de carnage peut embarrasser un homme qui traiterait
merveilleusement bien un sujet pris de Théocrite ou de Virgile.
M. Eugène Delacroix et M. Horace Vernet, dans un sens bien
différent,
sont à peu près les seuls jusquà présent
capables de bien peindre des
batailles. Lun rend avec une fougue admirable les mêlées
furieuses, les
luttes corps à corps ; les heaumes bossués, les épées
ébréchées en scie, les
chevaux sécrasant sur leur croupe et se mordant au poitrail
dans des flots
de sang et décume, les armes bizarres et farouches, les
haches à deux
tranchans, les dagues, les espadons, les miséricordes, les
masses hérissées
de pointes, les cuirasses imbriquées, les cottes de mailles
où fourmillent
des paillettes lumineuses comme des écailles au ventre des
poissons, les
surcots mi-partis historiés de blasons et de monstres héraldiques,
tout ce
que lart militaire du moyen-âge avait de particulier et
de caractéristique,
lautre tire de luniforme moderne tout le parti possible.
Dune brosse
facile et spirituelle, il peint les fusils, les gibernes, les shakos,
les képis, les
pantalons garance et tout laccoutrement disgracieux et incommode
qui
nempêche pas nos soldats dêtre des héros
; les chevaux lui sont
parfaitement connus comme allure et comme anatomie. Chose rare, il
aime
ce quil représente et sil nétait peintre,
il se ferait chasseur dAfrique. Lui
seul sait conserver, sans tomber dans la topographie, lapparence
stratégique indispensable aux batailles de notre époque.
Sans doute
nous préférons au point de vue abstrait de lart,
les batailles comme les
entendent Rubens, Salvator Rosa, Lebrun, le Bourguignon, Parrocel
et
Decamps ; mais il faut savoir gré à un artiste davoir
mis en oeuvre les
Théophile Gautier Salon (1845) 34
élémens contemporains, et lon ne peut nier que
la peinture de M. Horace
Vernet, bien quun peu froide et superficielle, ne rende fidèlement
la
physionomie militaire actuelle : nul na mieux compris le soldat
français,
excepté toutefois Charlet dont les têtes de grognards
sont empreintes dun
cachet de loyauté et de poésie qui rachète et
au delà linsuffisance de
lexécution.
Quant aux tableaux de sainteté, il ne leur manque en général
quune chose,
cest à dire le sentiment religieux.. Nous ne demandons
pas ici des fonds
dor, des couleurs à leau doeuf et des gauffrures
faites avec des fers
comme dans les enluminures byzantines. Il ny a rien de religieux
à
dessiner des figures qui ont neuf ou onze têtes de long.
Nous laissons
volontiers les Christs façon gothique aux frontispices de complainte.
Mais
lon peut dire que lécole française na
jamais été pénétrée bien
profondément par le souffle catholique. Nous sommes de ce côté
bien loin
des Italiens et des Espagnols, auxquels nous ne pouvons guère
opposer
que Lesueur, dont la pâleur élégiaque et maladive
a pu faire illusion dans
un siècle exclusivement mythologique.
M. Ingres et son école, continuant la tradition des maîtres,
font seuls des
tableaux déglise archaïques, où la religion
nest que du savoir, mais qui
sont encore ce que lécole moderne a produit de plus convenable
en ce
genre. Chercher le nouveau dans les choses consacrées est toujours
dangereux. Aussi, bien souvent les tentatives que les artistes modernes
ont
faites pour rajeunir les sujets de sainteté, ont-elles été
malheureuses.
Certains types, à tort ou à raison, ont été
adoptés par les artistes et les
populations, dont il serait chanceux de sécarter même
pour une
amélioration. Les tableaux déglise, outre
leur valeur dart, sont des
images où il faut que le fidèle, même grossier
et dénué de toutes
connaissances pittoresques, reconnaisse aisément lobjet
de son culte.
Cette loi essentielle nous paraît avoir été méconnue
par beaucoup
dartistes qui ont cherché à varier la monotonie
du thème imposé par des
effets et des ajustemens qui ne sont pas du domaine de la peinture
iératique. Cette monotonie semble encore plus grande
quelle ne lest
au Salon, où vingt Descentes de croix, Christs au tombeau,
Saintes
femmes au sépulcre se coudoient et se nuisent. Disséminées
dans
différentes chapelles, cette ressemblance forcée quamène
lemploi des
mêmes personnages et des mêmes accessoires, disparaîtrait
ou serait
moins sensible. Cette année, ces sujets sont tellement
nombreux quils
deviennent fort difficiles à discerner lun de lautre,
et quil faudrait, pour
ne pas se tromper, écrire en face du tableau.
M. Landelle et M. Ange Tissier ont traité le même thème
à peu près : les
Théophile Gautier Salon (1845) 35
Saintes femmes et la Mère douloureuse. Le tableau de M. Landelle
se
rapproche de la manière plaintive et un peu pâle dAry
Scheffer. M. Ange
Tissier est plus coloriste et rappelle sous quelques rapports le faire
de M.
Couture, lauteur de lAmour de lor.
Une esquisse de M. Hesse représentant lévanouissement
de la Vierge, se
fait remarquer par des qualités de composition et dagencement
assez rares
maintenant. La scène fait bien tableau, et la touche
a une certaine
négligence magistrale.
LEnfant Jésus prêchant dans le Temple, de M. Sébastien
Cornu, est une
oeuvre estimable sous plusieurs rapports. La composition est
bien
entendue. Le dessin est assez pur, quoique manquant un peu de style.
La
couleur a de lharmonie, et la tête de lenfant-Dieu
rayonne dintelligence.
Cest de la bonne et sage peinture.
Nous voudrions pouvoir en dire autant du Jésus laissant venir
à lui les
petits enfans, de M. J. B. Guignet, qui est pourtant un artiste plein
de
mérite. A travers quel vernis enfumé de tableau trois
fois centenaire a-t-il
regardé la nature pour lapercevoir coloriée de
tons semblables ? Ces
chairs sont de cuivre, de bronze, de terre cuite, dacajou, de
vieux chêne,
mais jamais la peau humaine traversée par le sang et la vie
ne revêtit de
telles nuances. Tout ce monde est mulâtre : il y a là
des métis, des
quarterons, des griffes, mais pas un seul être appartenant à
la race blanche.
Ceci nempêche pas que certains morceaux ne soient
traités avec force
et vaillance, et quil ny ait dans tout louvrage
une volonté ferme et un
parti pris qui le tire du médiocre.
Le Joseph expliquant les songes de Pharaon, de M. Adrien Guignet,
est
une des plus étranges choses du Salon. Vous avez sans
doute souvenir
de ces farouches paysages entremêlés de figures barbares,
à la manière de
Salvator Rosa et de Decamps, qui montraient chez M. Adrien Guignet,
à
défaut doriginalité complète, tant de puissance
de brosse, tant de qualités
pittoresques, et faisaient espérer en lui un émule de
Marc-Esteban, de
Michel-Ange delle battaglie pour les combats, marches et surprises.
Vous
le reconnaîtrez difficilement dans cette toile pâle et
grise, qui a lair dune
estampe poussiéreuse. M. Adrien Guignet a voulu faire de légyptien,
et il
y a complètement réussi, et trop bien même ; car
ses figures semblent
détachées des panneaux enluminés de quelque temple
de Karnac. Ceci na
pas lair dune critique ; en effet, reprocher à
un peintre une exactitude
parfaite serait une accusation bizarre. Trop occupé du côté
érudit de son
sujet, M. Adrien Guignet en a négligé le côté
pittoresque. Nous ne doutons
pas un instant de lauthenticité de son Pharaon, épaté
sur son trône avec
une attitude et une immobilité de sphinx. La forme des harpé,
des calasiris,
Théophile Gautier Salon (1845) 36
des talbebs, des pschents, tout est exact. Les têtes de ces
prêtres et de ces
monarques ont été copiées sur les documens les
plus irrécusables; un
masque de momie ne reproduit pas plus fidèlement les traits
quil
recouvre. Et la scène a dû se passer ainsi, dans
une salle dune
architecture tout à fait pareille à celle qui sert de
fond à Joseph, au Pharaon
et à sa cour. Seulement M. Adrien Guignet a fait comme
le singe qui
montrait la lanterne magique, il a oublié dallumer la
chandelle ; il na pas
fait luire le soleil de la vie sur cette docte résurrection
; ces corps nont pas
dépaisseur et ne pourraient pas se retourner. Semblables
aux figures
hiéroglyphiques des Stèles et des Syringes, ils noffrent
quun contour noir
rempli dune teinte plate. Lart a fait quelques
pas depuis les Pharaons,
et M. Adrien le sait mieux que personne, bien quil se soit passé
la
fantaisie de se faire enlumineur égyptien. Il fallait donner
de la rondeur à
toutes ces silhouettes, de la vie à tous ces pâles fantômes,
et alors M.
Adrien Guignet eût fait une oeuvre remarquable sous tous les
rapports.
Pour se tromper ainsi, il faut beaucoup de science et de talent. Les
peintres, en général, ne sauraient trop se méfier
de larchaïsme et de
lérudition : il vaut mille fois mieux mettre des joueurs
de contre-basse à
côté de Jésus-Christ et des pantalons rouges aux
apôtres, comme les
peintres de Venise. Nous sommes là-dessus de lavis dAntony
Deschamps, dans la pièce de vers qui commence ainsi :
Lorsque Paul Véronèse autrefois dessina
Les hommes basanés des noces de Cana,
Il ne sinforma pas au pays de Judée,
Si leur robe était dor ou bien dargent brodée.
Limportant est la vie, la couleur, le sentiment ; non que nous
prêchions
lignorance volontaire et systématique, certaines naïvetés
ne sont plus
permises à notre civilisation, et personne ne pourrait plus
mettre, comme
nous ne savons plus quel artiste hollandais ou flamand, des canons
au
siège de Troie, ni représenter Achille fumant sa pipe
sur une caisse de
tambour.
Voyez, puisque nous en sommes sur ce chapitre, où la recherche
des
documens exacts et létude des modèles primitifs
a conduit M. Geffroy,
qui est malgré cela un homme de goût et desprit.
A faire Ariane et
Thésée, cest-à-dire un décalque
de vases étrusques rempli de teintes
saumon et violacées, le plus étrange et le plus désagréable
à loeil quil soit
possible de rêver. Rien pourtant nest plus gracieux et
plus léger que les
fantômes monochromes qui voltigent sur le fond brun des amphores
et des
patères antiques : il faut sen inspirer et non les copier.
M. Bard, qui était né avec dassez heureuses dispositions,
est un exemple
Théophile Gautier Salon (1845) 37
des aberrations où peut faire tomber lamour des vieilleries,
soit étrusques,
soit gothiques ; ses femmes grecques et sa madone sont des
types de ce
genre dexagération : M. Bard sait mieux que personne
que les yeux ne se
présentent pas de face quand la tête est de profil. Toutes
ces drôleries
barbares sentent la Cochinchine et le Japon. Lon arrive
lorsque lon
veut faire de lantique et du moyen-âge daprès
des vases et des
enluminures, à ce résultat quon obtiendrait en
peignant une scène chinoise
daprès les porcelaines et les paravents où lon
voit des arbres dazur
pousser dans des terrains dor, et des pêcheurs porter
sur le poing des
cormorans plus gros que des maisons.
M. Matout donne, lui aussi, un peu dans larchaïsme, mais
au moins restet-
il dans les limites de la raison. Il ne va pas au-delà du Rosso
et du
Primatice. Il arrange dans le ton clair de la fresque des scènes
mythologiques selon le goût de la renaissance et le style florentin
; un peu
maniéré dans ses tournures et ses extrémités,
mais facile et magistral, M.
Matout a exposé trois tableaux, tous trois empruntés
à lantiquité : lun
à Homère, lautre à Virgile, le dernier
à André Chénier. Cest toujours
du grec. Voici le motif du premier.
" Pan soupire sur les chalumeaux un air mélodieux ; alors
se réunissent à
lui, à pas pressés, auprès dune fontaine
profonde, les nymphes des
montagnes
"
Nous aimons, pour notre part, cette allure hardie, cette touche libre
et ce
ton léger qui rappellent la détrempe et la décoration.
Il ny a là rien de
bourgeois ni de commun. On sent que la peinture de M. Matout est faite
pour orner les voûtes ou les murailles dun palais et sallier
à larchitecture
plutôt que pour être enfermée dans un cadre.
Le Silène avec les
nymphes offre les mêmes qualités et les mêmes défauts
que le Pan et le
Daphnis. Cest le même goût, le même style
et la même couleur.
M. Matout aurait pu être employé hardiment aux restaurations
des vieilles
fresques du château de Fontainebleau. Une tête, un pied
ou un bout de
torse de lui nauraient pas fait tache sur les vestiges à
demi effacés des
grands artistes florentins.
Nous avons trouvé dans une galerie obscure une toile de M.
Janmot, de
Lyon, dont nous ne connaissions rien encore. Fleur des champs,
tel est
son titre. Une jeune fille vêtue simplement est assise
dans une
campagne ; ses mains, à demi ouvertes, sont pleines de fleurs
sauvages ;
des paquerettes, de la folle-avoine, des bluets, des boutons dor,
toutes ces
pauvres petites herbes dont Ophelia compose sa couronne, enlacent
autour
delle leurs tiges clair-semées. Sa figure, quoique
rustique, est pleine de
charme ; ses lèvres, un peu épaisses comme celles de
toutes les bonnes
Théophile Gautier Salon (1845) 38
natures, sont effleurées par un sourire nonchalant et mélancolique
; ses
yeux errans suivent une pensée ou un duvet promené par
la brise. La
couleur, quoique étouffée et sobre, est dune harmonie
qui plaît ; et ce
tableau devant lequel on peut passer vingt fois sans le voir, vous
retient
par un charme indéfinissable une fois que vous lavez
découvert.
M. Glaize sest voué corps et ame à la couleur
; peu lui importe le sujet,
pourvu quil lui fournisse loccasion de chiffonner le velours,
de faire
miroiter la soie, denrouler de superbes ramages sur les brocarts
et les
brocatelles, de faire glisser la lumière sur le ventre dune
cuirasse. La
Madeleine repentante, assise sur les degrés du temple, était
pour lui une
bonne fortune et il sen est emparé avec bonheur. Il y
a là des courtisans,
de grandes dames, des soldats, des mendians, des femmes du peuple,
toutes les couleurs et toutes les étoffes. M. Glaize a traité
cela avec ce ton
vif, ce pinceau rapide qui lui appartiennent, et si son tableau nest
pas ce
quon appelle un tableau religieux, il est du moins fort agréable
à regarder.
M. Etex, le sculpteur, a fait une peinture allégorique, la
Délivrance, dun
effet assez puissant et où brille une science danatomie
qui sent un peu son
amphithéâtre. On reconnaît la main habituée
au ciseau dans la manière
dont sont accusées les attaches et au luxe de la musculature.
Seulement on
pourrait croire aux tons verdâtres de la figure, que la Délivrance
a eu lieu
depuis longtemps déjà. Nous aimons que les artistes
prennent
alternativement la brosse et le ciseau. On a aujourdhui une
manie de
spécialité stupide : ou veut parquer chaque homme dans
un cercle, dans
une subdivision de lart. Celui-ci fera des chevaux, celui-là
des
hommes ; cet autre des melons, un quatrième du feuillé.
Nous ne
concevons guère quon ne sache dessiner quune chose.
Tout appartient à
tous. Le même talent sert à copier un arbre ou une jambe.
Les grands
artistes de la Renaissance laissaient leur génie courir en
même temps dans
plusieurs voies.
Nous voici presquau bout de notre nomenclature en fait de grands
tableaux. Nous en avons oublié quelques-uns : les Saintes Femmes
recueillant les instrumens de la passion et le sang de Notre-Seigneur,
de
Joyard, bonne et solide peinture ; le Baptême de Clovis,
de M. Baltasar,
composition dun effet vigoureux ; un Jésus chez
Marthe et Marie, par
M. Gabriel Laviron, qui est en même temps un peintre dhistoire
et un
paysagiste distingué ; un carton peint en grisaille
et représentant le
Massacre des innocens de Hausser ; une Femme à sa toilette,
de Mme
Calamatta, qui démontre dexcellentes études et
ne déparerait pas un
atrium de Pompeï ; peut-être encore quelques batailles,
celle de
Nervinde, par exemple, de M. de Jonquières, et celle dOcaña,
par M.
Bellangé, très adroitement touchée et dun
bon mouvement ; des
Théophile Gautier Salon (1845) 39
portraits pleins de distinction, de Mottez ; des femmes transparentes,
de
M. Pérignon, qui semble vouloir renverser M. Dubuffe de son
trône de
velours et de satin ; voilà à peu près tout ce
que nous avons remarqué dans
le genre dit sérieux. La moisson sera beaucoup plus riche parmi
les petits
tableaux, où le caprice de lartiste se révèle
plus librement. Dans le genre
familier, anecdotique et purement de fantaisie, lécole
française est sans
rivale ; les paysagistes entrautres ont atteint la perfection.
De
nombreux rivaux marchent déjà sur les traces de dAlligny,
de Corot, de
Cabat, de Marilhat, de Flers, et il est souvent bien difficile de
distinguer le
maître de lélève.
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE.
DU 16 AVRIL 1845.
__________
SALON DE 1845.
(sixième article.)
MM. Meissonier, Steinhel, Adolphe et Armand Leleux, Hédouin,
Diaz, Baron, Alfred de Dreux, Vidal, Mme Cavé, MM. Eugène
Isabey,
Philippe Rousseau, St-Jean, Compte-Calix.
On dit habituellement des chefs-doeuvre des grands maîtres
quon ne
saurait les payer quen les couvrant dor. M. Meissonier
perdrait à ce
marché, lui dont les merveilles presque imperceptibles disparaîtraient
sous
une demi-douzaine de quadruples dEspagne, le cadre compris ;
il faudrait,
pour être juste, répandre une couche de perles sur les
trois tableaux quil a
exposés.
M. Meissonier est sans doute le peintre ordinaire de lempereur
de
Lilliput ; un Gulliver dont Swift a négligé décrire
lhistoire, la rapporté
dans sa poche par mégarde, car on ne peut comprendre que nos
mains
grossières arrivent à un tel degré de délicatesse.
Les Flamands les plus
fins, les Hollandais les plus minutieux sont négligés
et lourds à côté de
cela. Ni Terburg, ni Metzu, ni Miéris, ni Gérard-Dow,
ni Bega, ni Teniers,
ni Ostade nont été plus loin. Non pas que
M. Meissonier cherche le
fini pour le fini ; rien nest moins léché que
sa peinture ; chaque touche
chez lui est significative, et son faire a une largeur étonnante.
Ces têtes
grandes comme longle, près desquelles les miniatures
les plus précieuses
semblent peintes comme des enseignes à bière, sont traitées
grassement,
Théophile Gautier Salon (1845) 40
sans la moindre sécheresse, avec une maestria et un caractère
surprenans.
Le Corps-de-Garde, sil était en la possession dun
amateur dAnvers ou
dAmsterdam, aurait un cabinet pour lui tout seul et ne serait
montré
quune fois par an à un petit cercle damis éprouvés
qui déposeraient dix
mille florins et quon fouillerait à leur sortie. Il est
impossible de voir une
scène composée avec plus de vérité, desprit
et de goût. Adrien Brawer,
qui pourtant excellait dans ce genre, savouerait vaincu.
Cest la nature
prise sur le fait un jour quelle sy attendait.
Des lansquenets, des reîtres, charment les loisirs du corps-de-garde
en
jouant aux dés. La grosse caisse du régiment leur sert
de table, les cubes
pipés probablement roulent sur la peau dâne retentissante.
Le jeune
homme qui a une manche jaune est dans une veine de malheur. Il compte
les points, et malgré lévidence il a de la peine
à se résigner à perdre ;
ladversaire savoure sa joie contenue, et un grand diable à
barbe rousse,
dont larmure miroite dans la demi-teinte, contemple les joueurs
dun air
moitié paterne, moitié goguenard. Dans le fond, voilé
dune de ces bonnes
obscurités avivées de tons chauds des intérieurs
flamands, sébauchent
vaguement une ou deux figures qui se chauffent à des tisons
demi-éteints.
Tout cela est ferme, vigoureux, plein de caractère. Les mains
sont étudiées
et dessinées en maître, les têtes vivent, les armures,
les costumes, les
accessoires font illusion. On croirait voir un Valentin ou un Caravage,
avec une lorgnette retournée.
La partie de piquet, M. Meissonier aime à reproduire
la physionomie
des joueurs, nous fait voir deux honnêtes bourgeois du
siècle dernier en
habit à la française, habitués du Café
Procope, on peut le présumer, assis à
une petite table à côté dun mur blanc.
Nous navons jamais touché une
carte de notre vie, mais les experts assurent pouvoir dire quel est
le jeu des
deux adversaires. Nous le croyons facilement. Quelle satisfaction
rayonne
dans la figure du monsieur en habit rose-sèche ! mais comme
il modère
lexpression de son triomphe, de peur de fâcher son ami
!
Une belle et bonne réponse aux gens qui sinquiètent
avant tout du sujet et
du sens dun tableau, qui se demandent sil fera progresser
les peuples
dans les voies de la civilisation et de lavenir, cest
le Jeune homme
regardant des dessins. Il ny a là ni drame, ni composition,
dans le sens
vulgaire du mot, mais ce brave garçon, vêtu de gris-perle,
se penche sur ce
portefeuille avec une telle intensité dattention ; il
est si bien à son affaire,
si séparé, si oublieux de toute chose humaine, quon
voudrait feuilleter ces
images avec lui ! Quelle pénétrante intimité
règne dans cet intérieur !
Comme il est habitable et commode, quon serait à laise
sur ces bons
vieux meubles, et puis, quelle précision, quelle finesse de
détail ! Comme
Théophile Gautier Salon (1845) 41
ce petit écorché de plâtre est éclairé
et touché !
Une individualité si forte que celle de M. Meissonier ne pouvait
manquer
de faire naître des imitateurs. Parmi les plus intelligens et
les plus délicats,
ont doit citer M. Steinhell, qui, dans un cadre microscopique, intitulé
Mon
petit doigt me la dit, a montré beaucoup de finesse et
de vérité.
Cest à la reproduction des types rustiques que M. Adolphe
Leleux semble
avoir consacré exclusivement son talent populaire et robuste.
Il ne va pas
chercher ses modèles dans les palais ou dans lOlympe
: le moindre
paysan bas-breton lui suffit ; ou sil lui arrive de faire une
infidélité à sa
chère Armorique, nayez pas peur, ce ne sera pas pour
représenter de
beaux messieurs en gants jaunes et de belles dames en robe de gaze
: il
aime les bures épaisses, les vestes de ratine, les toiles fortes
et grenues, les
sayons de peau de chèvre, les sabots taillés à
coups de serpe, les teints
hâlés, les jambes nerveuses et les pieds blanchis par
la poussière du
chemin. Dans ses jours de débauche, il se permettra tout au
plus des
pionniers aragonais dormant sur le bord de la route, des paysans de
Navarre chantant à la porte dune posada. Avec des élémens
si pauvres en
apparence, M. A. Leleux est arrivé au succès, et très
vite. Cest une nature
franche, sincère, tout dune pièce, qui se préoccupe
fort peu de toutes les
questions qui inquiètent les artistes.
Partisan exclusif du réalisme, il ne compose rien, il narrange
rien, il copie
ce quil voit dune manière sobre, énergique,
il najoute ni ne retranche.
Avec lui vous êtes en sûreté. Ses pâtres
ne sont pas des bergers de
Trumeau, ils nont pas dhabits de taffetas glacé,
et leur houlette nest
festonnée daucune guirlande de roses. Ils chantent très
peu Amaryllis et
ne poursuivent pas du tout Galathée sous les saules.
Souvent même ils
sont très laids, mais ils sont vrais et vivans, et dans lart
la vie est toujours
belle. Tel mendiant hideux barbouillé de hâle
et de malpropreté par
Ribeira est beau, tandis quun héros grec charmant comme
une tête de cire
est abominable ; M. Leleux ne cherche ni lélégie
ni le mélodrame, il ne
sadresse pas à la sensibilité des grisettes, il
ne caresse pas le goût du
bourgeois par une anecdote curieuse insérée au livret,
il trouve que la
nature est un assez beau sujet sans la compliquer dun fait ou
dun
accident. Sil a fait un ciel où le nuage marche,
un terrain capable de
supporter les pieds, un tronc darbre où le soleil découpe
lombre des
feuilles, un homme qui passe, qui dort ou qui est assis, un chien
que lon a
envie de siffler pour lappeler hors de la toile, il est content,
et nous
sommes de son avis. Nest-ce pas assez ?
Les Pâtres bretons ont toutes les qualités qui distinguent
ce jeune peintre :
conscience, naïveté, exactitude ; lun tient son
pied mordu par quelque
Théophile Gautier Salon (1845) 42
bête, lautre le regarde ; voilà tout ; Le tableau
est fait.
Le Départ pour le Marché est une composition un peu
moins simple.
Nous ne sommes plus en Bretagne, mais dans les Basses-Pyrénées
: cest
vous dire que lhomérique char à boeufs remplace
lignoble charrette, et
quune lumière moins grise rayonne dans le ciel.. Ce champêtre
cortège
savance dans une légère brume de poussière
blonde et porte des denrées à
la ville prochaine. Lélégance plastique du Midi
se fait déjà sentir dans ces
paysans chargés de légumes, à des têtes
moins fortes, à des extrémités plus
fines, à une certaine gaîté de couleur dans les
vêtemens.
M. Leleux a un frère, M. Armand Leleux a un élève,
M. Hedouin, qui font
des tableaux quau premier coup-doeil on pourrait croire
de leur maître.
Les Paysans Ossalois, de M. Hedouin, qui se promènent en chantant
et en
se tenant par la main dans une rue de village, sont dune couleur
très
agréable et dun joli effet.
Les Zingari, de M. Armand Leleux, rappellent, pour la force et la
solidité
de lexécution, les Chanteurs navarrais à la porte
dune Posada.
Lart a cela dadmirable que les données les plus
contradictoires sy
concilient. Par exemple, voici M. Adolphe Leleux, qui arrive
à faire de
la bonne peinture avec un réalisme rigide qui ne lui permet
pas dinventer
un brin dherbe, et voici M. Diaz qui obtient dheureux
résultats par une
méthode parfaitement opposée ; il est aussi fantasque
que lautre est vrai,
et tous deux font de bons tableaux. Personne peut-être
na été plus
coloriste que M. Diaz. Tout à ses yeux sépanouit
en bouquet où sélargit
en queue de paon ; les nuances du prisme chatoient en dansant à
travers
ses cils, et il semble avoir fixé larc-en-ciel sur sa
palette ; sil fait glisser
un rayon de soleil à travers les branches, les mousses deviendront
du
velours épinglé, les feuilles des émeraudes ou
des topazes, le tronc des
trembles prendra des luisans de satin, et sous la plus vaporeuse fraîcheur
on sentira un incendie de tons ardens ; si cest la lune, une
bruine dargent
pénétrera dans les recoins les plus sombres, criblant
lobscurité de
paillettes ; ce sera des tons de nacre de perle, des gris bleuâtres
dune
finesse et dune transparence incomparables. Les fées
doivent avoir des
rêves de cette couleur. La manière de M. Diaz nest
pas moins surprenante
que son coloris ; tantôt, et dans le même cadre, cest
une ébauche heurtée,
empâtée, rude comme une lime ; tantôt des frottés
laissant voir le fond de
la toile, des grattages, des éraillemens ; puis, ça
et là, des morceaux
complètement achevés, une tête, une main finie
comme de la miniature.
De tout ce désordre apparent, résultat dun calcul
instinctif, jaillissent des
tableaux délicieux, charmans à regarder comme des fleurs.
On a peut-être
un peu trop oublié, dans notre temps, un des buts de la peinture,
qui est de
Théophile Gautier Salon (1845) 43
charmer les yeux. M. Diaz, dans une manière toute différente,
récrée
autant la vue avec ses esquisses diaprées que les Vénitiens
avec leurs vases
dargent, leurs colonnades blanches, leurs robes de brocart dor,
et leurs
colliers de perles qui ségrainent.
M. Diaz a exposé cette année trois portraits de femme
dans le même cadre.
Ces femmes ressemblent-elles, existent-elles seulement ? La
question
nest pas là. Il y a une brune, une châtain et une
rousse ! On ne peut
rien imaginer de plus joli, de plus suave, de plus léger. La
rousse a un teint
de camelia au clair-de-lune, une ceinture dun bleu idéal
voltige autour
delle, un petit kings-Charles aboie à ses pieds
; la brune a une robe rayée
de saumon pâle, dun ragoût de ton des plus piquans
; la gaze, la tulle, la
tarlatane sont daffreux torchons auprès de ce vent tramé,
de ce nuage
taillé en jupe. Les fonds sont faits dun fouillis darbres,
de vases et de
touffes de fleurs le plus régalant du monde.
M. Baron appartient à la catégorie des caractères
qui se sentent entraînés
vers la richesse, la joie et le bonheur ; il aime à peindre
des fêtes galantes,
des repas splendides ; il se plaît à faire pendre du
haut des terrasses de
marbre de beaux tapis de Turquie, et à faire saccouder
aux balcons à
balustres tout un joyeux monde de cavaliers, de pages et de belles
dames ;
il choisira de préférence, pour y étager
ses personnages, quelquun de
ces beaux escaliers blancs des villas italiennes peuplées de
statues antiques
ombragées de beaux pins en parasol. Notre monde réel
est si pauvre, si
mesquin, si encombré de laideurs, de misères et de tristesses,
quon doit
savoir gré aux artistes qui représentent le Bonheur
; il faut pour cela une
grande force dimagination : où prennent-ils leurs
modèles ?
Les Oies du frère Philippe ont fourni à M. Baron un
de ces gracieux
thèmes sur lesquels il a déjà brodé tant
de charmantes variations ; ses
oies sont bien les plus agaçantes créatures quon
puisse imaginer, et le
frère Philippe aura grandpeine à persuader son
élève que ce sont là de
simples volailles.
Dans sa spécialité équestre ou chevaline, M.
Alfred de Dreux cherche des
scènes gaies ou brillantes ; cest le peintre de la vie
fashionable ; les
steaple-chases, les courses, les promenades au bois sont les sujets
qui
viennent le plus naturellement sous son pinceau. Il a, au Salon,
une
châtelaine montée sur un palefroi argenté, satiné,
aux narines roses, à la
crinière soyeuse comme une chevelure de femme, autour de laquelle
gambadent deux belles levrettes souples, effilées, de cette
race quaime
tant M. de Lamartine, le grand poète. M. Alfred de Dreux a
fait aussi
quelques chiens et quelques chats que nous navons pu découvrir,
mais qui
doivent être très vifs et spirituels comme tout ce quil
fait.
Théophile Gautier Salon (1845) 44
Puisque nous en sommes aux peintres amoureux de la grace et de
lélégance, allons chercher tout de suite dans
la galerie des pastels et des
aquarelles M. Victor Vidal. Cet artiste si délicat et si fin,
qui ne dessine
que des femmes, et encore les plus jeunes et les plus jolies. LOracle
des
Champs, la Petite curieuse, lAmour de soi-même, Fatinitza,
sont de vraies
merveilles de suavité, de coquetterie et de finesse : Watteau
et Chardin
nont rien fait de plus ravissant. M. Victor Vidal relève
si à-propos dun
léger nuage de pastel les tons perlés de son crayon,
il sait si bien arrêter la
grace sur le penchant de la minauderie, il conserve si purement sa
forme à
la main la plus coquettement maniérée, il donne à
ses têtes des types dun
caractère si délicieux, quil contente le juge
le plus sévère, en même temps
quil plaît aux femmes et aux gens du monde. Si nous étions
duchesse,
actrice célèbre ou beauté à la mode, nous
ne voudrions pas dautre peintre
ordinaire que M. Vidal.
Mme Cavé (Elise Boulanger) a exposé plusieurs petits
tableaux fretillans
desprit de couleur. Le plan de la bataille dIvry, lEnfance
de Paul
Véronèse et de Lawrence, lEpisode, sont des compositions
toutes
gracieuses, peuplées de petits marmots gentils à croquer,
à cheveux
blonds, à joues de rose et de pomme dapi.
Outre un grand tableau de marine officiel qui représente le
roi
reconduisant la reine Victoria à bord du yacht royal Victoria
and Albert en
rade du Tréport, et qui sert à prouver que le Moniteur
est difficile à
traduire en peinture, même pour les gens de talent, M. Isabey
a au salon un
Alchimiste dans son laboratoire. Ce motif revient souvent sous la
brosse
de M. Isabey, et toujours il le traite avec bonheur. Il serait impossible
dimaginer un plus amusant tohu-bohu dalambics, de cornues,
de matras,
de syphons, de serpentins, de bocaux, de fioles, de bahuts, de soufflets,
de
papiers, de parchemins, de grimoires, danimaux empaillés
et dustensiles
baroques. Au milieu de ce fouillis extravagant, luit, sous
un rayon, le
crâne divoire de lalchimiste enfoui dans un vaste
fauteuil en tapisserie, et
méditant le mariage si difficile à réaliser du
Serviteur rouge et de la
Femme blanche. Tout cela est torché, frotté,
égratigné, tripoté avec ce
quon appelle en argot, une patte denfer, ce qui est bien
permis en matière
dalchimie. Le jaspe, lagathe, le porphyre, nont
pas de tons plus
splendides dans leurs veines les plus riches. Malheureusement la touche
dégénère quelquefois en paraphe, et la couleur
en chaos prismatique.
M. Philippe Rousseau a très spirituellement transporté
sur la toile
lapologue du Rat de ville et du Rat des champs. Les deux rongeurs,
aux
oreilles glabres, à loeil de diamant noir, aux pattes
épanouies en mains
humaines, se régalent de reliefs dortolans et de crevettes
sur une table
recouverte dun tapis de Turquie et dune nappe de guipure.
Jamais peintre
Théophile Gautier Salon (1845) 45
de nature morte na trouvé un plus heureux motif de grouper
des verres,
des flacons, des pots de fleurs, des pâtés éventrés,
des citrons abandonnés
dans leur spirale décorce, des serviettes jetées
là toutes chiffonnées, tout
le désordre dune table que les convives viennent de quitter.
Dans le
lointain, une porte sentrouvre, un domestique entre précédé
dun chat. Ne
vaut-il pas mieux ronger sous une racine darbre quelque faîne,
quelque
baie sauvage ou un morceau de lard rance, dérobé à
la chaumière voisine,
que dêtre surpris ainsi au milieu dun bon repas
? Quelles crevettes
linquiétude ne rendrait-elle pas amères !
M. Philippe Rousseau se
place tout de suite en première ligne dans ce genre par ce
tableau peint
largement et librement.
Les Fleurs de M. St-Jean ne soutiendraient pas la comparaison avec
ses
Emblèmes eucharistiques. Il y a abus de tons de laque jaune
et de fausses
transparences ; plusieurs morceaux semblent peints de pratique. Que
M.
St-Jean prenne garde, M. Philippe Rousseau pourrait bien lui tailler
des
croupières. Il faut, pour rendre des fleurs intéressantes,
toute la magie de
tons, tout larrangement ingénieux des bouquets de M.
Diaz, ou une réalité
minutieuse qui permet de compter les nervures et les fibrilles des
feuilles.
M. Compte-Calix a fait un tableau assez bizarre, tiré dune
ballade
danoise, la Mère et la Marâtre, qui serait peu compréhensible
sans
lexplication du livret, mais qui renferme, une fois la donnée
admise, des
qualités de sentiment et de clair-obscur. Des enfans
maltraités par une
marâtre et chassés de la maison paternelle, pensent à
leur mère, qui,
évoquée par leur souvenir, sort de son tombeau, drapée
dun pâle suaire et
serre les pauvres petits entre ses bras dombre.
Outre cette composition, M. Compte-Calix a exposé les Deux
Conseils,
espèce dallégorie renouvelée dHercule
hésitant entre la Vertu et la
Volupté ; seulement, il sagit ici dune jeune fille
attirée en sens inverse
par le monde et le cloître. Ces deux scènes, pour
lajustement, le dessin
et la couleur, rappellent les Mignons de Scheffer.
M. Henri Scheffer, que le nom que nous venons de prononcer nous
rappelle, nous montre Mme Roland et M. Delamarche allant au supplice.
Cette peinture a beaucoup de rapports avec la Charlotte Corday,
et
semble en être comme une espèce de pendant. Nous
reprochons à M.
Henri Scheffer, pour ce tableau comme pour le portrait du roi, des
morceaux cernés de noir et des tons de porcelaine que la nature
noffre
pas. Cela soit dit sans faire tort à la distinction
et au sentiment, qui sont
les qualités de M. Scheffer.
Le meilleur des tableaux de M. Jacquant est, à coup sûr,
celui des Zingari
accusés davoir détroussé un évêque.
Les vases, les ciboires, les missels,
Théophile Gautier Salon (1845) 46
tout le butin pieux dérobé au béat personnage
sont traités dun pinceau
exact et fin. Nous aimons moins les scènes tirées de
lhistoire
dAngleterre, où limitation de Paul Delaroche se
laisse trop voir. Dans
le Conseil des ministres aux Tuileries, M. Jacquant na pu parvenir
(et il
nest pas le seul) à surmonter les difficultés
du sujet. Rien nest plus froid
et plus ingrat pour la peinture que ces représentations officielles
où chaque
attitude est marquée davance, et qui ne peuvent être
quune réunion de
portraits plus ou moins bien groupés. Terburg seul a pu vaincre
ces
difficultés dans son Congrès de Munster, que la gravure
a rendu si
populaire. Il est vrai que cétait Terburg !
THÉOPHILE GAUTIER.
Feuilleton de la PRESSE.
DU 17 AVRIL 1845.
__________
SALON DE 1845.
(septième article.)
MM. Corot, Alphonse Teytaud, P. Flandrin, Chevandler, Desgoffes,
Camile Lapierre, Toudouze, Troyon, Legentil, de Curzon, Chacaton,
Théodore frères,
Karl Girardet, Joyant, Dauzats, Flers, Loubon, Lesecq, Brascassat,
etc.
(1) Voir la Presse des 11, 18, 19 et 20 mars, 15 et 16 avril.
Deux écoles tranchées se partagent le domaine du paysage
: lune qui
cherche le dessin, le style et se rattache au paysage historique et
composé,
tel que Poussin lentendait, et que lon pourrait appeler
lécole idéaliste ;
lautre qui sattache à la réalité,
copie la nature daussi près que
possible et ne croit pas utile dorner ses forêts de nymphes
et dégipans.
La première fait un choix dans ses arbres, dans ses rochers,
aime à clore
ses horizons par les frontons triangulaires et les tours carrées
de villes
grecques ou romaines, et se soucie assez peu de la vérité
pourvu que les
lignes soient majestueuses et que laspect général
ait de la grandeur ; la
seconde se contente des champs, des bois et des prairies comme Dieu
les a
faits ; elle préfère la chaumière couverte de
mousses et de giroflées
sauvages, dont la cheminée darde sa spirale de fumée
bleue à travers le
feuillage, aux temples dordre dorique ou corinthien assis sur
des
montagnes impossibles. Elle trouve quun ruisseau, pour être
intéressant,
Théophile Gautier Salon (1845) 47
na pas besoin de sortir de lurne dune nayade, et
saccommode mieux de
belles vaches rousses ou tachetées nageant à plein poitrail
dans des vagues
dherbe fleurie, que de la génisse Io gardée par
Argus aux cent yeux.
Nous comprenons ces systèmes si différens et pourtant
justes tous les
deux. Lart peut être considéré de deux façons.
La peinture a un but
double : de représenter ce qui est et de faire pressentir ce
quon voudrait
qui soit. Le portrait et le rêve sont également
de son ressort. La réalité
et lidéal, voilà les grandes, les seules divisions
de lart. Aligny cherche la
beauté dun chêne vert ou dun laurier-rose
comme un statuaire grec le
profil dune déesse. Ce pauvre de La Berge, qui
est mort à la peine,
copiait les rugosités des branches avec une exactitude qui
laisse le
daguerréotype bien loin derrière elle. Tandis quAligny
donnait à des
troncs darbre lélégance des sculptures antiques,
il sétablissait dans une
hutte de paille au milieu des champs et faisait quatre-vingts cartons
pour
un brin dherbe ou un pied de bardane. Nous avons choisi ces
noms pour
mieux faire sentir notre pensée. Le premier de ces artistes
ne prend de
la nature que ce quil en faut pour habiller son rêve ;
le second, dans son
fétichisme de la réalité, use sa vie à
compter les nervures des feuilles et les
fissures du bois. Tous deux sont grands. Entre ces deux
extrémités
de lart, il y a des champs infinis. Lidéal se combine
avec la réalité de
mille manières et à mille degrés. Nous
croyons cependant que la
recherche du style en paysage est souvent dangereuse et nous mène
quelquefois à des Calypso ne pouvait se consoler du départ
dUlysse, qui
rappellent les papiers peints de salle à manger de province.
Le devant de
cheminée dans le goût de lempire est lécueil
des Aligny, des Corot et des
Bertin maladroits.
En suivant la nature, on court moins risque de ségarer,
un pommier est
moins trompeur quun système, et pour dire notre
pensée, lidéal nous
semble devoir être plutôt appliqué à la
figure humaine quà la végétation.
On a pu rêver des types plus purs, plus parfaits que ceux qui
existent ; le
besoin de rendre certaines pensées a dû nécessairement
faire chercher des
traits particuliers, mais des arbres nous paraissent avoir toute la
beauté
dont ils sont susceptibles. Il ne sagit que du choix : il y
a peu de femmes à
comparer aux madonnes de Raphaël ; mais nous croyons que les
forêts
sont pleines de chênes supérieurs aux arbres historiques
du Poussin.
Les deux écoles ont dailleurs aujourdhui des représentans
dun grand
mérite ; chaque système se défend par
des oeuvres excellentes à divers
titres, et lon peut dire hardiment dès aujourdhui
que les paysagistes
français nont pas de rivaux sérieux à redouter
dans aucun temps ni dans
aucun pays. Ce retour vers la nature est le signe dune
civilisation
avancée et qui sennuie delle-même.
Lhomme est si occupé de sa
Théophile Gautier Salon (1845) 48
propre existence dans les sociétés primitives, quil
lui faut deux ou trois
mille ans pour sapercevoir quil a un ciel sur sa tête
et quil est entouré de
forêts, de plaines et de montagnes. La nature a été
inventée quelques
années avant la révolution française par Jean-Jacques
Rousseau. Jusque là,
qui sétait inquiété de la pervenche ?
M. Corot a trois paysages moitié antiques, moitié naturels.
Par un rare
privilége, M. Corot apporte dans un genre de convention une
naïveté
presque enfantine. Les sujets les plus classiques, traités
par lui, prennent
une teinte de bonhomie ; il entend le grec un peu à la façon
de La Fontaine
dans sa Psyché et ses imitations libres dAnacréon.
Un trait aimable vient
tempérer lennui tout à propos. Lexécution
consciencieuse, mais
incertaine, de M. Corot, empêche ses paysages de tomber dans
la
sécheresse. On pourrait désirer des branches plus nettes,
un feuillé mieux
écrit, des roches aux arêtes plus franches ; mais du
vague même de la
touche, de la maladresse du pinceau résulte une douceur, une
tranquillité
deffet quune exécution plus habile détruirait
peut-être. Chez quelques
peintres trop adroits, la main devance trop souvent la pensée
; avant quils
y songent lobjet quils veulent peindre se trouve achevé
comme malgré
eux. M. Corot, à travers ses tâtonnemens et ses bavochages,
arrive à leffet
général, quil ne perd jamais de vue ; quoique
son dessin manque de
précision et que sa couleur soit quelquefois grise et plâtreuse,
il fait des
choses pleines de charme et de fraîcheur. Les bonshommes
quil asseoit
ou quil couche dans ses herbes et sous ses ombrages, bien que
dune
anatomie fort négligée, sont faits avec une telle candeur
et un si fin
sentiment poétique, que lon serait fâché
de les voir touchés par une main
plus habile.
Homère et les Bergers, sujet tiré de lAveugle,
dAndré Chenier, a le
défaut dêtre dune dimension trop grande ;
les personnages prennent, dans
un cadre trop vaste, une importance que M. Corot ne peut pas leur
donner.
Les figurines dont il peuple ses tempé et ses arcadies dissimulent
par leur
petitesse et les ombres qui les baignent, une partie de leurs défauts.
Si elles
ne sont pas irréprochables, du moins elles nont rien
de choquant, et ne
forcent pas loeil à soccuper delles. Nous
croyons donc que M. Corot fera
toujours sagement de donner au paysage la prépondérance
sur les figures.
Pour ce motif, nous préférons le Daphnis et le paysage
où se trouvent
toutes les bonnes, aimables et sincères qualités du
talent de M. Corot, ce
consciencieux artiste qui peut faire plus ou moins bien, mais dont
loriginalité naïve ne se dément jamais ;
bon ou mauvais, M. Corot ne
donne pas un seul coup de pinceau qui ne soit de lui et qui ne représente
une chose étudiée ou sentie.
Théophile Gautier Salon (1845) 49
LIdylle, paysage de M. Teytaud, accuse des tendances identiques
à celles
de M. Corot. Tous deux aiment ces bocages antiques dont un souffle
moderne fait frissonner les feuilles ; aussi le volume dAndré
Chénier estil
leur lecture favorite, et puisent-ils fréquemment des sujets
dans ses vers.
M. Corot sinspirait de lAveugle, M. Teytaud traduit
en belle et noble
peinture cet élan du poète :
O coteaux dErymanthe ! ô vallons ! ô bocage !
O vent sonore et frais qui troublait le feuillage
Et faisait frémir londe, et sur leur jeune sein
Agitait les replis de leur robe de lin !
. . . . . . . . . . . . .
Aux bords de lErymanthe
Là ni loups ravisseurs, ni serpens ni poisons,
O visage divin ! ô fêtes ! ô chansons,
Des pas entrelacés, des fleurs ! une onde pure !
Quel vif et brillant tableau plein de fougue et de grace ! Comme toute
la
Grèce revit dans ces quelques vers ! Ne voit-on pas le pied
blanc des
nymphes luire dans lherbe verte, et les gouttes de rosée
se détacher du
disque des fleurs sous leur danse légère ? O
temps évanouis, si beaux
dans les églogues et les idylles, avez-vous jamais existé
?
M. Teytaud a rendu ce beau rêve antique avec beaucoup de style
et cette
vérité relative qui suffit à lart. Bien
que peu partisan du paysage
historique tel que lacadémie lentend, nous aimons
ces compositions
élégantes où larbre est associé
à lhomme, comme un compagnon
intelligent, et se plie, quelle que soit son essence, à lexpression
gaie ou
triste du sujet, inclinant et relevant à propos ses branches,
et se parant dun
feuillage clair ou sombre, selon quil faut chanter la victoire
de Damoetas
ou pleurer la mort de Daphnis. Nous ne haïssons pas que de braves
chênes,
dhonnêtes lauriers et de candides saules aient lu Théocrite
et Virgile,
pourvu toutefois, quils ne tombent pas dans la pédanterie
; autrement,
nous préférons les peupliers du lavoir, qui nont
jamais entendu que le
battoir des lavandières.
M. Paul Flandrin est doué dun sentiment fin et poétique
; sa Campagne
de Rome au bord du Tibre, ses Rochers, son Paysage, ont de louables
qualités de style et darrangement. Il est fâcheux
que M. Paul Flandrin
voie la nature comme dans un miroir noir et ait adopté une
manière lisse
qui rappelle la porcelaine ; ses premiers plans surtout manquent de
solidité ; les valeurs des objets disparaissent sous ce lavis
uniforme et
Théophile Gautier Salon (1845) 50
triste.
Limitation du Poussin est visible dans la Campagne de la Sabine,
de M.
Chevandier. Nous avons déjà dit plusieurs fois que nous
pensions
linfluence du Poussin funeste aux jeunes talens, et nous en
voyons une
preuve dans le tableau de M. Chevandier, où se trouvent de
bonnes choses
dun accent vrai, mais déparées par des emprunts
maladroits à ce maître
dangereux : ces troncs à grosses feuilles traitées une
à une, et quon
pourrait compter, rappellent trop les plans de certaines compositions
popularisées par la gravure.
Dans son paysage, M. Chevandier a essayé de rendre cette impression
sinistre, si admirablement exprimée par M. Alfred de Musset
:
Il pousse un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu !
Les nuages difformes rampent au dessus des montagnes en se traînant
sur
leurs coudes comme des crocodiles éventrés ; les ronces
du chemin se
courbent en frissonnant sous un vent aigre ; les arbres tordent leurs
bras
convulsifs et semblent demander grace au ciel pour un crime inconnu
; la
mer roule sous une lueur livide des vagues épaisses et lourdes
comme du
plomb en fusion ; les vipères rayent le sable en regagnant
leur trou, et
toute la nature semble dans lattente dune catastrophe.
Il y a des jours
comme cela, les animaux même le comprennent ; les chevaux
les plus
rétifs sont dociles au mords et à léperon
; le chien colle son nez au talon
du maître, chacun se hâte pour trouver un abri et ne pas
voir les choses
terribles qui vont se passer ; de tels effets ne doivent pas tenir
à des causes
purement météréologiques. Une grande vertu succombe,
une belle ame se
détache du corps, quelque esprit élémentaire
éprouve un malheur
irréparable dans ces momens-là. Dans la plainte du flot
et le soupir du vent
la nature chante sa monodie à la victime invisible.
Pour rendre une
semblable impression, le plus grand peintre du monde ne serait pas
de trop
et nous ne ferons pas un crime à M. Chevandier de ny
pas avoir réussi.
Il a fait un paysage dun aspect triste et mélancolique,
mais qui manque
de la désolation profonde et mystérieuse quil
aurait fallu.
La sainte Marguerite de M. Desgoffes est une espèce de tableau
de
sainteté où le paysage tient beaucoup de place et dont
laspect est des plus
bizarre. Sur un fond dans le goût dAndré Mantegna,
rayonnent des
nimbes dor gauffré. Ce retour aux barbaries gothiques
nest pas très
heureux. Si lon peut admettre lemploi de lor dans
les images
Théophile Gautier Salon (1845) 51
sacramentelles quil est nécessaire de rendre riches pour
ceux qui nen
comprendraient pas la beauté, il faut sen abstenir dans
un paysage où le
rapprochement des objets naturels fait ressortir davantage létrangeté
de la
dorure. M. Desgoffes est encore un de ces peintres de talent
que la
recherche du style et de larchaïsme sont en train dégarer
: Quil y
prenne garde.
Le Daphnis et Chloé de M. Emile Lapierre nous servira de transition
entre
les dessinateurs et les coloristes. Cest un petit tableau charmant,
plein de
goût et de fraîcheur, qui relève des églogues
de M. Corot, et auquel nous
préférons de beaucoup une simple toile qui nest
désignée au livret que
sous le nom de paysage. Là, M. Emile Lapierre a montré
de loriginalité,
et a fait une chose rare avec la chose la plus banale. Trois ou quatre
vaches, les pieds dans une flaque deau, hument lair du
soir de leurs
mufles lustrés. Quelques arbres bien vrais, bien frissonans,
se dressent
dans un ciel déjà froid dune teinte claire encore,
quoique nocturne, sur
laquelle les feuilles se détachent en noir ; la terre, les
lointains, ont cette
opacité grise et violette que les peintres se croient trop
souvent obligés de
réchauffer de chaleurs menteuses. Que M. Emile Lapierre, au
lieu de faire
de jolis pastiches grecs, marche dans cette voie, il ira loin. Depuis
six
mille ans que le monde existe, la vérité est encore
la seule chose neuve.
Nous avons remarqué de M. Toudouze une prairie et une vue prise
aux
environs de Douarneney, en Bretagne, dun coloris vigoureux et
dun large
sentiment de la nature. M. Toudouze a, dans sa manière, quelque
rapport
avec Rousseau, ce grand paysagiste que linjustice du jury dérobe
à la
France depuis dix ans.
Un peintre coloriste jusque dans la moelle des os, cest monsieur
Troyon.
Les vues prises à Fontainebleau, à Caudebec sont traitées
avec une force
de ton, une puissance de brosse très remarquables. M.
Marvy a gravé
pour lartiste un de ces deux tableaux, celui où miroite
une source, avec la
plus spirituelle fidélité. M. Troyon na
de rival que Jules Dupré pour la
solidité de pâte de ses terrains et le jet hardi de ses
arbres, et il a su
heureusement éviter cet aspect de mosaïque dont ne peuvent
pas toujours
se préserver ceux qui écrasent la touche au lieu de
la traîner.
M. Legentil a exposé plusieurs toiles dune bonne couleur
et dun effet
piquant. Ses vues sont saisies dun point de vue heureux. Une
petite toile
représentant la lisière dune lande en Bretagne
nous a beaucoup plu.
M. Français, dans un Effet du soir et une Vue de Bougival,
a déployé son
intelligence poétique et sa fantaisie élégante.
Les houblons de M. de Curzon ont pour eux le mérite de loriginalité.
Théophile Gautier Salon (1845) 52
M. Chacaton nest pas aussi heureux dans ses vues de France que
dans ses
excursions en Orient. LAsie et lAfrique lui vont mieux
que lEurope.
A ce propos nous ferons la remarque que les tableaux empruntés
à la
nature orientale, si nombreux à la dernière exposition,
sont beaucoup plus
rares cette année. Marilhat, le khalifa des Arabes de la peinture,
na rien
envoyé. Decamps a fait lhistoire biblique de Samson.
Il ny a guère que
Théodore Frère qui soit resté fidèle au
ciel de lapis lazuli, au palmier
épanouissant son chapiteau de feuilles, à laloës
brandissant ses poignards,
au dôme blanc et à la mer bleue piquée de voiles
et de colombes. M.
Karl Girardet a pourtant exposé une Chadouf sur le Nil et la
Mosquée de
Saïd au Caire ; mais cest égal, lOrient est
en baisse. La musique,
dans la personne de Félicien David, la pris à
la peinture. Ce retour vers
le nord nous a fait revenir jusquà cette bonne ville
papale dAvignon M.
Joyant, le canaletto français, qui, jusquà présent,
navait pas voulu quitter
Venise. Sa Vue de lancien palais des papes à Avignon
est une belle et
bonne chose ; jamais larchitecture na été
traitée plus magistralement,
lexactitude des lignes et de la perspective, la puissance de
la couleur, la
fermeté de la touche, tout sy trouve.
La Scuola di San Marco na pas besoin dêtre signée
Joyant pour être
reconnue à vingt pas. Quelle singulière passion
que celle dun artiste
qui devient amoureux dune ville, qui ne peut sen détacher,
qui la
représente sous tous les aspects, qui la guette à toutes
les heures pour la
surprendre dans chacune de ses attitudes, au soleil, au clair de lune,
en joie
ou en tristesse, dont la main trace à son insu des ponts, des
gondoles et des
pieux bariolés, comme un amant distrait qui crayonne le profil
de sa
maîtresse. Est-ce que Venise, sentant quelle allait
bientôt disparaître,
envahie par les sables et les Autrichiens a chuchotté, par
une belle nuit de
printemps, à loreille de ce mélancolique artiste
français : " Je vais
mourir bientôt, fais mon portrait pendant que je suis encore
belle et
reconnaissable ; répète-le souvent pour le distribuer
à ceux qui maiment
et qui souffrent de voir la pâleur funèbre sétendre
sur mes façades de
marbre rose ! "
Le grand voyageur Dauzats, revenu de ses longues pérégrinations,
nous
montre le couvent du mont Sinaï, espèce de forteresse
blanchâtre assise sur
des roches grises. Le couvent du mont Sinaï offre cette particularité
quil
na pas de porte, ce qui ne donne pas une très haute idée
de la moralité des
environs. On y pénètre par une espèce de moucharaby
ou de machicoulis
doù lon descend un panier ou une corde traversée
dun bâton après quoi
lon se pend. Cest gracieux et comfortable. Une
caravane profile sur le
bas de la roche les silhouettes de ses chameaux et de ses dromadaires,
et
les moines se livrent à lopération délicate
de hisser un voyageur qui,
Théophile Gautier Salon (1845) 53
malgré son costume africain, pourrait bien être maître
Dauzats lui-même.
Flers, ce charmant et facile artiste, outre ses Environs de Dôle
et de
Beauvais, tableau à lhuile, a essayé dappliquer
le pastel au paysage, et il
y a parfaitement réussi ; le Village de Saint-Pierre, la Côte
des Deux
amans, la Vue prise à Rivière Thibouville, les Environs
de Dunkerque,
sont des bijoux de couleur.
Labsence de luisans et la fleur du pastel produisent des effets
pleins de
fraîcheur et de vérité : la peinture à
lhuile la plus limpide a toujours un
certain ton de rance qui sinterpose comme un voile jaune entre
la nature
et lartiste.
Nous allions oublier M. Loubon, et nous en aurions été
fâché. Ses Bergers
des Landes et son Pâturage de la Camargue valent quon
en dise quelques
mots. Ces grands boeufs noyés dans cet océan
dherbes qui ondulent
sous la raffale ; ces nuages qui senvolent au souffle de la
tempête comme
des haillons déchiquetés ; tout cela est dun aspect
original et dun vif
mouvement.
Mentionnons aussi la Sieste des Modèles à Rome de M.
Lesecq, qui a bien
rendu cette lumière morne à force déclat,
ces ombres étroites et bleues du
milieu du jour dans les pays chauds.
Nous aurions déjà parlé du tableau de M. Brascassat,
de la Vache attaquée
par des Loups et défendue par des Taureaux, acte de galanterie
dont nous
ne croyons pas capables ces animaux farouches et stupides, mais nous
sommes embarrassé pour parler de M. Brascassat. Il passe pour
un Paul
Potter français, et nous avouons que jamais nous navons
vu de taureaux ni
de vaches ressemblant à ceux quil nous montre.
Comme il sen est
occupé toute sa vie, il doit être là-dessus mieux
renseigné que nous. Si
cétaient des taureaux dUtrera, de Colmenar, de
Veragua, nous pourrions
lui chercher beaucoup de chicanes.
Ne descendons pas dans les catacombes où se dressent les statues
comme
de pâles fantômes, avant de mentionner un très
beau carton de M.
Maréchal de Metz, pour une verrière de Saint-Vincent-de-Paul
; un
magnifique dessin à lencre de M. Théophile Schuler,
représentant la
construction de la cathédrale de Strasbourg, de frais et vivans
portraits
denfans, au pastel, de M. Riesener ; le Départ des rois
mages et les
Harmonies de lautomne, de M. Tourneux.
Les portraits ont été moins nombreux cette année
que les années
précédentes ; les meilleurs ont pour auteurs : Henri
Scheffer, Belloc, Mlle
Gautier, Mlle Armide Lepeut, femmes dun talent tout viril.
Théophile Gautier Salon (1845) 54
Mme de Mirbel est toujours la reine de la miniature : elle a exposé
quatre
têtes de types tout à fait différens et compris
avec une égale finesse : une
blonde, une brune, une femme et un homme dun certain âge.
Il est
difficile de mieux concilier les exigences de lart et de la
famille, leffet et
la ressemblance. Ces médaillons, quon pourrait porter
en bracelet,
nauraient quà être grandis par un miroir
grossissant pour devenir des
tableaux de maître.
M. P. Gomier, M. Passot et Mme Herbelin ont aussi beaucoup de finesse
dans le modelé et de transparence dans le ton ; ils peuvent
être nommés
avec honneur immédiatement après Mme de Mirbel.
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE.
DU 18 AVRIL 1845.
__________
SALON DE 1845 (1).
(Huitième article.)
Sculpture. M. Pradier, David (dAngers). Simart,
Jouffroy,
Bosio, Feuchères, Etex, Garraud, etc.
1. Voir la Presse des 17, 18, 19, 20 mars, 15, 16 et 17 avril.
Lexposition de sculpture est assez riche cette année
; les marbres y
abondent. Les noms célèbres se soutiennent à
la hauteur de leur
réputation, et les élèves voient diminuer chaque
jour lintervalle qui les
séparait des maîtres.
La sculpture a cela de particulier, quelle se soutient pour
ainsi dire sans
public : excepté le gouvernement et M. de Luynes, personne
aujourdhui
ne commande de statues. Nous ne comptons pas quelques bustes, à
qui les
soins de la ressemblance et lobservation du hideux costume moderne
enlèvent presque toute valeur dart ; aujourdhui
la sculpture est plutôt
une tradition quun fait vivant, bien que plusieurs de nos statuaires
aient
un talent remarquable ; et nous pensons quils seront les derniers,
à moins
dune révolution complète dans les idées
et dans les moeurs. Le
christianisme devait, dans un temps donné, abolir la statuaire
: la
condamnation de la chair par léglise catholique brise
les ciseaux dans les
doigts du sculpteur, dont lart na et ne peut avoir dautre
but que la
glorification du corps humain. Que voulez-vous que fassent des sculpteurs
dans un pays où lon peut arriver à la vieillesse
sans avoir jamais
Théophile Gautier Salon (1845) 55
contemplé sans voile le chef-doeuvre de Dieu, ce grand
statuaire ? Les
amateurs de lart gothique nous objecteront que les cathédrales
sont
peuplées dinnombrables statues. Cela est vrai
; mais ces longues
figures, qui ont leur valeur comme effet et comme ornementation, ne
sauraient soutenir un examen sérieux ; elles nont pas
plus dimportance
que les fétiches chinois et les pagodes indoues ; les sujets
quelles
représentaient ont pu les rendre vénérables aux
fidèles ; leur naïve barbarie
a quelquefois atteint à des effets que nobtiendrait pas
un art plus savant ;
mais nul ne peut les comparer de bonne foi aux productions de la Grèce
et
de lItalie.
La Renaissance, avec ses retours au polythéisme et son érudition
payenne,
créa tout un cycle de sculpteurs frères des sculpteurs
antiques. Michel-
Ange succède à Phidias sans rois intermédiaires.
Jamais artiste de lécole
dAthènes ou de Sycione ne chanta avec plus de véhémence
le dithyrambe
de la forme humaine. Il fallait toute lintelligence passionnée,
tout le
dilettantisme érudit des papes italiens, pour ne pas se scandaliser
de la
liberté effrénée, bien que sévère,
de ses marbres et de ses peintures.
Ce grand effort des artistes de la renaissance pour faire remonter
la forme
sur son trône de Pentelique et de Carrare, admiré et
compris alors des
gouvernemens et des populations, a produit des résultats glorieux
; mais
limpulsion donnée nous semble avoir été
tous les jours saffaiblissant ; les
artistes seuls ont continué ; le public sest détourné
de cet art dont le but ne
réveillait que faiblement ses sympathies, et sest laissé
gagner par la
littérature et surtout par la musique, dont les harmonies vagues
ne
choquent aucune croyance. Les formes nettes, arrêtées,
sans faux-fuyant
de la sculpture ne conviennent pas aux nations du nord. Il faut à
cet art de
beaux rideaux de verdure, des cieux et des mers dazur, un blond
rayon de
soleil pour détacher ses blancs fantômes, et nous navons
rien de tout cela.
On doit donc savoir un grand gré à nos statuaires
davoir, dans un
milieu si défavorable, fidèlement gardé la religion
de la forme, et cultivé
avec amour cet art sévère et froid, si peu intéressant
pour les grandes
dames, pour les femmes de chambre et les amateurs de mélodrames.
Dans deux mille ans dici, quand la barbarie de la vapeur sera
passée et
quon voudra faire une seconde renaissance, à défaut
des Phidias disparus,
on cherchera sous les couches de machefer leurs statues enfouies,
et lon
recommencera ce thème éternel que trente siècles
nont pu épuiser.
Parlons dabord de M. Pradier , qui sest trompé
de temps pour naitre et
qui aurait dû vivre contemporain de Périclès,
dont il aurait eu de
nombreuses commandes. En quoi un pareil artiste appartient-il
à notre
époque ? Quelle idée moderne a jamais germé dans
sa tête, et quel étrange
Théophile Gautier Salon (1845) 56
rêve il lui doit sembler faire ! Comme il doit être surpris
lorsque, sur les
marches de la Chambre ou de la Bourse, ces temples grecs, au lieu
des
canephores, des cistophores et des belles vierges athéniennes,
il voit se
dérouler la théorie des députés et des
agens de change ! Nest-il pas
singulier que lart puisse absorber un homme à ce point
de le faire de
moderne antique, de Français Grec, de catholique payen.
Car nous
sommes sûr que M. Pradier sest taillé de ses mains,
dans le plus pur
Paros, une petite idole de Vénus à qui il offre en cachette
des roses et des
colombes.
Frappé de la beauté de lhétaïre Phryné
quil a vue sans doute sortir de
leau en Vénus anadyomène, il sest senti
le désir de fixer à jamais dans le
marbre ces formes irréprochables qui ne craignent pas la critique
du soleil.
La tête, dune finesse charmante, rappelle un peu
la Psyché de Pompeï
et la Diane de Gabies ; le corps est jeune, souple, dune grace
tout
antique : nous naurons pas le courage de reprocher à
M. Pradier quelques
détails, quelques plis dune réalité trop
moderne ; la ligne est peut-être
moins pure ainsi, mais elle est plus vivante ; personne na jamais
mieux
travaillé le marbre que M. Pradier ; il rend sur cette dure
matière le grain
de la peau, le velouté de lépiderme ; il donne
au Carrare et au Paros toute
la morbidesse et toute la fleur dun pastel. La statue
de Phryné est
rehaussée fort à propos de légers ornemens dorés
; ce mélange fut admis
aux époques de lart les plus sévères :
la statue de Pallas Athéné était dor
et divoire.
Sil y a au monde une nature artiste opposée à
celle de M. Pradier, cest
assurément M. David. Il nest pas dantithèse
plus parfaite. M. David est
animé au plus haut degré du sentiment, on pourrait même
dire de la fièvre
moderne ; il sest associé à toutes les idées,
à toutes les passions de
lépoque ; il a cherché dans les fronts et sur
les masques des célébrités
contemporaines de tout genre lexpression du génie de
notre siècle ; il a
fait le portrait de tous les grands hommes, et, de peur dêtre
incomplet, il a
même glissé dans sa collection de médailles un
certain nombre de
médiocrités ; cest un esprit inquiet, remuant,
qui aime à se mêler à tout ce
qui se fait et à dire sur les événemens son mot
de bronze ou de marbre.
Une étude plus vraie de la nature, une recherche dexpression
dans les
têtes, même aux dépens de la beauté, la
réalité substituée à lidéal,
et le
mouvement au rythme de lattitude, tels sont les caractères
les plus saillans
du talent de M. David. Son Tambour Barra mêlait à
la grace de
lHyacinthe mourant, un peu de la trivialité grêle
du gamin français. Ce
nest pas une critique que nous formulons, mais une simple remarque
appréciative ; la Jeune fille au tombeau de Botzaris, avait
des extrémités
plus vraies que ne le sont ordinairement celles des statues grecques,
sans
Théophile Gautier Salon (1845) 57
manquer cependant aux lois de la beauté. M. David apporte,
dans un art
immuable et sévère, des idées qui sembleraient
être plutôt du domaine de
la peinture ; bien que pour les spectateurs inattentifs, toutes les
statues
soient blanches, chaque sculpteur a son coloris, et par la différence
des
travaux, sait faire sortir plusieurs teintes de cette pâleur
générale. M.
David doit être rangé dans la catégorie des sculpteurs
coloristes.
Cette année, laissant de côté toute préoccupation
historique ou
philosophique, il a exposé, comme un simple sculpteur grec
ou romain, un
Enfant à la grappe.
Cette délicieuse statue a inspiré des vers charmans
à un poète, dont la
manière quelquefois un peu trouble et louche, sest éclairée
et raffermie au
voisinage du marbre. Nous pensons ne pas pouvoir faire mieux que de
substituer à notre prose ces jolies strophes, sur un rythme
renouvelé du
seizième siècle, et dont lexactitude descriptive
ne laisse rien à désirer :
Lenfant ayant aperçu
(A linsu
De sa mère à peine absente),
Pendant au premier rameau
De lormeau
Une grappe mûrissante.
Lenfant, à trois ans venu,
Fort et nu,
Qui jouait sur la belle herbe,
Na pu, vite sans en vouloir,
Na pu voir
Briller le raisin superbe.
Il a couru ! Ses dix doigts
A la fois,
Comme autour dune corbeille,
Tirent la grappe qui rit
Dans son fruit :
Buvez, buvez, jeune abeille !
La grappe est un peu trop haut,
Donc il faut
Que lenfant hausse sa lèvre.
Sa lèvre au fruit déjà prend,
Théophile Gautier Salon (1845) 58
Il sy pend,
Il sy pend comme la chèvre.
Oh ! comme il pousse dehors
Tout son corps ;
Petit ventre de Silène,
Reins cambrés, plus fléchissans
En leurs sens
Que la vigne quil ramène.
A deux mains le grain foulé
A coulé :
Douce liqueur étrangère !
Plus jeune, il embrassait
Et pressait
La mamelle de sa mère.
Age heureux et sans soupçon !
Au gazon
Que vois-je ? Un serpent se glisse ;
Le même serpent quon dit
Qui mordit,
Proche dOrphée, Eurydice.
Pauvre enfant ! Son pied levé
La sauvé.
Rien ne lavertit encore.
Cest la vie avec son dard,
Tôt ou tard !
Cest lavenir : quil lignore !
Nous aimons à voir la même pensée ciselée
dans le marbre ou dans le vers,
deux matières également dures à travailler,
mais les seules qui gardent
éternellement la forme quon leur confie. Le sentiment
et la poésie de la
statue ont passé tout-à-fait dans les strophes, et nous
navons rien à y
ajouter, sinon que M. David na jamais fait une sculpture plus
saine et plus
dans les limites et les possibilités de lart. Ce marmot
suspendu à une
grappe vaut pour nous bien des compositions ambitieuses.
M. Simart, lauteur de lOreste, a deux statues dun
genre bien différent, la
Poésie épique destinée à la chambre des
pairs, et une Vierge, groupe en
Théophile Gautier Salon (1845) 59
marbre, pour la cathédrale de Troyes. Vous savez quel talent
sobre, pur,
noble et correct est celui de M. Simart, cet artiste aussi préoccupé
de la
ligne que M. Ingres.
Rien nétait moins difficile pour lui quune figure
de poésie épique. Il la
faite avec cette tournure calme, cette attitude simple, ces beaux
plis qui
filent dun seul jet, ces draperies qui jouent autour des formes
sans les
cacher ni les trahir, ce sérieux sans ennui, cette sagesse
sans froideur, qui
lont placé parmi les artistes les plus éminens
de lépoque. La tête
rappelle le beau type éginétique ; la pose respire toute
la majesté de
lépopée. Une pareille oeuvre pourrait être
signée des plus illustres morts
ou des plus illustres vivans.
Le Groupe de la Vierge, destiné à une église,
devait naturellement respirer
un sentiment chrétien, et aurait pu embarrasser un Athénien
comme M.
Simart, un dévot des douze grands dieux. Mais lhabile
statuaire, sans rien
perdre de son style et de sa pureté, sans tomber dans limitation
byzantine
ou gothique, a su donner à la figure de la mère de Dieu
un caractère
religieux et pur, une expression élevée qui sallient
parfaitement au type
traditionnel. La statue ne nuit en rien à limage.
Les mains sont très
nobles et très belles.
Le Secret confié à Vénus a rendu tout de suite
populaire le nom de M.
Jouffroy. Cet habile et intelligent artiste fait tout ce quil
faut pour
continuer ce succès. Ses deux nouvelles statues sont dignes
et aînées. Elles
représentent le Printemps et lAutomne, et doivent être
placées dans la
salle dhorticulture de la chambre des pairs. Elles sont ajustées
avec le
goût et lélégance habituels à M.
Jouffroy, et très bien travaillées comme
marbre.
Lâge ne diminue en rien le talent de M. Bosio ; sa Jeune
Indienne ajustant
à lune de ses jambes une bandelette ornée de coquillages,
est une digne
soeur de Biblis changée en fontaine. Cest la même
grace délicate et
diaphane, la même jeunesse de contours, la même pureté
; M. Bosio
excelle à rendre ces formes un peu frêles où dure
encore la lutte charmante
de lenfance et de ladolescence, où chaque maigreur
est une promesse.
Bouton aujourdhui, fleur demain.
M. Feuchères a exposé une Jeanne-dArc sur le bûcher,
en marbre, dune
belle tournure et dun bon agencement. Dans cette figure, de
grandeur
naturelle, M. Feuchères a fait voir ce dont personne ne doutait
dailleurs,
quil est capable de faire autre chose que de la sculpture épisodique,
de
caprice ou dornement, mérite que nous ne méprisons
en aucune manière,
car rien nest petit pour lart, et Benvenuto sest
fait autant de réputation
avec ses salières et ses gaines de poignard, quavec la
statue de Persée.
Théophile Gautier Salon (1845) 60
Lauteur du Caïn et des bas-reliefs de lArc de Triomphe,
M. Etex, a un
groupe dHéro et Léandre dune composition
heureuse et dune belle
exécution ; quelques lourdeurs déparent ça et
là des morceaux bien étudiés
et bien venus ; dailleurs il sera facile dy remédier
avec quelques coups de
râpe et de papier de verre. En sculpture, ôter nest
rien ; dégorgées ainsi les
formes y gagneraient, et le couple amoureux ressortirait dans toute
sa
grace antique et rajeunie. Quel charme pénétrant
renferme cette légende
amoureuse que les poètes se sont léguée dun
siècle à lautre, et que Marot
a traduite de Musée avec cette douce naïveté gothique
qui fait sourire dans
les larmes, et dont lord Byron a voulu se prouver à lui-même
la possibilité
en traversant à la nage le bras de mer qui sépare Abydos
de Sestos !
Chaque poète, chaque peintre, chaque sculpteur essaie à
son tour ce sujet
si usé, si banal, et il en tire une inspiration nouvelle. Héro,
ta fiole de
parfum est empreinte dun tel arôme damour et de
mélancolie que vingt
siècles nont pu le faire évaporer. Qui na
rêvé tes bras blancs et ta buire
de nard au sortir de lécume amère et des baisers
verdâtres de la vague ! O
petite lueur qui trembles sur les flots, phare de bonheur vers lequel
on se
dirige à travers lobscurité, qui na poussé
de sa poitrine haletante leau
froide et noire pour arriver à vous !
M. Garraud nous semble sêtre un peu trop souvenu, malgré
lui sans doute,
dans sa Première famille, du Caïn de M. Etex. Larrangement
est à peu
près le même. Avant de commencer un ouvrage si important,
M. Garraud
aurait bien dû sassurer que sa composition ne renfermait
pas de
réminiscence. Ce jeune artiste na pas aussi bien réussi
que nous le
voudrions, dans ce groupe qui offrait à la statuaire toutes
les ressources
désirables sans aucun des embarras de costume et de convenance
historique. Ces types de la famille humaine primitive ne sont pas
dun
choix heureux. Malgré des morceaux assez bien faits, lexécution
générale
est lourde et monotone.
Nous naimons pas beaucoup lEnfant chargé et embarrassé
de fruits, ou
Qui trop embrasse mal étreint, de M. Farochon. Ce proverbe
sculptural a
la mine renfrognée, les genoux engorgés et les jambes
atteintes dun
commencement déléphantiasis. Les enfans de convention,
nous le savons
bien, sont ainsi faits, mais cest un poncif quil nest
pas nécessaire de
répéter.
La Première pensée de M. Ramus a de la distinction et
de la délicatesse.
Bartolini de Florence continue à imiter Canova.
M. Daumas a
montré des qualités énergiques dans son Génie
de la navigation. La
Psyché de M. Desboeufs a de la grace et de la naïveté.
Les bustes de M.
Clésinger sont traités avec un esprit, une finesse qui
font penser à Caffieri.
M. Bonassieux, lauteur du David prêt à lancer
la fronde, na cette
Théophile Gautier Salon (1845) 61
année quun buste, mais il est fort bien réussi.
Que vous dirons-nous encore ? Avant de quitter cette salle
humide et
glaciale, où grelottent tant de dieux sans paletots et de déesses
vêtues
seulement de leur beauté, jetez, sil vous plaît,
un regard sur cette petite
statue équestre de Napoléon, ouvrage de ce fameux comte
dOrsay, le
régulateur de la fashion à Londres, celui qui décide
sans appel tous les cas
de hight life. Nest-ce pas une chose honorable, pour un homme
quon
pourrait croire occupé exclusivement de futilités mondaines,
de
sappliquer à la culture dun art, et, à défaut
de talent, dacquérir du goût,
le goût ce génie des riches ?
Si le statuaire peut trouver quelque chose à reprendre à
ce cheval, à coup
sûr lécuyer naura pas un seul mot à
y dire : comme il est bien planté sur
ses jambes, et ne gambade pas hors de son piédestal, comme
cela arrive
souvent aux chevaux héroïques.
Ce groupe de levrettes, quoiquil soit dun jeune homme
du monde et
dune grande fortune, M. Charles Wilkinson ne serait pas déplacé
parmi
les animaux de Mène, de Rouillard et de Fratin.
THÉOPHILE GAUTIER
Feuilleton de la PRESSE.
DU 19 AVRIL 1845
__________
SALON DE 1845 (1).
(Neuvième et dernier article.)
MM. Amaury-Duval, Lehmann, Hipp. Flandrin,
Guichard, Gigoux, Mottez, Eugène Delacroix.
1. Voir la Presse des 17, 18, 19, 20 mars, 15, 16, 17 et 18 avril
Nous avons terminé ce quon appelle la revue du salon.
Sil ne nous a pas
été possible de rendre compte de tous les tableaux même
de mérite, nous
avons du moins la conscience davoir cherché dans notre
choix à
caractériser les diverses tendances, et nous croyons que rien
de significatif
ne nous est échappé. Dans lhistoire, dans le genre,
dans le paysage et la
statuaire, nous avons tâché de rendre justice à
tous et de nous mettre au
point de vue de chaque artiste ; mais quelques noms ont manqué
à lappel :
ceux qui les portent ne sont pas cependant restés oisifs. Seulement
des
pans de muraille ne peuvent pas se détacher et senvoyer
au Salon. Les
artistes qui ont travaillé toute lannée, dans
lombre glaciale et
Théophile Gautier Salon (1845) 62
crépusculaire des églises, à des peintures monumentales
enfouies sous
logive dune chapelle obscure, visitée à
peine de quelque dévot
uniquement soucieux de son salut, sont privés du grand jour
de
lexposition et de cette solennelle entrevue avec le public qui
na lieu
quune fois par an. La critique ne les trouvant pas sur son chemin,
ne
soccupe pas deux, ou leur jette en passant un regard distrait
; ils méritent
pourtant lattention à de plus hauts titres souvent que
bien des peintres
dont les ouvrages fournissent le sujet de longues colonnes. Allons
les
chercher où ils sont.
Depuis quelques années, lon a compris en France quil
y avait quelque
chose de mieux à faire pour la décoration des églises
et des monumens
publics que de pendre au hasard le long de leurs murs des tableaux
faits
sous un autre jour et sans prévision de la place quon
leur destinait. Outre
que des toiles encadrées cachent souvent des portions darchitecture
et
détruisent la symétrie, elles ont quelque chose de mobile
et de mince qui
ne saccorde pas avec lidée solide et durable de
lédifice. On ne saurait
donc trop encourager ces essais de peintures murales ; nos temples
sont
dune nudité honteuse ; rien ne réchauffe la pâleur
froide des parois
revêtues en Espagne et en Italie de marbres précieux,
de brèches de
couleur, dincrustations et de mosaïques. Il est moins coûteux
et plus beau
de les faire couvrir, soit de fresques, soit de peintures à
lhuile ou à la cire,
par de jeunes peintres amoureux de leur art. Le génie est encore
ce qui se
paie le moins cher en fait de décoration ; ce serait pour la
génération
dartistes qui sélève un champ de labour
tout préparé. De tels travaux ont
une utilité directe ; ils se lient à nos édifices,
quils rendent plus précieux,
à notre religion, dont ils célèbrent les fêtes
ou commentent les mystères ;
ils expriment les idées doù découlent notre
civilisation et nos moeurs, et
ont ce grand avantage de fixer et de localiser un art errant.
Quel est le jeune artiste qui ne préférerait mille fois
inscrire une belle
légende sur la pierre dune cathédrale, même
pour une somme médiocre, à
faire des portraits, des aquarelles, des illustrations et des dessins
de
pacotille chèrement rétribués ?
Lon sauverait ainsi du métier beaucoup dorganisations
excellentes, que
le manque de travaux sérieux détourne de lart.
Il faudrait aussi
employer les artistes très jeunes. Cest à
vingt ans quon est plein
damour, dardeur, denthousiasme, quon est capable
de grands travaux et
de grands sacrifices. Létude vous a empêché
de voir la vie. Vous
croyez à votre maître, à votre ami, à votre
Béatrix, à la justice, à la gloire,
à lespérance, à tout ce quil y a
de beau, de bon et de noble. Pourquoi
laisser consumer toute cette belle flamme sans aliment ? pourquoi
attendre, pour lui donner des travaux, que lartiste ait le coeur
desséché, la
Théophile Gautier Salon (1845) 63
vue incertaine, la main tremblante ? Est-ce que les fleurs ne valent
pas les
fruits, est-ce que la foi ne vaut pas lexpérience ?
Cest au sortir de
latelier quun directeur des beaux-arts intelligent devrait
embaucher les
bons élèves pour quelque grande décoration collective,
confiant un
monument tout entier à lécole de chaque maître
célèbre. Les jeunes gens
prendraient ainsi lhabitude du haut style et des grandes choses.
Ils
trouveraient là lapplication immédiate des théories
de latelier. Leurs
études se transformeraient tout de suite en expérience
; ils nauraient pas le
temps doublier dans des besognes inférieures les sévères
leçons du maître
et les principes sacrés du beau. En effet, est-ce la
peine de faire copier
pendant dix ans à un jeune homme les divins fragmens de lantiquité,
les
chefs-doeuvre de tous les âges, pour quil arrive
à confectionner le portrait
dun monsieur grêlé ou dune dame à
nez rouge, moyennant cinq cents
francs, le cadre compris ?
Saint-Merry, ce bijou gothique perdu dans une rue populeuse et bruyante,
possède déjà trois chapelles ornées de
peintures murales. Nous avons, il y
a plus dun an, entretenu avec détail les lecteurs de
la Presse de la chapelle
de sainte Marie lEgyptienne, par M. Chasseriau, la seule achevée
alors.
Nous avons vanté la tête de la courtisane, repoussée
du seuil du temple par
une force secrète, les beaux anges qui portent les banderolles
; la
communion de la sainte dans le désert, son assomption dun
jet si neuf et
si hardi, toutes les qualités que nous trouvons à ce
jeune maître.
Depuis, M. Amaury-Duval et M. Lehmann ont terminé leurs travaux
et
leurs chapelles voisines de celle de M. Chasseriau, débarrassées
enfin de
leurs échafaudages, sont accessibles au public.
M. Amaury-Duval a reçu pour thème la Vie et la glorification
de
Sainte.Philomène, une sainte assez récemment découverte
et qui a
beaucoup de succès maintenant dans le monde dévot, ce
qui na rien
détonnant, car elle est charmante et la plus suave poésie
fleurit sa
légende : de tous les peintres modernes, M. Amaury-Duval, est
celui qui a
peut-être le sentiment le plus fin de lart gothique ;
chez lui ce nest pas
archaïsme, affectation néo-chrétienne, cest
pour ainsi dire un goût inné,
exclusif ; il nadmire et naime que le Pinturiccio, le
Pérugin, fra Angelico
de Fiesole. La nature le porte à peindre des figures blanches
sur des fonds
dor ou dazur, des sujets mystiques, encadrés darabesques,
dans le goût
des marges de missels. Les lignes tranquilles, les profils
suaves, les
longs vêtemens, qui festonnent des pieds divoire du rebord
de leurs plis,
comme dune frange décume ; les ciels pommelés
de chérubins, les anges
thuriféraires ou jouant de la viole damour, les vierges
tenant à la main la
palme ou la couronne, tels sont les objets que son pinceau se plaît
à
reproduire ; un talent ainsi fait, est donc merveilleusement propre
à
Théophile Gautier Salon (1845) 64
peindre des chapelles dans une église du moyen-âge. M.
Amaury-Duval
na pas besoin de se faire gothique pour la circonstance, il
lest, la
toujours été et ne pourrait être autrement : par
un de ces hasards plus
fréquens quon ne pense son ame, préparée
pour animer au quinzième
siècle quelque fervent peintre catholique, na pu trouver
de corps que trois
cents ans plus tard et cest ce qui vous explique comment M.
Amaury-
Duval, élève de M. Ingres, portraitiste distingué,
homme du monde, a tous
les goûts dun moine italien, enlumineur de livres pieux
et peintre de
dyptiques et de tryptiques.
Voici comme cet ingénieux artiste a disposé sa composition
: Au
dessus de lautel, dans un compartiment plus large que haut,
on voit
Sainte-Philomène couchée sur le pavé de sa prison,
des anges la soulèvent
dans leurs bras et répandent sur sa tête quelques gouttes
dune essence
céleste qui lui redonneront la beauté rayonnante et
lallégresse lumineuse
que doit avoir une vierge chrétienne au moment du martyre ;
car cet atroce
empereur Dioclétien a fait battre et flageller si cruellement
la pauvre
sainte-fille, quelle en est tout abattue et toute défaillante
; le profil
doucement étonné de sainte Philomène devant les
anges qui la consolent et
qui la soignent, a cette finesse languissante, cette pâleur
dune délicatesse
presque chinoise qui caractérisent M. Amaury-Duval.
Le morceau supérieur représente le jugement de la sainte.
Lempereur
Dioclétien, vêtu de pourpre, assis sur le trône,
à côté dun autel de Jupiter,
chargé de tout ce quil faut pour les libations et le
sacrifice, offre la
couronne à Philomène si elle veut abjurer. La sainte,
à genoux, les yeux
noyés dextase, nécoute pas même la
proposition de lempereur. Le billot
est là, le bourreau nattend que le signe de laisser tomber
le large tranchant
de sa hache sur le col frêle de la vierge. Les deux anges de
la prison se
balancent sur leurs longues ailes de cygne, prêts à saisir
au vol la belle
ame chrétienne et à la porter là-haut, dans ce
brillant paradis en ogive, tout
gauffré de nimbes, tout rayonnant dauréoles, où
les élus et les esprits
bienheureux célèbrent, avec le Sistre et le Kinnor,
la gloire de lépoux
céleste.
Le sujet qui occupe le mur opposé représente une autre
phase du martyre
de sainte Philomène ; la sainte est précipitée
du haut dun pont, liée à une
ancre, pour que son corps ne surnage pas. Les anges coupent le cordage
de
lancre et soutiennent dans leurs bras la sainte quils
déposent sur une rive
émaillée subitement de fleurettes et dherbes balsamiques
en présence
dune population qui sagenouille pieusement à la
vue de ce miracle.
Dans le cintre de logive, le peintre a représenté
Notre-Dame assise sur un
trône divoire découpé à jour et entourée
de lessaim des jeunes vierges
Théophile Gautier Salon (1845) 65
martyres couronnées de roses blanches et sappuyant avec
une coquetterie
céleste sur les instrumens de leur supplice. Jamais M. Amaury-Duval
na
trouvé de visages plus divinement candides, de tons plus doucement
effacés, de plus tendres nuances dans la pâleur, une
plus suave absence de
toute couleur humaine et matérielle. Sainte Philomène,
enfin au bout de
ses épreuves, arrive de la terre sur un petit nuage bien chaste,
bien
modeste, et reçoit des mains de la vierge par excellence, un
beau lys cueilli
au parterre du jardin mystique.
Ce morceau est, à notre gré, le plus réussi.
M. Amaury-Duval nous semble
y avoir dit son dernier mot ; il pourra faire désormais
aussi bien, mais
non mieux. Par la nature même du sujet, ses défauts qui
sont labsence de
mouvement, la froideur symétrique de la composition, deviennent
pour
ainsi dire des qualités ; vous ne pouvez quadmirer
la grace naïve des
têtes, la finesse des mains supérieurement dessinées,
les coiffures
arrangées avec un goût exquis, les draperies bien ajustées
et dun style pur,
bien que les plis affectent quelquefois une raideur systématique,
et rendre
justice au précieux de lexécution et à
la finesse du pinceau.
Avant de quitter sa chapelle, nous ferons observer à M. Amaury-Duval
quil a, dans les figures de jeunes filles agenouillées
sur le rivage,
supprimé trop absolument toute rondeur humaine. La draperie
la plus
catholique ne peut tomber dune épaule à terre
sans trahir en rien le corps
quelle recouvre. Overbeck seul et les mystiques allemands
trouvent
que cest une sensualité païenne de faire deviner
par londulation dun pli
une taille ou une hanche.
M. Lehmann avait à traiter lhistoire du Saint-Esprit,
qui, on ne sait
pourquoi, noccupe pas grande place dans liconographie
catholique. Dans
le tableau, qui forme comme le retable du maître-autel, et qui
est divisé en
deux, est représentée la descente des langues de feu
sur les apôtres, réunis
le jour de la Pentecôte. Dans la partie supérieure, le
mystère se prépare en
quelque sorte ; les trônes, les principautés, les dominations
font cercle, et
dans un océan de clartés planes lEsprit-Saint,
figuré par la colombe
symbolique, le bec tourné vers la terre et soufflant des rayons
lumineux.
Les apôtres se tordent avec terreur sous les flammes révélatrices
et
semblent tout surpris dentendre sourdre confusément dans
leurs cerveaux
des idiomes inconnus.
Le tableau opposé nous montre saint Jean baptisant le Christ
dans le
Jourdain. Une foule nombreuse se presse sur les rives du fleuve, moitié
avide, moitié incrédule, étonnée de cette
évocation du Verbe ; la femme
demi agenouillée, demi assise sur la rive, rappelle les types
allongés et les
yeux dargent bruni de la fille de Jephté pleurant sa
virginité sur les
Théophile Gautier Salon (1845) 66
montagnes. Elle est bien posée et caractérise, par ses
traits irrésolus et
méditatifs, la lutte de la foi et du scepticisme.
Dans lentrecolonnement, Gabriel fait à Marie la salutation
angélique et lui
annonce quelle sera visitée su Saint-Esprit, et, vierge,
donnera le jour à un
Dieu.
La voûte peinte dazur et constellée de petites
langues de feu, au lieu
détoiles, complète la décoration.
Daprès ses précédens, nous avions mieux
auguré de la chapelle de M.
Lehmann. De grandes ambitions à moitié réalisées,
de la recherche dans la
composition, une violence affectée de dessin, de la pâleur
sans harmonie,
quelque chose daigre et de blafard dans le coloris des yeux
avec des jeux
de noir et de blanc exagérés, tels sont les défauts
qui nous ont préoccupé
tout dabord. Un examen plus prolongé fait découvrir
des morceaux bien
faits, des têtes dun beau caractère, des draperies
dun style large, des
groupes dun bon effet pris séparément.
M. Lehmann, à ce que nous
croyons, sest trop tourmenté ; il a été
nerveux, inquiet, et sest efforcé
outre mesure. Le talent ainsi sollicité se refuse quelquefois
ou dévie.
Produisons tranquillement ce qui est en nous comme les roses qui ne
tentent pas de produire des fleurs bleues, comme les chênes
qui nont
aucune envie de porter des oranges. Il ne faut pas vouloir
tout mettre
dans son oeuvre, cest déjà bien assez dy
mettre quelque chose.
Ces trois chapelles, quoique différentes et dune valeur
diverse, nont
cependant rien de disparate. MM. Théodore Chasseriau, Amaury-Duval,
Lehmann, ont étudié tous trois chez M. Ingres, et, bien
que depuis chacun
ait pris sa route, on peut les réunir dans la même nef
sans contrarier
sensiblement lharmonie.
M. H. Flandrin, depuis quelques années déjà,
a fait dans léglise Saint-
Séverin une suite de sujets tirés de lhistoire
de saint Jean, exécutés dans
ce ton neutre et opaque, le seul convenable pour les peintures murales.
Il
ne faut pas, quand on décore un édifice, ouvrir des
chambres et des
fenêtres dans les parois. Le trompe-loeil doit être
évité avec soin. Sans
cela, vous êtes tout surpris de voir danser les lignes architecturales
et se
déranger bizarrement les perspectives. Les noirs et les trous
doivent être
évités. M. H. Flandrin, lui, a peut-être adopté
une gamme trop mate et trop
crayeuse. Sans être miroitans, les tons peuvent avoir de léclat,
ou du
moins de la franchise, même dans une peinture murale.
De Saint-Séverin allons à Saint-Germain-lAuxerrois,
où sexécutent, sous
la direction de M. Lassus, dimportans travaux de restauration,
plusieurs
chapelles de cette vieille église ont été confiées
à différens artistes pour
Théophile Gautier Salon (1845) 67
être décorées de peintures murales.
M. Mottez est en train dexécuter sous le portail qui
regarde le Louvre des
fresques véritables, daprès lancien procédé
de Giotto et de Cimabue,
dont il a retrouvé les recettes déjà altérées
sous Raphaël, qui retoucha
plusieurs de ses stanze à lhuile ou à la détrempe.
La fresque est dune
grande solidité : les couleurs, pénétrant de
plusieurs centimètres dans
lendroit tout frais sur lequel on les applique, sy attachent
dune manière
intime et deviennent ineffaçables. Cela peut être vrai
dans les pays secs et
chauds comme lItalie et lEspagne où il ne pleut
presque pas, mais sous
notre ciel humide, dans notre climat froid, il est permis de croire
que la
fresque naurait pas la même durée. Ce procédé
na été employé en France
que bien rarement, et les convictions à cet égard ne
peuvent être assises
que sur des conjectures. Dans trois cents ans, les Parisiens, en passant
sous
le porche de Saint-Germain-lAuxerrois, pourront trancher la
question.
Nous navons pas pu bien saisir toutes les parties de loeuvre
de M.
Mottez, encore embarrassée de poutres, de planches et déchafaudages
;
mais nous en avons examiné tout à notre aise les morceaux
supérieurs et
les pendentifs. Saint Mathieu et saint Luc, agenouillés devant
la Vierge ;
saint Jean et saint Marc rêvant en compagnie, lun de son
aigle, lautre de
son lion ailé, sont des figures dun beau style, dun
ajustement curieux, et
présentent ce beau ton clair, argentin, si préférable
aux rancidités de
lhuile. Un Enfant Jésus parmi les docteurs occupe
une ogive de forme
bizarre et expose sa doctrine au milieu de vieillards de mines hétéroclites
et judaïques ; des allégories de vices et de vertus se
groupent dans langle
des pendentifs ; un des grands sujets, dont léchafaudage
cache encore les
portions den bas, représente un Christ de tournure byzantine
entrouvrant
sa tunique, et faisant voir la plaie aux lèvres de laquelle
se suspend le
genre humain pour y puiser la vie dans ce monde et dans lautre
; des
emblèmes eucharistiques senlacent aux rinceaux de la
voûte. Plusieurs
têtes de femmes sont dun ton perlé, dun modelé
suave quon naurait pas
attendu des brutalités de la fresque ; certaines draperies
ont des nuances
tendres et fraîches qui surprennent. M. Mottez paraît
tout à fait maître de
son procédé. Dici à quelques mois
les travaux du porche seront
terminés et nous pourrons juger de leffet général.
Dans lintérieur, en perspective, avec une nef latérale
M. Guichard a peint,
au milieu dun encadrement de prophètes, une Descente
de croix dune
grande dimension. Cest là un sujet périlleux et
difficile à traiter après
Rubens, après Daniel de Volterre. Nous ne voulons pas quereller,
à propos
de ces deux géans de la peinture, M. Guichard, le gracieux
auteur du Rêve
dAmour ; sa composition est soignée, raisonnable, suffisamment
pathétique ; leffet a la tristesse convenable. Le groupe
des Femmes
Théophile Gautier Salon (1845) 68
éplorées sarrange bien ; lune des têtes,
celle qui a des bandeaux noirs,
rappelle les traits de Mme la princesse de Belgiojoso. La Madeleine,
quoique le mouvement de ses bras soit un peu mélodramatique,
est une
figure bien dessinée et bien peinte.
Dans la même église, M. Guichard a peint une chapelle
de Saint-Landry
avec une fidélité dimitation gothique assez intéressante.
A côté de cette chapelle se trouve un essai de fresque
de M. Mottez, dont
les curieux ont mis la solidité à lépreuve
en la rayant avec des couteaux et
des clous. La peinture la plus indestructible ne résiste pas
à la pioche.
Avis aux vandales du dix-neuvième siècle.
A quelques pas de là, lon rencontre des peintures murales,
quon nous
assure être dun homme de talent très connu,
ce que nous ne voulons
pas croire : une Nativité, une Adoration des Mages,
une Ascension de
notre Seigneur, jouant le papier à quinze sous le rouleau à
sy méprendre.
M. Gigoux na pas été fort heureux non plus dans
son Histoire de sainte
Geneviève. Nous ne savons quel vertige sest emparé
de cet artiste
estimable, et qui avait du talent, nous ne lavons pas rêvé,
lorsquil faisait
François Ier chez Léonard de Vinci et la Cléopâtre
essayant des poisons
devant Marc-Antoine.
Terminons en allant rendre visite, dans cette laide et maussade église
de
Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, à la Pieta dEugène
Delacroix. Cest une
des plus profondes douleurs que la peinture ait rendues ; langoisse
moderne, le désespoir byronien se mêlent dans cette sombre
scène à la
douleur antique. Quel jour livide et douteux ! Quelle lumière
sinistre !
Toutes les mères du monde semblent avoir perdu leur fils et
sanglotter
dans la personnification de Marie. Comme on voit bien quelle
ne croit pas
encore que ce pâle cadavre se relèvera Dieu dans trois
jours !
THÉOPHILE GAUTIER.