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Théophile Gautier 1811 - 1872
42 - Salon de 1839


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Théophile Gautier (1839)
Salon de 1839



SALON DE 1839
Ce Salon a été transcrit par François BRUNET, d’après les Feuilletons publiés dans
La Presse, avec l’aide des étudiants de l’Université de Montpellier : Elida Fabre,
Christian Doumergue, Dorothée Lacombe, Delphine Aldebert, Valérie Pythoud,
Julie d’Hueppe, Emilie Jaudon.
L’orthographe de l’époque a été conservée : seules les évidentes erreurs
typographiques ont été corrigées.
21 mars 1839
SALON DE 1839
Nous avons commencé notre salon plus tard qu’à l’ordinaire pour ne pas
nous laisser aller à cette impression fausse et défavorable que produit
nécessairement une revue de deux mille tableaux où les mauvais sont en
majorité ; aussi, après trois ou quatre visites au Louvre, les critiques se
hâtent-ils de proclamer que l’exposition est d’une faiblesse désespérante,
que l’art s’en va, et que le salon de l’année précédente était bien
supérieur ; remarque qu’ils avaient déjà faite il y a un an .– Nous qui ne
nous sommes pas si fort hâtés et qui pensons que le livret suffit pour
indiquer aux promeneurs le sujet et le chiffre des tableaux, nous avons
cherché patiemment les perles dans le fumier et nous en avons assez
découvert pour former un des plus riches écrins. En dépit des déclamations
jalouses, des enthousiasmes rétrospectifs, jamais l’art n’a été en France
dans une meilleure situation qu’aujourd’hui ; l’école française, la dernière
de toutes autrefois et qui marchait de si loin derrière les écoles d’Italie, de
Flandre et d’Espagne, est maintenant la première du monde ; Paris a
remplacé Rome ; on ne cite aucun peintre italien moderne s’élevant audessus
de l’ordinaire. Paris et Munich sont les deux ateliers où se débat
l’avenir de la peinture ; Rome n’est plus qu’un musée. – Les artistes de
Munich sont autant des poètes que des peintres ; quoique plusieurs d’entre
eux aient de grandes qualités de composition et de dessin, leur exécution
est faible et pâle ; l’idée prise dans le sens littéraire les préoccupe
beaucoup trop. Ils sont trop savans et cherchent les uns le style byzantin,
les autres le style gothique et le symbolisme chrétien ; peu d’entre eux
regardent la nature ; oubliant qu’avant tout la peinture est un art matériel
ne pouvant arriver à l’intelligence que par le chemin des yeux ; les peintres
de Paris, avec cette mesure et ce bon sens qui caractérisent les Français,
sans abandonner tout-à-fait la pensée comme les coloristes de Venise, ont
compris que le dessin, la couleur et l’exécution étaient les vrais moyens
d’expression de leur art et que le mérite d’un tableau ne consistait pas à
Théophile Gautier – Salon (1839) 4
représenter tel sujet ou telle idée philosophique, mais de belles lignes, de
beaux tons, des draperies savamment ajustées et des morceaux bien faits.
La plus magnifique idée, si elle a les yeux de travers, les bras trop courts
ou les jambes trop longues, fera la plus triste mine dans un tableau .
Chaque art a ses moyens et ses limites. Malgré l’ut pictura poesis
d’Horace, la peinture et la poésie n’ont rien de commun entre elles ; c’est
cette malheureuse préoccupation de poésie en musique et en peinture, qui
a fait de nous si long-temps les dilettante et les connaisseurs les plus
ridicules du monde .
Nos jeunes peintres ont parfaitement compris cela, ils ont étudié avec une
patience et une volonté bien rare parmi nous ; par d’habiles imitations des
anciens maîtres, ils se sont rendu leurs procédés familiers ; dans leur sage
ecclectisme, ils ont analysé Holbein et Rubens, Michel-Ange et Véronèse,
les extrêmes du dessin et de la couleur, deux choses dont manquait l’école
française, trop exclusivement spirituelle. Géricaut, et plus tard Eugène
Devéria, Delacroix et Louis Boulanger commencèrent, il y a quelques
années, la réaction coloriste avec le Naufrage de la Méduse, la Naissance
de Henri ?V, le Massacre de Chio et Mazeppa ; l’effet de ces tableaux fut
extraordinaire, on n’avait jamais rien vu dans l’école française,
habituellement si pâle et si grise, qui eut cette éblouissante ardeur, cette
intensité et cette solidité de ton ; l’on se mit à étudier la palette à fond, et
l’on y trouva des ressources inconnues, la gamme des tons fut parcourue
de bas en haut et de haut en bas. Malgré la brume de notre ciel, l’on
peignit des toiles qui n’eussent point pâli sous l’azur italien ; il est vrai
qu’il en résulta des queues de paon et des arcs-en-ciel d’un éclat
insoutenable, et qu’on sembla pendant quelque temps ne plus voir la
nature qu’à travers un prisme ; mais qui peut le plus peut le moins, et il
valait mieux trop colorer que ne pas colorer du tout . Au plus fort de cette
orgie de vert-veronèse et de laque garance, M. Ingres, grand maître
incompris jusqu’alors, et dont l’Odalisque et l’OEdipe semblaient barbares
aux connaisseurs du temps, fut intronisé et divinisé par les romantiques,
chose étrange au premier coup d’oeil ! mais qui s’explique aisément par
l’amour sincère de l’art et le désir d’apprendre qui animaient la jeune
école. M. Ingres, dessinateur sévère, que les Madones de Raphaël
semblaient avoir bercé sur leurs genoux, inspira à cette jeunesse
turbulente, l’amour des lignes simples, des effets calmes et du style
magistral ; par l’étude de la nature et de l’antique il corrigea ce que
l’impétuosité novatrice pouvait avoir de trop fougueux : et de cette double
influence il résulta ce que nous voyons aujourd’hui, c’est à dire une école
de jeunes peintres imbus des meilleurs principes, avec un beau goût de
dessin et une profonde science d’exécution. – Comme pâte, comme
Théophile Gautier – Salon (1839) 5
application et maniement de couleur l’on est aussi fort que les grands
ouvriers du seizième siècle dont on renouvellerait aisément les travaux, si
l’occasion s’en présentait : il ne manque que de la place pour les travaux et
des murailles pour les fresques. La chambre des députés de M. Delacroix,
la coupole de la Madeleine de M. Ziegler valent bien certaines Stanze de
Rome ou Scuole de Venise, vantées outre mesure ; un ministre qui
connaîtrait les ressources de l’école actuelle ferait exécuter des choses
merveilleuses et ressusciterait le siècle de Léon X. Malheureusement les
gens du pouvoir sont fort peu au courant, n’ont pas le sentiment des arts et
prennent pour de grands génies des célébrités académiques oubliées depuis
long-temps ; comme les Russes ils n’en sont encore qu’à Guérin ou à
Girodet. Les hommes du présent dont plusieurs seront les hommes de
l’avenir n’existent pas pour eux : ils ne les soupçonnent même pas et
admirent consciencieusement des choses dont les plus jeunes Rapins se
moquent avec raison et qu’ils charbonnent en caricature sur le mur de
l’atelier. Ce qui nuit aussi au développement de notre école, si pleine de
talent et de mérite, c’est l’étrange préjugé que l’on a en France contre la
jeunesse : l’on ne se sert des gens que lorsqu’ils ne peuvent plus rien
faire ; l’on attend pour donner des travaux à un artiste qu’il soit usé par
l’inaction et la misère ; il a des commandes au moment où il faudrait lui en
refuser ; c’est à l’âge où l’oeil se trouble, où la main devient incertaine,
qu’on lui confie de grands travaux qui exigeraient tout le feu et tout
l’entrain de la jeunesse : — il ne faut pas trop croire à l’expérience des
vieillards ; ce n’est pas une raison pour faire de bonne peinture que d’avoir
mal peint fort longtemps. A ce compte, Raphaël, qui est mort à trente-sept
ans, n’aurait jamais été employé ; heureusement que la duchesse d’Urbin
n’était pas de cet avis et que le grand-duc Laurent laissait le jeune
Buonarotti, presque enfant, tailler le marbre à plein bloc dans ses jardins ;
il faut deviner les hommes et les diriger ; l’on ne s’imagine pas ce qu’un
prince de génie peut faire produire à un artiste qui à de l’étoffe ; mais cette
défiance que l’on a de le jeunesse paralyse les plus belles dispositions ; si
riches que soient les natures, les idées s’évanouissent et ne reviennent
plus.– Donner son milieu à chaque homme et son oeuvre à chaque artiste,
tel est le devoir d’une puissance intelligente ; c’est ainsi que se font les
beaux siècles, car, après tout, il ne reste d’une époque que sa littérature et
ses arts ; les dissensions politiques, les événemens même les plus graves,
tout est balayé dans l’oubli ; mais un beau vers ne meurt jamais, une belle
statue survit à une dynastie et à une religion. Napoléon, tout grand qu’il
soit, aura bien de la peine à se faire pardonner les littérateurs et les peintres
de l’empire.
Nous sommes à une époque climatérique du genre humain : la jeunesse est
Théophile Gautier – Salon (1839) 6
grave ; sévère, ardente, elle étudie, elle cherche toujours et trouve
souvent ; — pour se distinguer de la foule, il faut un talent énorme, car si
le mieux est rare, le bien est fort commun. Tous les jours il devient plus
difficile d’être le premier, les élèves gagnent du terrain et les maîtres en
perdent, les intervalles se rapprochent et le mouvement ascendant se fait
avec une telle rapidité, que les plus haut placés seront bientôt atteints.– Le
peintre qui dans dix ans d’ici sera proclamé le plus grand maître de
l’époque, n’aura rien à envier aux rois de l’art italien.
Nous ne sommes pas optimiste, nous ne croyons pas à la progression
indéfinie de l’intelligence humaine, et demain n’est pas pour nous
nécessairement plus avancé qu’aujourd’hui ; mais l’envahissement de
l’industrie et de ce qu’on appelle la civilisation, c’est-à-dire la
prééminence de l’utile sur le beau, a fait naître une réaction pittoresque car
la forme, magnifique vêtement filé par Dieu pour couvrir la nudité du
monde, ne doit pas lui être arrachée par des mains indignes, la beauté ne
doit pas périr ; les fabricans de machines auront beau s’ingénier, l’on ne
pourra jamais faire des Vénus de Milo et des Titien à la vapeur : la main
de l’homme conduite par son cerveau vaudra toujours mieux qu’un rouage
pressé par un ressort ; la quantité de bornes que l’on pose aux coins des
rues nécessite un plus grand nombre de statues, et les glaces où se reflètent
tant de sots visages exigent beaucoup de bons tableaux par compensation .
Ce temps-là serait déjà arrivé, si les débris de la vieille génération ne
barraient pas le passage à celle qui s’avance, avec une obstination sans
pareille. L’on se plaint que la jeunesse d’aujourd’hui ne respecte pas et
n’aime pas les vieillards. La chose est toute simple. Les vieillards n’ont
d’autre idée que d’empêcher les jeunes gens d’arriver ; ils leur refusent
l’air et le soleil, leur ferment toutes les portes qui conduisent à la fortune
ou à la puissance : c’est tout au plus s’ils leur laissent la gloire qui ne
rapporte rien ; encore faut-il la conquérir de force. — Etre jeune,
aujourd’hui, c’est un grand malheur, c’est travailler sans relâche et sans
récompense ; être rebuté partout, ne pouvoir prétendre à rien, et gagner sa
vie à la pointe de l’épée en vrai Bohême . Les hommes d’âge qui tiennent
l’argent et les places ne savent pas que la puberté de l’intelligence est
avancée de beaucoup, et que les jeunes hommes qu’ils traitent d’enfans à
peine sevrés, sont plus mûrs, plus instruits qu’eux, et leur en
remontreraient sur beaucoup de choses.
Ces réflexions que nous avons cru nécessaires avant de commencer notre
revue critique, nous amènent naturellement à parler du jury chargé de
l’examen des tableaux. Nous parlions de vieillards ignorans et entêtés, la
transition est aisée ; comment se fait-il qu’une réunion d’hommes, ayant
leur bon sens, ait pu refuser des tableaux à M. Eugène Delacroix, un
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peintre illustre qui a fait vingt chefs-d’oeuvre, un esprit inquiet et
chercheur, que l’on trouve dans toutes les voies de l’art en tête des plus
avancés, le plus grand coloriste, sans contredit, que la France ait jamais eu.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? — C’est du vertige et de la folie ; on
avait aussi rejeté une toile de Decamps, mais on s’est ravisé. — L’on parle
aussi d’autres exclusions non moins inconcevables, l’on n’a pas voulu
admettre un paysage de Rousseau, que l’on repousse systématiquement,
ainsi que le sculpteur Préault, nous ne savons pour quelle raison. Rousseau
est cependant un jeune homme d’un mérite incontestable, un talent
original, consciencieux, et son tableau est un des meilleurs paysages que
nous connaissons. — Quant à Préault, c’est un sculpteur plein de vie et de
mouvement, audacieux, et suivant son idée jusqu’au bout, un homme
d’énergie qui entend la statuaire d’une grande façon, et qui après un début
des plus brillans s’est vu fermer depuis cinq ou six ans les portes du Salon
qu’il assiège avec une armée de colosses aussi obstinément présentés que
refusés. — Pourquoi ne pas donner à ce jeune artiste, d’une fermeté si
honorable, qui dépense sa vie et sa fortune à ce métier ingrat, un coin dans
cette cave humide et sans lumière où l’on met les sculptures, et où l’on ne
mettrait pas du vin et du bois de chauffage ? — Avez-vous donc peur que
les murailles ne s’écroulent à la vue de son bas-relief de l’Adoration des
Mages, sujet pacifique s’il en fût, ou que la foule enthousiasmée n’aille
briser vos bons-hommes académiques ?– Est-ce par charité ou par crainte
que vous agissez ainsi, répondez ? Si ce bas-relief est mauvais, laissez-le
voir, le ridicule en fera justice. S’il est bon, pourquoi le rejetez- vous ? –
D’ailleurs, est-ce que vous vous y connaissez ? — Vous avez bien renvoyé
le miroir de Mlle de Fauveau, – une artiste pleine de grâce, de finesse et de
poésie, — sous prétexte que c’était un meuble. – Vous ne savez donc pas,
mes chers seigneurs, que Benvenuto, un plus grand sculpteur que vous ne
le serez jamais, a dû sa réputation à des salières, des coupes à boire, des
plats et autres pièces d’argenterie qu’il couvrait de figurines ravissantes et
qu’un manche de poignard ou de couteau de sa façon vaut mieux que tous
les Jocrisses de marbre dont vous hérissez les jardins et les places
publiques ? – C’est une honte ; — encore si vous ne receviez que des
chefs-d’oeuvre ! mais deux mille pieds de muraille sont tapissés (avec
votre permission) de portraits de bourgeois endimanchés, de tableaux
représentant des harengs saurs, des melons entamés et des lapins blancs ;
vous n’avez pas le droit de faire les dédaigneux ; n’admettant pas votre
jugement, nous rendrons compte des tableaux et des statues rejetés par
vous comme s’ils étaient au Salon, – où ils devraient être et à la plus belle
place !
THÉOPHILE GAUTIER
Théophile Gautier – Salon (1839) 8
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22 mars 1839
SALON DE 1839. - Sculpture. (2e article.)
La sculpture est une amante délaissée, et c’est en vain qu’elle tend au
public ses bras et ses baisers de marbre ; à peine si elle peut attirer un
regard distrait : l’on passe d’un pied rapide dans la salle basse où elle est
reléguée ; les hommes enfoncent leurs têtes dans le collet de leurs habits ;
les femmes serrent leurs châles sur leur taille avec une vague inquiétude de
pleurésie et de rhumatisme. Il est vraiment inhumain de mettre dans un
caveau glacial tant de blanches déesses toutes nues, qui auraient besoin,
pour ne pas frissonner, du ciel bleu de la Grèce, ou tout au moins d’un
poële convenablement chauffé. - La Sibérie n’est rien à côté de cela, et il
faudrait être matelassé et caparaçonné de fourrures, comme un Boyard
russe, pour y résister. - Cependant, nous qui aimons le bronze et le marbre,
- dures mati?res dont l’art compose son éternité, - au risque d’attraper un
rhume de cerveau, nous avons fait une longue station devant les pâles
fantômes qui grelottent sur deux files au bas du grand escalier.
Nous avons remarqué tout d’abord le comte de Beaujolais de M. Pradier,
statue couchée, en marbre. M. Pradier, celui de nos sculpteurs qui a le plus
vif sentiment de l’antique, et dont Praxitèle ou Cléomène signerait les
nymphes et les Vénus, a vaincu avec le plus grand bonheur toutes les
difficultés de son sujet. Rien ne prête moins à la statuaire qu’un habit à
revers et à basques, un gilet et des bottes ; M. Pradier, malgré tous ces
obstacles, a su donner à sa figure une souplesse, une élégance et une
morbidesse ravissantes. Tous ces odieux vêtemens sont ajustés avec un
goût infini ; la tête est charmante, pleine d’expression et de mélancolie ;
Hyacinthe blessé par le disque d’Apollon n’a pas une grâce plus molle et
plus languissante. Ce qu’il a fallu d’art et de savoir pour pétrir et assouplir
le marbre à ce point est inimaginable, et tout autre sculpteur moins maître
de son ciseau y aurait échoué. M. Pradier, qui a fait les deux plus belles
statues de la place de la Concorde, et qui crée en se jouant une multitude
de figures charmantes, que tous les amateurs de la forme pure placent sur
leur cheminée et sur leur dressoir, montre, par son comte de Beaujolais,
que tout grec et tout antique qu’il soit, il ne réussit pas moins dans les
sujets modernes, et que l’habit ne lui offre pas plus de difficulté que la
draperie ou le nu.
La jeune fille confiant son premier secret à Vénus est une des plus
heureuses idées qu’un sculpteur puisse avoir, et nous en félicitons M.
Jouffroy qui l’a mise en oeuvre avec talent. Une toute jeune fille, dont les
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formes peu accusées rappellent encore l’enfance et font les plus
charmantes promesses pour l’avenir, se dresse délicatement sur la pointe
de ses jolis petits pieds pour atteindre à l’oreille d’une statue de Vénus,
terminée en gaîne comme un Hermès, et lui souffler bien bas dans un
soupir le terrible secret qu’elle n’a encore osé confier qu’à une oreille de
marbre ; aux pieds de la déesse gisent deux pauvres colombes offertes en
sacrifice propitiatoire ; la tête de la Vénus a une expression mêlée d’ironie
et de bienveillance on ne peut mieux rendue ; les flancs, le ventre et les
jambes de la jeune fille sont d’une finesse et d’une élégance charmantes,
c’est un délicieux groupe à qui il ne manque pour être jugé admirable, que
d’avoir été trouvé dans quelque fouille à Pompéi ou Herculanum.
Le Caïn et sa famille après la malédiction, de M. Etex, est une
composition grandiose et de premier ordre ; elle a beaucoup gagné au
marbre. M. Etex, à l’exemple de Canova, a donné à son groupe, au moyen
d’une teinture d’oxyde de fer, un ton moelleux et chaud bien préférable au
lustre criard et papillotant des marbres neufs qui ont l’air à contre jour
d’immenses morceaux de sucre taillés à facettes ; l’arrangement des
figures est plein de noblesse et de simplicité. - Caïn est assis, sa tête
penche sur sa poitrine, on dirait qu’il n’ose la relever de peur de voir le
triangle de la foudre sillonner le ciel et d’entendre la grande voix crier du
fond de la nue : - Qu’as-tu fait de ton frère ? - Cependant il n’incline que
son front stigmatisé du sceau de la malédiction ; son torse de Titan reste
droit et ses épaules larges à porter le monde comme celles d’Atlas, ne
s’inclinent pas sous le vent de la colère divine ; il proteste sourdement
contre la sentence de Dieu, et peut-être si le crime était à faire le
recommencerait-il ! Sa massue noueuse est toujours à ses pieds ; il est
foudroyé, mais non vaincu ; il souffre, mais il ne se repent pas : la jalousie
dévore toujours son coeur ; il n’a pas pardonné à sa victime ; la préférence
de Dieu lui paraît toujours injuste. - Aussi pourquoi ce pâle fainéant
n’avait-il qu’à suivre nonchalamment les blondes brebis dans les verts
pâturages, tandis que lui Caïn faisait pleuvoir sa sueur sur une terre
inféconde, exposé aux acres morsures du soleil de midi ? pourquoi la
flamme du sacrifice d’Abel montait-elle vers les cieux en blanche spirale ?
tandis que la fumée de son autel à lui Caïn s’éteignait et rampait à terre
comme un chien battu.
La femme renversée, ployée en deux, la tête perdue dans des cascades de
cheveux, appuie son front désespéré sur les genoux du maudit ; tout son
corps s’affaisse ; sa douleur est si profonde qu’elle lui fait oublier jusqu’au
sentiment de la maternité. - Le nourrisson abandonné tâche de se faire jour
à travers les interstices du groupe et d’arriver jusqu’à la mamelle qu’on ne
lui offre pas. - Cet épisode est charmant : - c’est comme un rayon dans la
Théophile Gautier – Salon (1839) 10
pluie, comme un sourire dans les larmes. Cela égaie un peu toute cette
noire tristesse ; - de l’autre côté, le fils aîné, déjà en âge de comprendre et
de souffrir, fixe des regards douloureux sur son père et tâche de lui faire
voir que malgré sa jeunesse il prend part à son malheur et qu’il en accepte
la solidarité.
Nous reprocherons à M. Etex de n’avoir pas donné assez d’ampleur au
masque de son Caïn ; les mâchoires manquent de puissance et de
développement. Le menton pourrait être accentué avec plus de fermeté ;
les cheveux descendent peut-être un peu trop sur les yeux. Il est vrai que
dans la période Adamique, il n’y avait ni coiffeurs ni fers à friser et que les
cheveux s’en allaient en broussaille à la grâce de Dieu ; cette chicane est
donc de peu d’importance ; mais une imperfection plus grave, c’est la
grosseur des pieds du Caïn ; ce sont des pieds trop réels, trop humains, qui
n’ont pas la noblesse d’une nature primitive ; - les races d’Orient ont les
extrémités plus fines ; - ces grands pieds appartiennent aux races du Nord ;
et si l’on en croit les traditions, les premiers hommes habitèrent sur les
rives de l’Euphrate au centre de l’Asie. - Ces réserves prises nous n’avons
plus qu’à louer ; le dos et les reins de la femme sont d’un modelé gras,
souple et puissant ; ce qu’on aperçoit de la tête à travers les ondes
crespelées de la chevelure est d’une grande beauté et d’un superbe
caractère ; le maniement du ciseau est des plus remarquables, chaque
chose est touchée dans son sens, avec souplesse et liberté ; la variété des
travaux colore heureusement l’uniformité du marbre. Le groupe de Caïn
est un des plus importans ouvrages dont puisse se glorifier l’école
moderne ; il y a long-temps que l’on n’avait exécuté une oeuvre si
colossale ; c’est vraiment là de la sculpture - des torses, des bras, des
jambes, de grands morceaux hardiment pris, une savante étude du nu, -
cette condition sine qua non de la statuaire ; - cela nous console un peu de
cette foule de g?néraux en bottes à l’écuyère et de rois mérovingiens
bardés de fer et caparaçonnés de longues dalmatiques. Nous éprouvons
une certaine gêne à parler du tambour Barra de M. David. - Nous ne
voudrions pas nous moquer de M. David : car c’est un homme d’un talent
av?ré ; mais en vérité il est difficile de ne pas rire de cette idée singulière
de plaquer sur le ventre d’une statue en marbre des Pyrénées une cocarde
tricolore exécutée en mosaïque, avec les couleurs réelles, de peur, sans
doute, qu’on ne la prenne pour une cocarde blanche. Si M. David avait
quelques notions héraldiques, il saurait que le bleu, ou azur, s’exprime par
des raies horizontales, et le rouge ou gueules, par des raies
perpendiculaires ; il aurait évité de la sorte cette abominable discordance. -
Quant à nous, nous ne comprenons guère qu’un enfant qui a la tête
affreusement ouverte par un coup de sabre, puisse presser contre son coeur
Théophile Gautier – Salon (1839) 11
une cocarde, chose éminemment plate, et qu’on peut bien mettre à son
chapeau, mais non prendre dans ses bras. - Il y a des portions très vraies et
très bien faites dans cette statue, mais la nature en est peu choisie et
rappelle pour la maigreur et la misère le type du gamin de Paris, du voyou
comme dirait Auguste Barbier ; l’aspect général est grêle, souffreteux et
maladif. - On dirait que le glorieux tambour est mort d’épuisement plutôt
que de sa blessure : le baudrier qui remplace la pudique feuille de vigne ne
s’arrange pas bien, et la chaussette qui enveloppe un des pieds du mourant
est un détail inutile qu’on ne s’explique pas, la nudité héroïque du
personnage une fois admise.
Outre cette statue, M. David a plusieurs bustes au salon. Celui de Grégoire
est une chose excellente ; avec ces chairs molles, séniles et froncées, il y a
là un bel accent de nature ; M. Arago n’est pas à beaucoup prés aussi
réussi ; M. David, pour donner à son buste une physionomie auguste et
sidérale, s’est livré aux plus fâcheuses exagérations : le crane dépasse en
grosseur celui des hydrocéphales les mieux constatés ; les sourcils
surplombent en dehors du profil d’une façon impossible et s’avancent
comme deux auvents de boutiques. La tête de M. Arago est assez belle et
assez sculpturale par elle-même pour ne pas avoir besoin de ces
amplifications maladroites, et nous sommes étonné que M. David,
l’homme de ce temps-ci le plus habile à saisir les ressemblances illustres
ait encore recours à ces petits moyens ; - le colossal n’est pas le grand, et
pour donner un air de génie à un homme, il n’est pas nécessaire de lui faire
le front en coupole, les cheveux en crinière et les yeux en arcade.
THÉOPHILE GAUTIER
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23 mars 1839
SALON DE 1839. - Sculpture. (3e article.)
M. Duret est un homme de beaucoup d’esprit et de goût ; il a un sentiment
d’élégance qui charme, il arrange et compose avec adresse, mais il manque
d’abondance et de laisser-aller. Sa sagesse va jusqu’à la timidité, et de
peur de s’égarer il ne sort pas du cercle trop étroit où il tourne sans cesse
sur lui-même ; — il y a quelques années, M. Duret exposa un Mercure
inventant la lyre, statue en marbre ; cette figure d’une délicatesse
charmante d’exécution et d’une rare pureté de forme, eut beaucoup de
succès ; la joie étonnée du jeune Dieu tirant le premier son de l’écaille de
tortue était exprimée avec un grand bonheur. Les pieds surtout se faisaient
remarquer par une noblesse et une distinction vraiment antiques ; on
voyait bien que ces petits talons polis comme des agathes, avaient
Théophile Gautier – Salon (1839) 12
l’habitude de ne marcher que sur des nuages. — M. Duret fit ensuite le
jeune Danseur napolitain, création svelte et légère, pleine de gaîté, de
jeunesse et de bonheur ; le ton fauve et satiné du bronze assez semblable
aux reflets d’une peau hâlée par le soleil faisait presque illusion et donnait
à la statue posée hardiment sur un seul pied une ardeur et une vivacité
toutes méridionales; c'était bien le jeune pêcheur de Caprée ou de Nisida
dansant à l’ombre de sa barque tirée sur le sable et dessinant sa brune
silhouette sur le fond bleu de la Méditerranée ; cette statue réussit encore
mieux que le Mercure : on en fit des réductions qui se vendirent fort bien ;
chose difficile pour tout objet d’art et surtout pour de la sculpture ; depuis,
M. Duret n’a fait qu’exécuter des variations sur ce motif heureux, il est
vrai, mais qu’il a usé et retourné de toutes les façons. — Le Vendangeur
improvisant sur un sujet comique (souvenir de Naples) est encore une
contre épreuve du danseur ; ce Vendangeur qui sera bientôt réduit en
statuette et qui y gagnera assurément, ne manque pas de mérite quoiqu’il
n’ait pas celui de la nouveauté : il ne nous fait pas connaître le talent de M.
Duret sur une autre face ; mais il est un frère cadet fort convenable : les
pampres sont ajustés avec beaucoup de grâce ; le mouvement est vif,
pénétrant, la figure a de la vie et de l’entrain ; nous reprocherons
seulement à M. Duret quelques puérilités dans les diverses colorations de
son bronze ; les feuilles ont une teinte vert de grisée, les chairs sont
rousses, les dents et les yeux gardent la couleur jaune du cuivre ; le temps
harmonisera sans doute ces petites discordances, ce n’est qu’un détail peu
important ; mais ce qui est plus grave, c’est la monotonie de l’oeuvre de M.
Duret ; — il ressemblera, s’il continue, à ces musiciens russes qui ne
savent donner qu’une note, mais qui la donnent admirablement juste et
sonore.
Cette préoccupation d’un type, ou d’une forme est fréquente chez les
artistes ; la même figure éclot invinciblement sous le crayon du peintre ou
sous les doigts du statuaire. — Une perception trop vive et trop exclusive
d’une nature particulière qui vous a frappé, une sympathie quelquefois
ignorée de l’artiste lui-même, est la cause de cette obsession qu’on ne
parvient pas toujours à repousser, même lorsqu’on en est averti :
cependant il ne faudrait pas se mettre trop en garde contre ce penchant à
traiter un sujet, à formuler un type plutôt qu’un autre, souvent c’est la voix
secrète de votre individualité et de votre génie. — Seulement il faut éviter
la reproduction mécanique et routinière d’un poncif arrêté d’avance ; le
choix de sujets complètement opposés est le meilleur remède, et nous
engageons M. Duret à l’employer.
Odette de Champdivers secourant Charles VI, de M. Huguenin, est un fort
joli groupe en marbre d’une composition gracieuse et d’un travail très fin ;
Théophile Gautier – Salon (1839) 13
nous louerons M. Huguenin d’avoir adopté une proportion qui permet à
son oeuvre d’être achetée par un riche amateur et placée sur une table au
milieu d’un salon ou sur un piédouche à l’angle d’un cabinet. C’est une
erreur commune chez nos artistes de croire que la dimension exagérée
d’une staue ou d’un bas-relief ajoute à son mérite : il y a des figures de
quinze pieds de haut qui sont petites et d’autres qui n’ont pas trois pieds et
sont hautes comme le ciel et grandes comme le monde ; les oeuvres des
maîtres ont cette propriété, leurs moindres figurines paraissent de
proportion surnaturelle, cela résulte de l’agrandissement des lignes, de la
simplification des détails et d’une puissance de dilatation qu’on ne peut
analyser et qui est le secret du génie. — Nous aimons beaucoup mieux
Odette de Champdivers et le Charles VI, réduits de la sorte, qu’une
énorme machine qu’il faudrait planter au milieu d’un carrefour ou au fond
d’un jardin où personne ne la regarderait ; notre ciel pleurnicheur ne
permet guère la contemplation des objets d’art en plein air ; et si les
sculpteurs voulaient faire des choses avec lesquelles il fût possible de
vivre familièrement et qu’on pût loger dans sa chambre à coucher ou dans
son cabinet de travail, ils ne perdraient pas leur vie dans l’attente de
commandes douteuses et leur argent à exécuter des travaux impossibles et
chimériques dans notre état de civilisation.
Le Charles VI de M. Huguenin est bien compris et bien rendu ; l’habitude
de son corps exprime parfaitement les dégradations de la souffrance et de
la folie : les jambes sont gauches, chancelantes, craintives et presque
animales ; l’on voit bien que l’action du cerveau ne parvient pas jusqu’à
elles et ne leur transmet aucune volonté. La charmante figure d’Odette
éclairée d’une compassion amoureuse et presque maternelle, se penche
vers le malheureux roi qu’elle tâche de rassurer et d’endormir sur son
sein ; — seul oreiller sur lequel il pût prendre du repos, car l’infortuné
voyait toujours à côté de son lit un fantôme blanc et un chien noir prêt à le
dévorer.
La Velleda de M. Maindron, quoique ce soit une oeuvre pleine de mérite,
ne nous a pas satisfait complètement ; elle ne nous semble ni assez noble,
ni assez virginale ; une archi-druidesse devait avoir plus de majesté et de
grâce sévère ; nous trouvons la figure de M. Maindron trop humaine, trop
femme; elle n’a pas ce caractère de beauté sauvage que le nom seul de
Velleda fait rêver aux imaginations les plus paresseuses ; la couronne de
feuilles de chêne n’est pas arrangée adroitement, elle alourdit les contours
de la tête et jette trop d’ombre sur le front ; les prunelles exprimées par des
touches creuses qui retiennent l’ombre, font un mauvais effet, — l’effet
que produirait en peinture un nez en relief appliqué sur la toile. — Le sein
manque de pureté ; c’est le sein d’une jeune mère et non celui d’une
Théophile Gautier – Salon (1839) 14
vierge ; les chairs sont souples et vivantes, mais elles n’ont pas cette
chaste fermeté qui caractérise la jeune fille vouée à des divinités jalouses.
— Le type de la Diane antique avec plus de rêverie et de passion
représenterait assez bien la Velleda du poète ; et c’est ainsi qu’il fallait la
comprendre. — Tout ceci n’empêche pas la statue de M. Maindron d’être
une oeuvre remarquable sous beaucoup de rapports et de prouver un talent
réel et peu commun ; si M. Maindron n’avait pas trop cherché le
pittoresque, sa figure aurait un aspect plus calme et plus sculptural, mieux
en harmonie avec son sujet. — Les statuaires ne sauraient trop se rappeler
que leurs moyens d’expression n’ont rien de commun avec ceux de la
peinture.
Le portrait de Mlle Fanny Elssler, par Dantan jeune, joint au mérite d’une
ressemblance parfaite, une exécution ferme et serrée, une précision de
ciseau qui en font un des meilleurs bustes de l’exposition ; les attaches du
col, si élégantes et si fines chez le modelé, la belle ligne onduleuse qui
conduit de la nuque aux épaules ont été très habilement rendues par M.
Dantan ; la bouche sourit, les yeux regardent avec cette indescriptible
expression de naïveté malicieuse si difficile à traduire en marbre, et qui a
fait jusqu’à présent le désespoir de tous les artistes qui ont entrepris le
portrait de Mlle Elssler ; le seul défaut que nous y trouvions, c’est que
Mlle Elssler a le front plus élevé et les tempes moins développées. — A
part cela, — c’est parfait.
M. Dantan aîné a fait le buste de Mlle Rachel, c’est une belle et bonne
chose. — Le public, beaucoup trop occupé des qualités de la tragédienne,
ne s’est pas aperçu jusqu’à présent que Mlle Rachel était d’une grande
beauté. Il a même trouvé qu’elle était laide : car le public ne se connaît
plus guère en beauté qu’en autre chose, et il admire très
consciencieusement les figures les plus médiocres qui, pour une raison ou
pour l’autre, ont une renommée de pulchéritude. Mlle Rachel a une tête de
camée antique du meilleur temps et l’on peut s’en convaincre en regardant
son buste qui est d’une ressemblance frappante. L’oeil s’enchâsse
admirablement, les méplats du nez sont très-fins, et les coins de la bouche
s'arquent en dedans avec une fermeté et une noblesse de ligne des plus
rares, le menton est volontaire, puissant et d'une rondeur impériale; l a tête
bien campée joue librement sur le col dont le contour souple et frêle a une
grâce ondulatoire et vipérine du plus haut caractère. Quelques maigreurs
qu’expliquent la grande jeunesse et les fatigues du théâtre déparent seules
cette belle et intelligente physionomie ; le buste de M. Dantan révélera à
beaucoup de monde cet autre mérite de Mlle Rachel qui n’est (pas) moins
précieux que le talent qu’elle peut avoir.
L’on n’a pas oublié le Bénitier de la Chaire d’Eugène Bion ; c’est un des
Théophile Gautier – Salon (1839) 15
statuaires modernes qui ont le mieux compris l’art catholique. — Sans
tomber dans l’exagération byzantine, il a su donner à ses oeuvres une
placidité et un calme qui les rapprochent des pieuses compositions du
moyen-âge ; il a fondu très habilement la science moderne avec la naïveté
gothique, et personne plus que lui n’est en état de travailler pour les
églises ; c’est un artiste excellent à employer dans les restaurations de
cathédrale. Il a de l’onction, de la grâce, beaucoup de goût, et ses têtes à
nimbe d’or ne seraient pas déplacées dans la plus riche colerette d’anges
épanouie au porche de Notre-Dame ou de Saint-Jacques. La statuette de
l’Immaculée Conception et la Première Station de la Croix sont conçues
dans le même sentiment et conviennent parfaitement à leur destination. M.
Bion sait rester artiste tout en se maintenant dans la catholicité la plus
stricte.
Le bénitier de M. de Chatillon, dont nous avons parlé il y a quelques jours,
n’a pas cette rigueur d’orthodoxie. Quoique l’ange qui soutient la conque
n’ait pas l’air coquet ni mondain, on voit que c’est un ange de boudoir et
d’alcove nécessairement moins rigide qu’un grand ange de cathédrale
habitué aux ombres froides et mystérieuses de la nef, n’entendant jamais
de discours profanes et présentant gravement aux pêcheurs de la véritable
eau bénite. Nous félicitons M. de Chatillon qui s’était déjà fait une
renommée de peintre de cet heureux début dans la statuaire. Sa tête de
Romaine exposée en face du bénitier est d’un beau caractère, quoique le
modelé manque de fermeté en certains endroits.
Voilà à peu près tout ce qui nous a frappé dans la salle de sculpture ; les
ouvrages dont nous ne parlons pas ont sans doute des qualités ; mais les
limites qui nous sont imposées ne nous permettent pas de rendre compte
de chaque objet ; nous terminerons notre revue par le bas-relief de Préault
et le miroir de Mlle de Fauveau — la plus parfaite antithèse qui puisse
exister.
Le sujet de M. Préault est l’Adoration des Mages ; par l’originalité de la
composition il a rajeuni une donnée traitée par tous les maîtres et dans
laquelle il était difficile d’être neuf. La Vierge occupe le centre du basrelief
et les regards de tous les personnages se tournent vers l’Enfant-Jésus
qu’elle tient sur ses genoux ; la céleste mère est comprise autrement qu’on
ne le fait d’ordinaire : c’est une femme belle, forte, puissante, et qui sait
que l’enfant qu’elle vient de mettre au jour est le Sauveur du monde ; sa
modestie est moins humble et moins prosternée que celle de la Madone
chrétienne ; car après tout Marie était de race royale, elle descendait de
David ; elle connaissait les prédictions, et l’ange du Seigneur lui avait dit
que le Messie naîtrait d’elle et que le fruit de ses entrailles était béni.
Théophile Gautier – Salon (1839) 16
L’enfant, quoique déjà rayonnant, n’a pas encore la conscience de sa
divinité, et sa pose naïvement puérile est celle d’un nouveau-né ébloui des
premières impressions de la lumière. Les rois mages, Melchior, Gazspard
et Balthasard, vêtus d’habits orientaux d’une bizarrerie pittoresque,
inclinent leurs vieilles têtes barbues et veinées aux pieds du Bambino,
comme disent les Italiens dans leur dévotion peu révérentieuse. — Ces
trois figures sont d’un caractère et d’un style superbes. Nous ne
connaissons rien dans la sculpture moderne de plus fortement et de plus
hardiment fouillé.
Un ange cravaté d’une longue paire d’ailes qui ombrage le haut de la
composition vient aussi rendre hommage à l’Enfant-Jésus ; sur le devant
un empereur, un Tibère ajusté dans le goût des Césars du Titien, donne la
date à la scène ; le coin opposé est occupé par saint Joseph, qui regarde
d’un air assez maussade les trois rois asiatiques, et n’a pas l’air
d’approuver leur adoration. Dans ce bas-relief colossal l’on retrouve toutes
les qualités de M. Préault, et, il faut bien le dire, quelques-uns de ses
défauts ; il y a de l’invention, de la vie, de la force, des morceaux d’une
exécution vraie et puissante, un sentiment de la chair et du grain de
l’épiderme, une magie de touche et un pétillant de facture que personne ne
possède au même degré, mais quelques attaches sont mal justifiées,
quelques portions manquent de modelé, d’autres sont accentuées trop
rudement ; ce qui n’empêche pas le bas relief d’être un fort beau morceau
dont rien ne motive ou justifie l’exclusion.
Le miroir de Mlle de Fauveau est un vrai bijou, en bois de poirier, plus
précieux que s’il était en or ; il est impossible de voir rien de plus élégant
et de plus gracieux. Le haut du cadre est occupé par un paon, qui fait la
roue de chaque côté ; — un cavalier et une dame richement costumés, dans
le goût de Louis XIII, se penchent vers la glace et se font des mines ; ils
sont tellement absorbés dans la contemplation de leur figure, qu’ils ne
s’aperçoivent pas qu’un petit satyre ricaneur tend des lacs sous leurs pas ;
la dame a déjà un pied pris. — Dans les coins, de pauvres allouettes, prises
au miroir, palpitent et battent des ailes. — Les quatre vers suivants sont
écrits sur les cartouches :
Parfois en ce crystal maint galant qui s’admire
Se prend au trébuchet que lui tend un satyre,
Et la coquette aussi trop facile aux appeaux
Livre son pied mignon au lacet des oiseaux.
Le miroir est supporté par deux colonnes torses dans le goût de l’époque.
— Le raffiné et la dame, pour l’élégance et la tournure du costume, ne le
cèdent en rien aux meilleures gravures d’Abraham Bosse, et l’on pourrait
Théophile Gautier – Salon (1839) 17
dire au cavalier orné de rosettes extravagantes, comme don César à don
Guritan :
C’est la mode nouvelle, on se coiffe les pieds.
L’exécution de tout cela est grasse et fine à la fois, d’une délicatesse et
d’une curiosité merveilleuses. C’est un petit chef-d’oeuvre, et le public doit
en vouloir beaucoup au jury, qui lui en a refusé la vue. — Une femme
exilée et d’un talent aussi réel avait droit à plus d’égards.
THÉOPHILE GAUTIER
________
27 mars 1839
SALON DE 1839. — Peinture. – (4e article.)
Nous commençons tout d'abord notre revue des tableaux par Decamps,
non que nous mettions le genre qu'il traite au-dessus des compositions
historiques et d'une nature sévère, mais comme il a parfaitement exprimé
ce qu'il voulait rendre et qu'il n'est guère possible d'aller au-delà, dans les
sujets qu'il a choisis, nous lui donnons cette année la première place ; car
un peintre qui fait admirablement bien un petit tableau est préférable à un
autre qui ne réussit qu'à moitié dans une grande toile. – Il vaut mieux
porter son sujet que d’être écrasé par lui. – Decamps n'a plus rien à
apprendre ; il a parcouru entièrement une sphère de l'art : il est maître de
son exécution ; il a dompté toute résistance de la main ou de la palette, il
peut ce qu'il veut ; cette perfection, jointe à son originalité native, fait de
Decamps un artiste à part dont il serait difficile, pour ne pas dire
impossible, de trouver l'analogue dans aucune école : Salvator Rosa est
peut-être le peintre dont il se rapproche le plus pour la fierté et la bizarrerie
de l'arrangement ; mais sa couleur a bien plus de force et son exécution est
bien plus serrée que celle de l'artiste napolitain.
Decamps, qui n'avait rien exposé depuis la Bataille des Cimbres et le
Corps de Garde turc, s'est présenté cette année avec onze tableaux, tous
fortement empreints du cachet de son individualité – onze joyaux de
couleur, les plus riches pierres que la peinture ait jamais tirées de son écrin
!
Ce que nous aimons surtout dans Decamps et ce qui fait voir sa haute
portée d'artiste, c'est l'indifférence absolue, la souveraine impartialité de
Théophile Gautier – Salon (1839) 18
son talent. – Comme le soleil, il dore sans choix ni préférence un pan de
mur, un visage humain, un museau de singe ou une croupe de cheval. –
Que lui importe ! il sait bien que tout ce qu'il touche s'illumine ; il est
calme comme la nature et ne se prend de tendresse pour rien. Sans le
savoir, il est le plus grand panthéiste du monde ; pour lui toute chose a son
importance et sa beauté. – C'est un vrai peintre, il ne cherche pas la poésie
et le drame, il n'emprunte rien au martyrologe de l'histoire d'Angleterre ; le
premier motif venu lui suffit ; ses ressources sont en lui-même, avec un
Turc accroupi, et fumant sa pipe, il saura bien vous arrêter une heure
entière, résultat que les compositions les plus compliquées et les plus
littéraires obtiennent bien rarement.
Ses deux tableaux bibliques, le Joseph vendu par ses Frères et le Samson
combattant les Philistins, sont deux toiles de la plus surprenante
originalité ; l'Orient y est compris comme dans le Cantique des Cantiques.
L'ardeur du paysage, l'individualité des figures dépassent tout ce qu'on
peut imaginer.
Le Joseph vendu par ses Frères fait paraître ternes et blafards tous les
tableaux qui l'environnent ; – on dirait une fenêtre ouverte sur une contrée
inconnue et pleine de lumière : on est transporté à mille lieues et à trois
mille ans de la réalité : comment quelques couleurs boueuses, les mêmes
pour tous, rangées en ordre sur une palette peuvent-elles posées sur toile
devenir de l'espace, de l'air, du soleil : c'est-là le secret du génie, un secret
aussi difficile à surprendre que le secret de Dieu. Nous allons essayer
autant que la pâleur de la langue écrite peut le permettre de raconter cette
admirable peinture ; mais qu'est-ce qu'une page à côté d'un tableau.
Le premier plan représente une espèce de ravin composé de grands blocs
de rochers dont les interstices laissent échapper des plantes filamenteuses
et de vivaces broussailles nourries par l'humidité et par l'ombre. – Une eau
claire, diaphane, protégée contre l'altération du sable et l'ardeur du soleil
qui la boiraient d'une gorgée, miroite au fond du creux ; une jeune fille
vêtue d'une chlamyde bleue y plonge une urne pour la remplir ; elle est
posée avec un naturel charmant et sa tournure est du plus grand style ; une
mousse velouté verte comme l'espérance couvre les surfaces planes des
rochers et jette un peu de fraîcheur dans cet embrasement lumineux. Au
second plan, sur un sable jaune et fauve comme une peau de lion, est
accroupi un chameau fatigué allongeant son long col d'autruche et
reposant sa tête étrange aux narines fendues, à l'oeil garni de grands cils et
brillant comme un diamant noir. Tout auprès un autre chameau aux jambes
déjetées, aux genoux cagneux, à la poitrine calleuse, découpe sa silhouette
gauche et dégingandée sur la limpidité bleuâtre des lointains, tandis qu'une
femme en burnouss se dresse pour rajuster son licol ; les marchands
Théophile Gautier – Salon (1839) 19
Madianites et les méchans frères qui livrent le pauvre Joseph tiré de la
citerne, occupent le reste de l'espace ; toutes ces figures hautes de quelques
pouces ont une grandeur magistrale et un style surprenant ; le groupe de
gauche où se trouve le frère à cheveux roux qui tient un bâton recourbé,
rappelle les pasteurs de l'Arcadie et les plus beaux bas-reliefs grecs.
L'impassibilité du marchand d'esclaves qui achète Joseph comme une
mesure de blé ou une buire de parfums, est très bien rendue, ainsi que
l'empressement du malheureux tout aise de n'être que vendu et de sortir de
la citerne pour entrer en esclavage ; au troisième plan se dessinent
bizarrement les chameaux de la caravane avec les cavaliers haut juchés, les
ballots, le bouclier d'écaille de tortue et la lance pendus en trophée à leurs
flancs ; des lignes de montagnes calmes et simples terminent l'horizon.
Voilà à peu près la disposition du tableau ; mais ce que rien ne peut
exprimer, c'est la chaleur, l'éclat et la solidité du coloris ; – le
poudroiement du soleil sur le sable ; la blancheur poussiéreuse et plombée
des terrains ; l'aridité de pierre ponce de la plaine où s'élèvent pour toute
végétation quelques rares palmiers épanouis au bord du ciel comme des
araignées végétales, la brume rousse qui estompe les dernières lignes, tout
est admirablement senti et rendu. Par-dessus cette sécheresse, se déploie
un ciel azuré et limpide comme le lac le plus tranquille, où flottent
quelques petits îlots de nuages blancs poussés par une haleine expirante. Il
est impossible d'imaginer quelque chose de plus orientalement calme, de
plus solennellement lumineux que cette toile inondée d'or et de soleil.
Le Samson sortant de la grotte du rocher d'Etam et tuant mille Philistins
avec une mâchoire d'âne forme le contraste le plus énergique avec la
placidité nonchalante du Joseph vendu par ses Frères : c'est une mêlée
furieuse à la façon du Parrocel et de Bourguignon qui se rapproche de la
Bataille des Cimbres pour la sauvagerie du faire, la férocité et la
turbulence de la touche ; c'est un paysage âpre et rocailleux, – des rochers
sillonnés de lézardes, des collines bossues et décharnées, faisant voir le tuf
et la craie, des terrains galeux, lépreux, égratignés, couverts de verrues et
d'excroissances, une végétation chauve, rousse, grillée de chaleur ; dévorée
de poussière, des broussailles d'un aspect hostile et vénéneux où se cache
la vipère, où le scorpion agite ses pinces, puis tout au fond une ville
biblique assise au bord d'un précipice avec ses rampes et ses terrasses
beurrées d'un côté par la plus blonde lumière, et de l'autre azurées par
l'ombre bleue et veloutée de l'Orient. — Tout cela se détache sur un ciel
étrange, hardi, de l'aspect le plus belliqueux, mâçonné et truellé avec une
verve et un emportement sans pareil, du haut duquel de grands bancs de
nuages chauffés à la fournaise du soir laissent filtrer par leurs déchirures et
leurs écroulemens des reflets fauves et menaçans. Voilà pour le paysage ;
Théophile Gautier – Salon (1839) 20
– la plus affreuse des selve-selvaggie de Salvator, la plus noire des
solitudes d'Everdingen n'est rien à côté de cela : les figures vont bien avec
le fond ; le Samson, noir, velu, hérissé, dans la pose d'une furie et d'une
rage incroyable, fait une boue sanglante de l'armée des Philistins. La
massue d'Hercule n'est qu'une cravache en comparaison d'une semblable
mâchoire ; tout ce monde, cavaliers et fantassins, hommes et chevaux,
crie, hurle, se renverse, se câbre et s'enchevêtre avec une confusion
inextricable ; les plus courageux essaient de lancer de loin des flèches et
des javelines au Samson, et tout effrayés du sort de leurs frères, résistent
faiblement au tourbillon de la déroute : l'homme qui à la tête entourée
d'une étoffe de plusieurs couleurs et qui monte un énorme cheval à croupe
tigrée et pommelée est d'une fierté de tournure et d'un mouvement
superbes, il ferait honneur aux plus fiers Vénitiens ; il y a loin de cette
verve forcenée, de cette puissance de pâte, de cette violence de couleur et
de touche à la tranquillité méthodique des combats officiels qui ne sont
que des bulletins de journaux mis en action sur des plans d'ingénieurs. –
Ce tableau, moins fini et moins précieux d'exécution que les autres, plaira
surtout aux artistes ; le ton en est plus simple et plus large, il a tout le
ragoût et toute la franchise de l'esquisse la plus chaleureuse.
Le Supplice des Crochets est peut-être le chef-d'oeuvre de Decamps ;
jamais il n'a été plus complet ; nous souhaitons qu'il n'essaie pas de faire
mieux ; l'art finit là ; plus loin c'est la folie et le génie succombe dans sa
lutte avec l'impossible : il est de certaines limites que la peinture ne doit
pas franchir ; Decamps nous paraît arrivé à ces limites ; la nature
commence où il s'arrête : la scène est disposée avec beaucoup d'adresse et
de convenance ; le supplice occupe le fond de la toile, et comme l'on n’a
guère pitié d'une souffrance au troisième plan, l'horreur est diminuée de
beaucoup par l'éloignement ; le vrai sujet du tableau, c'est la foule qui
regarde, c'est le ciel et la forteresse qui sont d'une beauté de ton et d'une
exécution admirables : quelle étrange cohue de chevaux, de femmes,
d'enfans! quelle profusion de costumes étincelans ; quel éclatant
papillotage ! —Mousseline, velours, brocard (sic), caftan de damas,
bournous et cabans en poil de chameau, tout s'y trouve : il y a des
Zeibecks, des Turcs, des Albanais, des Juifs, des Arabes, toutes les races et
tous les teints de l'Orient, depuis le blanc jusqu'au noir, en passant par
toutes les nuances imaginables du jaune et du cuivré. — La plus belle
figure peut-être de ce tableau, où toutes sont belles, est un jeune Turc
monté sur un cheval Isabelle à crinière et queue noires, placé tout-à-fait au
premier plan ; il a un air d'insouciance juvénile et de fierté satisfaite, que
ne trouble en rien la scène terrible à laquelle il assiste distraitement ; il a
un si magnifique cheval arabe, une si élégante veste de velours incarnadin,
Théophile Gautier – Salon (1839) 21
une si belle carabine incrustée de nacre et d'argent, qu'on peut bien jeter
par-dessus la muraille autant de misérables qu'on voudra, sans qu'il s'en
émeuve le moins du monde ! sa monture, avec cet air intelligent et rêveur
des chevaux au repos, regarde bénignement deux molosses renfrognés
assis près d'une carcasse de forme suspecte. — Les hommes se poussent,
les enfans crient et les soldats bâtonnent, le tout avec un phlegme
admirable. Du reste, pas un signe d'intérêt pour les patiens, à l'exception
d'une femme qui se renverse et se couvre les yeux avec un enivrement de
douleur admirablement senti ; personne n'a l'air de se douter que ce sont
des hommes et non des bottes de foin qu'on lance sur ces crochets aigus :
ils ont l'air d'assister à un exercice de gymnastique. — Il fallait être un
peintre de la force de Decamps, pour exprimer d'une manière aussi
profonde la résignation fataliste et l'impassibilité de l'Orient. — Comme
explication de cette scène étrange, vous entrevoyez dans l'auréole de son
turban, à l'embrasure d'une petit fenêtre, la figure grave et froide du pacha
qui du haut de son donjon regarde si l'on exécute ses ordres. — Nous
parlions tout à l'heure de l'insouciance tout-à-fait turque de Decamps, nous
avons dit qu'il était impartial et désintéressé comme la nature. En effet,
cette abominable boucherie est éclairée par le soleil le plus vif, le plus
rayonnant et le plus gai du monde ; il y a sur cette scène une intensité de
lumière, une vivacité de couleur qui réjouirait la tristesse elle-même. Le
ciel est d'un bleu ironique, et pour dernier sarcasme du fort contre le faible,
une cigogne blanche, tendant les pattes en arrière, traverse tranquillement
l'azur avec un serpent qui se tord dans son bec. – Ce petit détail dans une
composition si terrible, prouve un haut sang-froid et un détachement
parfait ; quoique l'opinion contraire soit plus acceptée, les plus grands
artistes sont toujours indifférens.
Le Café Turc est une perle de couleur. – Ce café ne ressemble en rien aux
nôtres, vous pouvez bien le croire. C'est une muraille blanche avec des
piliers de pierre entre lesquels le regard s'enfonce dans une ombre fraîche
et transparente où des Turcs prennent de l'opium et fument dans une
attitude de paresse extatique à faire envie au plus actif des hommes. Pardessus
la muraille, l'on voit des coupoles s'arrondir et se gonfler comme
des seins de marbre, des minarets se lancer dans la sérénité de l'air et le
ciel bleu scintiller à travers le feuillage vert foncé des caroubiers et des
cyprès, de blanches bouffées de colombes traversent l'espace et une femme
de la plus svelte tournure étend des linges au soleil. Au bas filtre et miroite
une eau diamantée que traverse furtivement un petit rat
presqu'imperceptible. Le sujet de ce tableau c'est l'ombre et la fraîcheur
au-dedans, la chaleur et la lumière au dehors. – Jamais programme ne fut
mieux rempli.
Théophile Gautier – Salon (1839) 22
Les Enfants jouant avec une tortue sont bien les plus charmans petits
monstres qu'on puisse imaginer ; celui dont la tête rasée offre des demiteintes
bleuâtres et qui agace la lente bête, est la plus réjouissante mine du
monde. – Ces petits drôles ont l'air eux-mêmes de tortues, tant ils rampent
avec des postures et des contorsions étranges. – La femme qui vient puiser
à la fontaine avec son amphore sur la tête, égale pour la sveltesse et
l'élégance de l'attitude les plus beaux bas-reliefs éginétiques. Les fonds
sont du ton le plus fin et le plus précieux.
Le Souvenir d'une villa nous transporte tout-à-fait hors de l'Orient : c'est
un parc moyen-âge avec sa pièce d'eau, ses paons qui se mirent, ses daims
familiers, ses terrasses, ses rampes à balustres, ses vases de marbre, ses
grands pins en parasol, ses élégans seigneurs et ses belles dames couchés
sur le gazon piqué de fleurs, avec leur pages et leurs levrettes. Rien n'est
plus joli que toutes ces imperceptibles figurines.
Le Moïse sauvé des eaux est un paysage de petite dimension, qui effacerait
bien des compositions prétentieuses pour la beauté et la sévérité des lignes
; des monumens d'une architecture superbe, enrichissent les fonds ; le
groupe des femmes et des gardes de la fille de Pharaon, est d'une tournure
et d'un style magnifiques, quoique les figures n'aient que quatre lignes de
hauteur.
L'espace nous manque malheureusement pour parler des Singes
connaisseurs[,] du Baraïctar agitant son étendard, du Village italien et
des Bourreaux turcs. Ce sont des tableaux qui n'ont pas besoin de
signature ; ils sont victorieusement rayés par l'ongle du lion, et quoique
moins importans, contiennent le maître tout entier.
THÉOPHILE GAUTIER.
________
30 mars 1839
SALON DE 1839. — ZIÉGLER, FLANDRIN, BRUNE. — (5e
article.)
Personne n’a oublié le beau tableau de Daniel dans la fosse aux lions,
exposé l’an dernier par M. Ziégler, qui avait su dérober à ses importans
travaux de la Madelaine, le temps d’écrire une grande page biblique avec
ce style sérieux et simple qui caractérise sa manière. — La tête du
prophète rayonnait de tranquillité et de confiance en la bonté divine, qui
éteint les flammes et ferme la gueule des bêtes féroces ; l’ange était d’un
blond lumineux et doux du plus bel effet, et sa figure, noyée d’ombres
transparentes, se faisait remarquer par une singulière finesse de clair
Théophile Gautier – Salon (1839) 23
obscur ; Barye seul aurait pu dessiner de plus beaux lions. — Ce tableau,
qui a la sévérité de lignes de M. Ingres, joignait la sombre ardeur de
l’école espagnole, a obtenu les honneurs de la gravure qu’il méritait pour
la netteté de l’arrangement et la décision de l’effet. — Le saint Luc,
peignant le portrait de la Vierge, est conçu dans le même ordre d’idées et
ferait un pendant très harmonieux au Daniel dans la fosse aux lions. La
disposition est la même, la forme de la toile est semblable, et de plus, le
Saint-Luc occupe la place où était exposé le Daniel l’année précédente.
On connaît la légende qui veut que le type de la madone ait été pris sur un
portrait fait d’après la Vierge même apparue à saint Luc, nommé patron
des peintres probablement à cause de ce miracle. C’est sur cette donnée
que M. Ziégler a composé son tableau.
Saint Luc, revêtu d’une tunique brune, rappelant pour la forme la toge
romaine, et relevée de quelques agréments d’or, est debout devant son
chevalet, le col tendu, l’oeil fixe, la main avancée ; l’inquiétude de voir
finir la vision qui lui sert de modèle et le désir de bien faire animent sa
physionomie, où le rayonnement de l’apôtre se mêle à celui de l’artiste. —
Déjà les principaux traits sont esquissés, la fugitive vision va être fixée
éternellement sur la toile et devenir un sujet d’adoration pour les siècles
futurs : dans le haut du tableau on voit la Vierge qui pose avec le divin
enfant assis sur ses genoux, une colerette de chérubins, d’anges et d’esprits
célestes estompés par une brume d’azur et d’or, s’arrondit au-dessus de sa
tête, et à travers le tremblement lumineux de la vapeur à moitié dissipée,
l’oeil s’enfonce dans les profondeurs infinies du céleste séjour ; à côté de
saint Luc sont posés sur un beau pavé de mosaïques, de petits vases d’une
forme charmante contenant ses couleurs, et dans le coin, à l’ombre des
nuages, est accroupi le boeuf symbolique et traditionnel, avec ses cornes
mornées, sa houppe de poil et ses puissans fanons, qui rumine
paisiblement et regarde le spectateur de son oeil frangé de longs cils. La
Vierge n’a pas la figure souriante et presque coquette que les peintres de la
renaissance, et Raphaël, entre autres, lui ont donnée : c’est une femme
grave, imposante, d’une beauté sévère qui n’a rien d’humain ; telle qu’on
peut se représenter la mère de Dieu et telle que la représentent en effet les
peintures ératiques et byzantines des premiers siècles. — Il n’y a rien là
qui sente l’adoration, et nous dirions presque la galanterie chevaleresque
avec lequel le moyen-âge traitait la sainte Vierge ; le vrai type n’est pas
encore défiguré, et les traits de la Fornarina ne se sont pas substitués aux
traits de la mère céleste. M. Ziégler, qui est un homme instruit en même
temps qu’un bon peintre, a fort bien compris le caractère de son sujet, et il
l’a très bien rendu.
La tête, les mains et les pieds de saint Luc sont parfaitement peints et
Théophile Gautier – Salon (1839) 24
dessinés ; nous n’y trouvons qu’un défaut ; la largeur des plis simplifiés à
dessein pour agrandir le style ne laisse peut-être pas assez deviner le
corps ; toute la partie supérieure, le groupe de la Vierge et les chérubins
est d’un ton aérien et chaud, qui rappelle les plans éloignés et perdus dans
la vapeur de l’hémicycle de la Madelaine ; quelques personnes ont paru
trouver les ombres trop bleues ; c’est une propriété de la lumière ardente
que d’azurer l’ombre ; la vivacité des tons blonds et clairs projette une
froideur grise aux portions que le jour n’atteint pas. Les paysages d’Italie
et d’Orient éclairés par un grand soleil produisent souvent de ces
contrastes, et M. Ziégler a eu raison de donner cette valeur aux ombres de
la partie fantastique de sa composition. On a critiqué aussi la pose de la
Vierge, et l’on a dit qu’elle était placée de manière à ce que saint Luc ne
pût la voir. — Cependant, c’est ainsi que sont ordinairement placés les
modèles, car s’ils étaient en face, la toile les couvrirait et le peintre ne les
apercevrait qu’à travers son chevalet, ce qui serait excessivement
incommode, — et d’ailleurs, c’est avec l’oeil intérieur que saint Luc
perçoit la Vierge, et il n’a pas besoin de regarder en dehors pour que la
copie soit exacte ; la vision n’est reproduite sur la toile que pour le
spectateur, le saint n’en a pas besoin, la vision est en lui ;qu’elle soit
devant, derrière ou par côtés, ses contours étincelans ne sont pas moins
nets et moins distincts.
Le saint Luc faisant le portrait de la Vierge, comme grand style et grande
peinture, est une des plus belles toiles du salon ; on y sent l’homme qui a
lutté avec un monument et dont le pinceau s’est affermi sur la pierre ;
l’exécution est large, simple, dégagée de tout détail inutile, précise, sans
être sèche et d’une sobriété tout-à-fait magistrale. Quant au dessin, nous
n’en dirons qu’un mot : M. Ziégler a été un des élèves favoris de M.
Ingres, c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire, — la couleur a des
rapports avec celle de Zurbaran, le peintre de mines, le Lesueur espagnol.
Outre le saint Luc, M. Ziégler a exposé une fort belle figure, qui n’est
désignée sur le livret que par le mot étude. C’est une guerrière, une
Bradamante, coiffée de laurier, qui tient des tables où sont dessinés les
trois princes de l’art : Dante, Virgile et Raphaël — l’imagination sans
doute ou la poésie. — Ce fragment, qui a dû appartenir à quelque vaste
composition, est peint avec une fierté et une vigueur rares.
Nous sommes étonné que M. Ziégler ait pu, absorbé qu’il est depuis trois
ou quatre ans par une si vaste machine que sa coupole, faire toujours acte
de sa présence au salon d’une manière si brillante, et lutter
avantageusement avec les autres peintres plus libres de leurs loisirs. — Sa
véritable exposition est à la Madelaine.
Théophile Gautier – Salon (1839) 25
Le Sinete parvulos venire ad me, de M. Flandrin, n’est pas une nouvelle
connaissance pour nous. Déjà nous l’avons admiré à l’exposition des
envois de Rome ; mais les belles choses sont assez rares pour qu’on ait du
plaisir à les revoir ; le tableau de M. Flandrin est certainement l’un des
meilleurs que l’on ait fait depuis longtemps ; le maître seul pourrait
dessiner plus purement et plus noblement ; il est dommage que l’aspect
pâle et faible de la peinture nuise au succès du tableau, du moins pour la
foule qui ne trouve colorés que les tableaux bigarrés de rouge, de jaune, de
bleu et autres tons violens. Pour nous, la couleur de M. Flandrin, couleur
tant reprochée à l’école d’Ingres, est préférable à celle de prétendus
coloristes qui le sont à la manière du prisme solaire et qui enveloppent
leurs figures d’un tricot de tons crus à faire baisser la paupière à tout un
oeil un peu harmonieux.
La gamme adoptée par M. Flandrin est suivie rigoureusement d’un bout à
l’autre, il n’y a pas la moindre dissonance ; le ton local est fin et souvent
vrai à travers sa froideur ; il n’y manque qu’un peu d’accent. Nous aimons
mieux cette tranquillité et cette modestie qu’un grand tapage de blanc et de
noir. Cette faiblesse d’aspect est du reste amplement compensée par
l’exactitude du modèle, la noblesse des lignes, la beauté des attitudes, le
caractère des têtes et l’ordonnance de la composition, que ne désavouerait
pas l’austère sagesse de Poussin. — Les enfans sont très beaux : peut-être
n’ont-ils pas assez d’abandon et de confiance, et s’avancent-ils vers le
doux Seigneur avec trop de réserve. Le sourire du divin maître devrait
aussi s’épanouir moins mélancoliquement. Il reste un peu trop Dieu pour
cette charmante marmaille qui n’ose quitter le coin du jupon maternel ; la
femme qui porte un enfant dans ses bras vers le coin gauche de la toile est
digne des plus magistrales fresques italiennes ; celle drapée de jaune est
aussi fort belle : les figures du fond, qui ont des amphores sur la tête, ne
seraient pas déplacées dans le tableau de Rebecca à la fontaine.
Quelques collines chargées de fabriques d’un style sévère servent de fond
aux personnages ; il serait à désirer qu’il y eût plus d’air entre elles et les
devans, elles ne fuient pas assez, ce qui nuit à l’effet général.
Nous ne saurions trop louer un talent comme celui de M. Flandrin, talent
consciencieux, austère, dédaignant la mode et le faux goût, ne cherchant
que le beau, et gravissant d’un pied lent, mais sûr, vers les plus hautes
sommités de l’art ; en ce temps de désordre et de vagabondage intellectuel,
c’est un beau spectacle que celui d’une volonté qui s’isole, qui s’enferme
en elle-même, et tend invariablement au même but, sans se laisser
influencer par les arguties de la critique, le bourdonnement de la foule et
les mille raisonnemens des faiseurs d’esthétique qui veulent mettre la
création tout entière dans un coup de pinceau, et faire un poème cyclique
Théophile Gautier – Salon (1839) 26
de chaque touche. — Depuis son prix du Thésée produisant l’épée de son
père, M. Flandrin a fait d’immenses progrès ; son Pâtre dans la
campagne de Rome, son Cercle des Envieux, un saint Clair guérissant des
aveugles, sont des productions extrêmement remarquables, et qui placent
leur auteur dans les premiers rangs de nos jeunes peintres. — M. Flandrin
suit une excellente route : le seul conseil que nous puissions lui donner,
c’est d’avoir plus confiance en lui-même, de s’abandonner plus librement
à son inspiration ; cette rigueur excessive n’est plus nécessaire ; il a pris
d’assez bonnes habitudes de dessin pour oser davantage ; il sait trop bien
modeler pour qu’une coloration plus vivante nuise à la pureté de son
style ; le soleil ne fait pas fondre les formes qu’il touche, et M. Flandrin
pourrait laisser entrer un rayon de lumière dans sa toile, sans que son effet
placide en fût troublé. — M. Ingres lui-même ne s’en fâcherait pas.
Nous savons gré à M. Brune d’avoir peint une figure allégorique.
Généralement l’allégorie a la garderobe mal montée et ne jouit que de
toilettes fort succinctes ; l’Envie de M. Brune est donc nue. — C’est, du
reste, la seule figure qui le soit. — Dans ces deux mille tableaux il n’y a
pas un torse ; la draperie, le costume, l’habit (désolation sans remède)
envahissent définitivement la peinture. Et cependant quel est le but des
arts plastiques, si ce n’est l’apothéose et la glorification du corps humain.
Sans le nu, point de peinture, car sans le nu point de dessin. Malgré le
bavardage des littérateurs et des poètes, la peinture n’est autre chose que
l’art de faire des bras, des jambes, des torses, des dos, des épaules et des
têtes. — L’exécution est la moitié du peintre, pour ne pas dire le peintre
tout entier, et ce n’est que par l’étude du nu que l’on acquiert la science ;
— la correction d’une draperie est toujours beaucoup plus vague que la
correction d’un corps ; les lignes humaines ne sont pas variables comme
celles des étoffes ; un manteau peut être placé autrement qu’il ne l’est,
mais les bras s’attachent toujours à la même et au moyen des mêmes
muscles, et l’escamotage n’est plus de mise. Il faut être fort, il faut être
savant.
M. Brune, l’auteur de la Tentation de Saint-Antoine et des Filles de Loth,
toiles vigoureuses dans la manière du Caravage et du Guerchin, a une
fermeté et une force d’exécution très remarquables ; il a de la résolution et
mène les effets jusqu’au bout ; il sacrifie hardiment les morceaux
nécessaires et procède par grands partis pris de clair et d’ombre.
M. Brune n’a pas suivi exactement le type donné à l’Envie par les
mythologues ; ce n’est pas le spectre maigre, aux bras décharnés, à
la poitrine délabrée, à l’oeil rouge, aux cheveux vipérins, que l’on voit dans
toutes les iconologies, c’est une grande et robuste femme, au teint sombre
et livide, qui s’arrache les cheveux à pleines mains, et qu’un serpent mord
Théophile Gautier – Salon (1839) 27
cruellement au côté. Cette Envie, puisque Envie il y a, est traitée avec une
énergie de facture et une puissance de relief que bien peu de peintres
possèdent à un degré pareil. La cuisse surtout est un chef-d’oeuvre, elle
sort de la toile. Les étoffes brocarts et damas qu’elle foule sous ses pieds
dans sa rage jalouse contre tout ce qui brille, sont admirablement faites. M.
Brune pourrait aisément renouveler la plaisanterie du vieux Mabuse, qui,
ayant vendu pour boire l’habit de soie à ramages, que lui avait donné
Charles-Quint, et n'osant reparaître devant lui sans cet habit, imagina de
s'en faire un de papier peint en façon de damas, qui ne fut reconnu que
parce qu'il était bien plus beau et bien plus brillant que le damas véritable.
Le défaut de cette peinture, excellente du reste, est d’être un peu lourde et
de manquer de lien. Les morceaux en eux-mêmes ne s’enveloppent pas les
uns dans les autres : le contour ne file pas assez aisément d’un bout à
l’autre de la figure ; la tête est petite, les jambes paraissent fortes, mais la
pâte est solide, l’effet énergiquement voulu, et nous désirerions voir au
salon une douzaine d’études de cette force ; les belles dames et les petits
messieurs ne regarderont pas cette toile, et iront se pâmer devant
l’Esmeralda de M. Steuben ou les femmes à bouquets de M. Court. —
Qu’ils y aillent.
THÉOPHILE GAUTIER
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Théophile Gautier – Salon (1839) 28
31 mars 1839
SALON DE 1839. — M. SCHEFFER. (6e article.)
M. Scheffer a exposé cette année plusieurs compositions assez
importantes ; ses tableaux, par une idée que nous approuvons, et que l’on
devrait bien suivre avec tous les peintres, sont placés les uns à côté des
autres, et forment une galerie particulière au milieu de l’exposition ; de
cette façon, l’effet d’une composition modeste et calme ne serait pas
détruit par le voisinage d’une peinture violente et d’une couleur
tapageuse ; l’on se rendrait mieux compte de l’oeuvre d’un artiste, parce
que l’oeil aurait le temps de s’habituer à sa manière, et ne serait pas distrait
dans sa contemplation ; cet arrangement éviterait aussi la peine de
chercher parmi deux mille cadres les vingt ou trente que l’on a envie de
voir. — Il serait à désirer qu’on adoptât cette mesure l’année prochaine,
car le placement des tableaux se fait au hasard et sans le moindre
discernement. Des peintures noires qui ont besoin pour être appréciées
d’être inondées de la plus vive lumière, sont posées à contre jour dans des
endroits plus sombres que les ténèbres visibles de Milton. D’autres d’un
ton plus clair reçoivent de face les rayons du soleil qui les rendent toutes
blafardes. Les ouvrages les plus médiocres se prélassent aux meilleures
places, tandis que d’excellentes choses sont enfouies dans les ombres
impénétrables de cette funèbre galerie que l’on a nommée les catacombes,
et où il faut apporter une lanterne et de la bougie pour se conduire. —
Autant vaudrait exposer dans une cave sans soupirail. — A l’instant où
nous écrivons, le Musée est fermé, des changements s’opèrent, et
beaucoup d’injustices seront réparées, à ce que l’on dit ; Dieu le veuille !
Ceci nous a un pu éloigné de M. Scheffer, revenons-y car nous avons
beaucoup de choses à dire ; sa petite galerie se compose de Marguerite
sortant de l’église, de Mignon exprimant le regret de la patrie, de Mignon
aspirant au ciel, du Roi de Thulé, sujets tirés de Goëthe, et d'un Christ au
Jardin-des-Oliviers.
M. Scheffer affectionne particulièrement les sujets poétiques ; — aussi
plaît-il beaucoup plus aux gens de lettres et aux gens du monde qu'aux
artistes : car sa composition est plus littéraire que pittoresque. Il ne reçoit
Théophile Gautier – Salon (1839) 29
pas directement l'impression de la nature et peint en général d'après des
livres; il copie des descriptions et non des modèles et l'esprit lui sert plus
que les yeux; nous ne blâmons pas cette manière de comprendre l'art, nous
la constatons seulement; il a de l'élégance, du charme et de la mélancolie,
une grande distinction, ce qu'il fait n'est jamais ni laid ni commun, mais il
n'a pas ce vif instinct de la forme et de la couleur qui constitue la véritable
peintre; l'envie de faire un tableau ne lui vient pas à la vue d'une réalité
palpitante: ce n'est pas parce qu'il a rencontré une tête d'une expression
singulière, une tournure bien campée, un groupe qui s'arrangerait bien qu'il
prend sa palette et ses pinceaux. C'est après la lecture de quelqu'auteur
favori, la tête échauffée par un passage attendrissant ou gracieux.
Il ne conçoit d'autre idéal que celui du poète dont il lit les vers; il n'en
cherche pas un en lui-même, et ne peut en quelque sorte produire que par
contre-coup. Il n'est pas prime-sautier.
Une préoccupation de M. Scheffer a été la Marguerite de Goethe; il l'a
peinte de face, de profil, de trois quarts; innocente, amoureuse, repentante,
dans toutes les situations de sa vie; son oeuvre est la plus complète
illustration de Goëthe que l'on puisse trouver; cette année, il a été puiser de
nouvelles inspirations dans le Wilhelm Meister, du même auteur; il s'est
complu à retracer le type de Mignon, ravissante soeur de la Fenella de
Walter Scott et de l'Esméralda de Victor Hugo; sa Mignon est charmante,
assurément, mais ne croyez-vous pas qu'un affreux Zeibeck de Decamps,
moitié Turc, moitié singe, ne soit pas préférable comme peinture?
Marguerite sortant de l'Eglise est une composition d'un aspect satisfaisant;
le dessin n'est pas incorrect; la couleur n'est pas ambitieuse; rien n'y
choque l'oeil. La tête de Marguerite, quoique d'une innocence un peu
moutonnière, n'est pas dénuée de charme; sa robe de dimanche, lavée
exprès, le trousseau de clés pendu à sa ceinture, les souliers pointus, le
livre de messe, tous les petits détails d'intimité allemande, sont
parfaitement devinés et assez bien rendus. La figure de Faust sentant, à la
vue de Marguerite, une nouvelle jeunesse s'épanouir dans son âme, et les
boutons de rose de l'amour éclore sur l'arbre aride de la science, est d'une
grande beauté d'intention que l'exécution n'a pas trahie cette fois; le
Méphistophélès est bien caractérisé, et c'est ainsi que Volffgang Goëthe a
dû le rêver. Les bons vieux bourgeois qui sortent de l'église, ont des
physionomies onctueuses et douces; mais le dessin de tout cela est
superficiel; la couleur manque de solidité, elle est enfumée et terne;
Scheffer a été jadis plus coloriste; les Femmes Souliotes offraient de très
belles portions d'une pâte et d'une couleur excellentes, et il est fâcheux
qu'il n'ait pas persisté dans cette voie: l'imitation de M. Ingres a beaucoup
nui à M. Scheffer, talent rêveur, nerveux et incertain qui pouvait, moins
Théophile Gautier – Salon (1839) 30
que tout autre, s'accommoder de la précision et de la sévérité de l'auteur du
plafond d'Homère. En cherchant la manière de M. Ingres, M. Scheffer a
perdu sa couleur facile et sa touche spirituelle; il remplit à présent d'un ton
rance un contour qu'il s'efforce de faire pur, et qui n'est qu'ébarbé. — On
peut très bien dessiner en bavochant; que M. Scheffer ne l'oublie pas, ce
n'est pas la propreté d'un trait qui en fait la correction; c'est en vain que le
timide et mélancolique peintre de Marguerite près de son rouet s'efforce
d'atteindre à la rigidité sculpturale du maître qui a dessiné l'OEdipe et le
saint Symphorien. Jamais natures ne furent plus opposées; il y a là sans
doute une attraction de contrastes; que M. Scheffer reprenne les fonds
glacés de bitume, sur lesquels se détachaient si aisément ses pâles figures
d'une grâce maladive et poitrinaire comme la muse de Novalis, il sera
beaucoup plus à son aise, et retrouvera toutes ses anciennes qualités; le
genre même des sujets qu'il affectionne exclut la clarté sans mystère et le
dessin positif du maître dont il veut imiter le style.
Ces observations ont l'air bien dures semble-t-il lorsqu'il s'agit d'un artiste
aussi goûté du public que M. Ary Scheffer, mais nous avons cru devoir les
faire dans son intérêt même; elles lui seront plus profitables, si jamais ces
lignes lui tombent sous les yeux, que les éloges emphatiques des
littérateurs qui ne voient dans ses tableaux que des ballades allemandes;
nous ne serions pas si sévère avec un talent de moindre valeur et nous ne
voudrions pas que M. Scheffer, cette intelligence si noble et si élevée, se
méprît sur le but et sur les limites de son art. — Sans recommencer des
études qu'il ne serait plus temps de faire, il serait à souhaiter que M.
Scheffer eût des relations plus intimes avec la nature et négligeât le
commerce de Goëthe ou de lord Byron; un peu moins d'esprit et plus de
matière.
La Mignon regrettant la patrie est supérieure, à notre avis, à la
Marguerite sortant de l'église: le vague de la donnée a laissé plus de
latitude au peintre. — Comme le délicieux roman de Wilhelm Meister est
pour ainsi dire inconnu en France, nous allons dire en quelques mots ce
que c'est que Mignon: C'est une petite fille enlevée en Italie par des
Bohémiens, élevée à faire des tours de force et recueillie par le jeune
Wilhelm, dont elle devient amoureuse, et à qui elle chante une ballade sur
sa patrie perdue et toujours regrettée.
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Ne la connais-tu pas la terre du poète,
La terre du soleil où le citron mûrit,
Où l'orage aux tons d'or dans les feuilles sourit;
Théophile Gautier – Salon (1839) 31
O mon maître, c'est là qu'il faut mourir et vivre,
C'est là qu'il faut aller, c'est là qu'il faut me suivre!
La Mignon regrettant la patrie a de beaux yeux maladivement noirs, un
regard humide et profond, une bouche douloureuse, où s'épanouit comme
une fleur de mélancolie un sourire faible et languissant; elle semble envier
les ailes des oiseaux, dont la noire spirale tourbillonne sur le fond gris du
ciel, toute son attitude est souffreteuse et indique la nostalgie la plus
prononcée, il est dommage que la couleur soit bise et sans ressort.
Cependant ce tableau, tel qu'il est, nous paraît le meilleur de tous ceux que
M. Scheffer a exposés.
La Mignon aspirant au ciel nous a rappelé la Médora assise sur une roche
et guettant le retour du corsaire: cette figure quoique gracieuse et noble
nous plaît moins que l'autre. Les bras sont jolis, mais un peu vides; la tête
est mieux faite que le corps comme dans presque tous les personnages de
M. Scheffer, qui traduit avec plus de bonheur la rêverie de l'âme que
l'aspect de la nature physique.
Quant au Roi de Thulé, pâle contre épreuve du larmoyeur, M. Scheffer n'a
pas bien compris comme à l'ordinaire le poète qu'il voulait illustrer. — Il
nous a représenté un vieillard avec un nez excessivement long, des yeux
chassieux, des joues martelées, géographiées de fibrilles rouges, comme
des feuilles de vigne à la fin de l'automne, des cheveux en désordre et une
barbe grifaigne, assis à une table devant un morceau de pain et soulevant
un hanap qui a plutôt l'air d'un calice sacré que d'une joyeuse coupe à
boire: il est difficile de reconnaître là le bon roi de la ballade qui, sentant
sa fin venir distribua ses biens à ses amis et faisant remplir de vin la coupe
où buvait autrefois sa maîtresse, la vida encore une fois et la jeta dans la
mer du haut de son balcon, pour que jamais bouche profane ne ternît la
place effleurée par les lèvres chéries.
Le Christ au mont des Oliviers pèche par une affectation de sensibilité ; ce
n’est pas la douleur d’un dieu ni même celle d’un homme, c’est celle
d’une femme ; en outre l’aile de l’ange ne s’emmancha pas et se comprend
difficilement. — Ce tableau est plutôt un tableau de religiosité qu’un
tableau de religion. — L’austérité sied mal à M. Scheffer : il ne doit pas
dépasser la mélancolie.
THÉOPHILE GAUTIER
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4 avril 1839
SALON DE 1839. — MM. EUGÈNE DELACROIX. —
Théophile Gautier – Salon (1839) 32
RIESENER (septième article.)
Pour certains esprits sages et tranquilles, l'art de peindre consiste dans la
reproduction exacte de la nature : quand le modèle choisi ou vulgaire est
bien copié, ils sont contens et croient avoir tout fait, — le miroir est pour
eux l'idéal du tableau, — et cependant la plus pure glace reflétant la plus
belle femme du monde, ne vaut pas une toile de Raphaël ; c'est que la
peinture n'est pas de l'histoire naturelle, et que l'artiste doit faire le poème
de l'homme et non sa monographie. Nous ne blâmons pas toutefois les
naturistes, car l'art est une chose si vaste qu'il y a mille manières d'y être
grand ; — mais il est d'autres génies plus inquiets, plus fantasques pour
qui la nature est le point de départ et non le but, et dont l'aile ouverte à
tous les vents du caprice fouette impétueusement les vitres de l'atelier et
les brise ; ils voient autrement et autre chose ; — à leurs yeux les lignes
tremblent comme des flammes ou se tordent comme des serpens, les
moindres détails prennent des formes singulières ; le rouge s'empourpre, le
bleu verdit, le jaune devient fauve, le noir se veloute comme les zébrures
d'une peau de tigre ; l'eau jette du fond de l'ombre de mystérieuses
étincelles, et le ciel regarde à travers le feuillage avec des prunelles d'un
azur étrange. — Le modèle les gêne ; ils aiment mieux avoir leurs coudées
franches, et pour faire votre portrait, ils vous prieraient volontiers de vous
en aller ; car ils ont la plus grande peine à faire entrer dans leur création
une réalité crue et positive ; il faut qu'ils se soient assimilé un objet et
qu'ils l'aient contemplé avec leur prisme pour le pouvoir peindre.
Goëthe dit quelque part que tout artiste doit porter en lui le microcosme,
c'est-à-dire un petit monde complet d'où il tire la pensée et la forme de ses
oeuvres ; — c'est dans ce microcosme qu'habitent les blanches héroïnes et
les brunes madones, et que vivaient sans doute Marguerite, Mignon,
Charlotte et Philine ; c'est aux lueurs de ce soleil que rayonnent les
fabuleux paysages de Decamps, et que s'élèvent en rampes infinies les
colossales villes de Martinn. — Les artistes qui ont le microcosme,
lorsqu'ils veulent produire, regardent en eux-mêmes et non au-dehors ; ils
peuvent très bien faire une maison d'après un canard, et un singe d'après
un arbre. — Ce sont les vrais poëtes, dans le sens grec du mot, ceux qui
créent, ceux qui font : les autres ne sont que des imitateurs et des copistes.
— Imitatores servum pecus.
M. Eugène Delacroix peut se compter au nombre de ces rares artistes ; —
toutes ses oeuvres aisément reconnaissables, quoique variées, se rapportent
à un type intérieur qu'il voit de l'oeil de l'esprit. Les figures de ses tableaux
ressemblent aux figures de cette population invisible qui se meut au
Théophile Gautier – Salon (1839) 33
dedans de lui-même, bien plus qu'aux physionomies de la foule réelle ; —
Ce qui ne veut pas dire qu'il ne soit ni naturel ni vrai, car il faut une grande
puissance d'assimilation et d'intuition pour se former ainsi un monde dans
le monde, une création dans la création ! — Ces têtes quoique peu étudiées
en apparence et faites au bout de la brosse sans que le peintre jette un
regard au modèle oublié sur la table ont une force de vie, une puissance
d'animation que n'ont pas les oeuvres les plus exactes ; c'est qu'il y a tout le
rêve d'une existence, vingt ans d'une observation involontaire, le souvenir
confus des grands maîtres et des belles natures, et par-dessus tout une
volonté et un désir.
Nous savons très bien tout ce que l'on peut dire de lui : — Nous allons, si
vous voulez , mesurer les bras trop longs, les jambes trop courtes ; quoique
nous ne soyons pas grand dessinateur, nous vous marquerons au crayon
blanc les contours trop renflés, les emmanchemens improbables et tout ce
que les méticuleux appellent des fautes ; voilà des tons sales et boueux,
voilà des tons violens et criards. Nous vous accordons tout cela. — Mais
avez-vous jamais pu passer devant la moindre toile de ce peintre sans vous
y arrêter et sans vous y arrêter longtemps ? Quel est donc ce signe qui le
fait reconnaître contre mille ? pourquoi donc, avec tant de défauts, est-il de
l'aveu de tous, l'un des premiers maîtres, sinon le premier de l'école
moderne ? — Il a la vie, don rare et précieux !
Comme tous les génies qui ont su se composer un monde intérieur il a
l'harmonie et l'unité. — Ses chevaux sont bien les chevaux de ses
cavaliers, ses arbres ne pourraient pousser en d'autres terrains, ses étoffes
habiller d'autres corps : tout se tient, tout s'enchaîne. — Un seul coup de
pinceau donné par lui sur le tableau d'un autre peintre se reconnaîtrait surle-
champ ; car sa touche est tellement liée avec sa forme qu'elles ne
peuvent se séparer.
En parlant de M. Scheffer, nous avons dit que c'était un littérateur pour les
peintres et un peintre pour les littérateurs. M. Delacroix qui est lui aussi un
artiste poétique, nous servira à mieux faire comprendre notre pensée ; il
traite ses sujets par leur côté vraiment pittoresque : il y voit avant tout
l'effet, la couleur, le mouvement et ne cherche pas à faire des vignettes
enluminées. Il est poëte par le choix particulier des lumières et non des
couleurs, par la disposition bizarre de la scène, par l'arrangement et le
caractère des groupes, et non par l'idée en elle-même, ainsi que doit l'être
un peintre qui, après tout, n'a que son crayon et sa palette pour moyen
d'expression.
L'Hamlet de M. Delacroix, quoique tiré de Shakespeare, est cependant
traité d'une manière qui lui est propre ; il a recomposé l'idéal du poëte et l'a
Théophile Gautier – Salon (1839) 34
scellé du cachet indélébile de son individualité ; c'est bien l'Hamlet de
Shakespeare, mais c'est encore bien plus l'Hamlet de M. Delacroix.
Quelques personnes ont paru trouver l'Hamlet inférieur aux autres
productions de M. Delacroix ; nous ne sommes pas de cet avis ; l'Hamlet a
exactement les mêmes qualités et les mêmes défauts que ses aînés. — A
propos de ceci, nous émettons une pensée que nous croyons fort juste,
malgré son apparence paradoxale : un homme a du talent ou n'en a pas ;
mais lorsqu'il en a, tous les ouvrages qu'il produit ont le même mérite ;
toute la différence consiste dans le plus ou moins d'agrément du sujet et
dans les sympathies particulières du spectateur. Ainsi, M. Delacroix,
quoiqu'il n'ait au Salon que deux toiles de médiocre grandeur, est toujours
pour nous le peintre du Sardanapale, du Massacre de Scio, des Femmes
d'Alger et du Pont de Taillebourg ; il est contenu dans ces deux petits
tableaux ; car le génie est comme Dieu que chaque fragment de l'hostie
contient tout entier. Pour nous un peintre se révèle dans un seul trait, un
écrivain dans une seule ligne.
Tout le monde connaît la scène d'Hamlet et des fossoyeurs : — le jeune
Hamlet, prince de Danemark, accompagné d'Horatio, son jeune ami,
trouve dans le cimetière des rustres avinés qui creusent la fosse d'Ophélie
et qui lui montrent le bon vieux crâne d'Yorick, l'ancien bouffon de son
père. — Alas ! poor Yorick ! dit mélancoliquement le jeune prince, en
contemplant ces yeux creux où la vie étincelait jadis, ces gencives
décharnées où voltigeait un franc et joyeux sourire.
M. Delacroix a parfaitement rendu cette scène : un ciel livide jauni par des
reflets crépusculaires, rayé bizarrement de nuages étroits et se fondant
presque avec l'horizon, jette un jour louche et douteux sur des terrains
d'ocre et de glaise, vrais terrains de cimetière que la corruption même n'a
pu engraisser et sur lesquels il ne vient qu'une stérile mousse vertdegrisée.
— Au premier plan, enfoncés jusqu'à mi-corps dans la fosse avec une
horrible insouciance, les deux coquins débraillés, la poitrine nue et
martelée de plaques vineuses, présentent au prince Hamlet le crâne
d'Yorick comme une boule de jeu de quilles. — Horatio se penche vers la
tête de mort avec une curiosité mélangée de crainte et de dégoût ; quant au
prince, ses yeux nagent dans l'infini, il ne regarde plus, — après
l'exclamation alas poor Yorick ! tombée de la bonté de son coeur sur la
mémoire du bouffon de son père comme un bouquet de fleurs sur une
fosse oubliée, le cerveau reprend le dessus, la rêverie s'élance dans les
cieux et s'égare en réflexions inextricables. — Où sont les poussières
d'Alexandre, de César ? — Vous voyez qu'Hamlet est déjà bien loin
d'Yorick.
Théophile Gautier – Salon (1839) 35
L'élégance un peu maladive, le vague sourire, la pâleur fatale du jeune
prince destiné à accomplir une vengeance au-dessus de ses forces, sont
exprimés très finement et très poétiquement. Son costume arrangé avec
une grâce maniérée, qui rappelle les ajustemens romanesques d'Angelica
Kauffmann, le caractérise à ne pouvoir s'y tromper; c'est un costume tout
noir, une toque à plumes, des crevés, quelque chose qui sent à travers la
majesté du prince, l'étudiant d'Allemagne et le docteur Faust en herbe, un
vêtement sombre et sévère où rien ne distrait la pensée, et sur lequel se
détachent admirablement les blanches et fluettes mains du rêveur.
Quant à la Cléopâtre, c'est une composition de deux figures, un drame
réduit à sa plus simple expression.
Un paysan égyptien, à figure de troglodyte ou de satyre, vêtu d'une peau
de panthère et le front ceint de bandelettes, apporte à la reine l'historique
panier de figues ; sur les feuilles écartées dans l'interstice des fruits, frétille
vivacement l'heureux aspic, qui va mordre le plus beau sein du monde :
Cléopâtre, pâle, l'oeil enflammé, mais résolue et sévère, comme une grande
reine qui va mourir, contemple la petite bête aux changeantes couleurs, qui
s'agite et se tord ; elle est fermement assise sur un trône incrusté, son
menton repose sur sa main, son coude sur son genou, dans une attitude
pleine de force et de majesté. Ce tableau, dont les figures sont à mi-corps,
rappelle pour la finesse du ton, la Médée et les Femmes d'Alger. Il faut être
M. Delacroix pour venir à bout d'organiser tant de couleurs différentes ;
les taches de la peau de panthère, les raies diversement coloriées des
bandelettes, les incrustations du fauteuil, le manteau safrané, pallium
croceum vel luteolum de la reine, offraient d'insurmontables difficultés
pour ne pas tomber dans le papillotage et le chipoté, M. Delacroix les a
heureusement vaincues. — Malgré cela, beaucoup de gens viendront vous
dire que le paysan n'a pas le caractère égyptien, qu'il ressemble à un satyre
grec, que la Cléopâtre de l'histoire était petite, maigre et brune —
qu'importe !
Ces deux tableaux sont tout ce que ces messieurs du jury ont bien voulu
admettre de M. Delacroix. Ces braves gens n'ont pas trouvé les autres
assez finis. — Heureusement S. A. R. le duc d'Orléans n'a pas été de cet
avis. — Les rebuts du jury lui ont paru fort bons, et il a accroché au mur
de sa chambre la pauvre peinture rejetée, hospitalité digne et touchante
donnée à l'art chassé du Temple par les Pharisiens de l'Institut.
Nous avons vu ces tableaux refusés, à la grande honte du jury ; l'un d'eux
représente le Tasse dans la prison des Fous. — Le pauvre grand poëte est
assis sur le bord d'un maigre grabat, son teint est lumineusement plombé
comme ceux qui ont fait d'énormes excès cérébraux ; on voit que la raison
Théophile Gautier – Salon (1839) 36
expirante voltige sur ce visage comme une flamme qui palpite avant de
s'éteindre sur la mèche de la lampe épuisée. — Les autres fous irrités de la
présence de cet hôte inconnu, plongent leurs bras et leurs têtes à travers le
grillage de sa chambre qu'ils emplissent de hurlemens, de menaces et de
rires forcenés auxquels le Tasse, accoutumé déjà et penché sur l'abîme de
sa propre folie paraît ne pas faire la moindre attention.
Les Arabes sous leur tente pendant la pluie nous montrent l'Afrique sous
une couleur différente de celle de Decamps mais non moins pittoresque ;
le Kaïd marocain et les Convulsionnaires de Tanger ont montré jusqu'à
quel point M. Delacroix comprenait et savait rendre la nature orientale. —
Les Marocains et les Tunisiens valent les Turcs du supplice des crochets,
c'est tout dire.
La Sibylle de Cumes est une fière étude d'une tournure tout à fait
magistrale ; une de ses mains est appuyée sur sa hanche, et de l'autre elle
montre au-dessus de sa tête le mystérieux rameau d'or qui reluit dans la
profondeur de la forêt. Les épaules, les bras sont d'une couleur admirable
et toute vénitienne, Georgione et le Tintoret n'ont rien fait de plus
palpitant. — Cette figure rappelle pour le style les peintures de la chambre
des députés, elle a quelque chose de sculptural et d'altier qui sent la
peinture monumentale.
M.Riesener, l’auteur de la Vénus contrariant l’amour, de Sainte-Anne
montrant à lire à la Vierge, a exposé cette année deux tableaux : une
Jeune Egyptienne et une Sainte-Catherine vierge et martyre. C’est de la
vraie peinture dans le sens du mot. Les bourgeois lettrés ou non peuvent
très bien ne pas regarder de semblables tableaux, mais l’artiste s’arrêtera
toujours devant eux avec admiration. Il est impossible de voir une pâte
plus souple, plus grasse et plus luxuriante ; pour en trouver l’équivalent, il
faudrait remonter à Jordaens, à Rubens et aux plus furieux Flamands.
M.Riesener possède au plus haut degré le don de la chair vivante, il rend
l’épiderme comme jamais peintre ne l’a fait ; le velouté et le grain de la
peau ; le satin des luisans, la bleuâtre transparence des veines attendries, la
fraîcheur du sang, la blonde moiteur qui dore l’insertion des bras, le rose
léger des talons et des genoux, rien n’y manque, —la vie circule à flots
rapides d’un bout à l’autre de ses figures ; — les sujets mythologiques, les
bacchanales et les nymphées, conviendraient on ne peut mieux au talent de
M.Riesener : mais nous sommes trop lâchement hypocrites et trop
sournoisement corrompus pour supporter l’art ainsi fait ; nous n’y verrions
que la nudité, nos ancêtres n’y auraient vus que la beauté. M.Riesener a
dans son atelier une Léda ravissante jouant avec son cygne aux ailes
d’argent. — Une Angélique abandonnée sur le rivage d’une grâce et d’un
naturel charmans.—M.Riesener, sûr du refus, n’a pas même présenté ces
Théophile Gautier – Salon (1839) 37
deux figures : un sujet hardi, en vérité, traité par Corrège, par Léonard de
Vinci, Michel-Ange, et tous les rois de l’art italien, — pas une femme nue
qui dort…Ô ciel ! il est vrai que Titien n’a guère fait autre chose. Mais le
cant a fait aujourd’hui de tels progrès, que l’on ne recevrait pas à
l’exposition la moitié des tableaux des grands maîtres. — Les papes
d’autrefois étaient moins prudes que les épiciers d’aujourd’hui !
THÉOPHILE GAUTIER.
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13 avril 1839
SALON DE 1839. (8e article.)
M. Chasseriau, quoi qu’il ait déjà exposé plusieurs fois est un très jeune
homme, et son début ne doit en quelque sorte dater que de cette année. Ses
premiers tableaux, annoncent d’heureuses dispositions, mais ils ne
faisaient pas soupçonner toute l’étendue et toute la portée de son talent ; il
a étudié avec courage et conscience ; il s’est cherché opiniâtrement et s’est
trouvé ; il a dégagé sa véritable nature des langes de l’imitation, et sans
plus de tâtonnemens, est entré de plain-pied dans sa propre individualité ;
chose plus difficile qu’on ne pense, surtout pour un élève de M. Ingres, ce
maître d’une personnalité si absorbante.
La Mort d’Abel et Ruth et Booz, anciennes peintures de M. Chasseriau,
n’ont réellement aucun rapport avec sa manière actuelle ; la transformation
est complète. — Le serpent a fait peau neuve. — L’écolier est devenu un
artiste. — Ce qui caractérise surtout le talent de M. Chasseriau, c’est
l’élégance t la simplicité ; — sans cesser d’être réel, il a des inspirations
vers la beauté idéale, beaucoup trop négligée par les peintres
d’aujourd’hui, que l’amour du vrai jette quelquefois dans la laideur. —
Dans un âge où il est difficile de se garder de l’exagération, le jeune maître
a su être simple, sérieux, de bon goût, sans partialité exclusive pour le
dessin ou pour la couleur, également éloigné pour l’exécution du léché et
du minutieux ; il n’a pas cherché à piquer la niaise curiosité du public par
des sujets étranges, et a pensé que la Suzanne et la Vénus, ces thèmes tant
de fois travaillés lui seraient des motifs suffisants.
La Vénus Marine heureusement placée sous un rayon de soleil moins
blond et moins doré qu’elle, a attiré l’attention au détriment de la Suzanne
reléguée par malencontre dans l’ombre la plus noire et la plus opaque ; il
est impossible de voir un plus charmant tableau : la blanche déesse dans
tout l’éclat de sa belle nudité antique et tout humide encore des baisers de
la mer amoureuse tord les perles de ses cheveux en pleurs, et développe
par la gracieuse cambrure de son attitude des formes d’une beauté et d’une
Théophile Gautier – Salon (1839) 38
jeunesse divines ; à côté d’elle scintille la conque de nacre qui l’a apportée
et dans le fond s’étend l’azur paisible de la mer et du ciel séparés à peine
par une ligne de roches. — Ce tableau fait penser à ces vers de Rolla :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Descendait et vivait dans un peuple de dieux,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère
Secouait vierge encor les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux !
Le sentiment est tout à fait le même. — C’est la mythologie comprise et
rendue avec cette élégance rêveuse et passionnée qui manque souvent aux
artistes grecs et qui ferait croire qu’ils ne comprenaient pas toute la poésie
de leurs symboles.
La Suzanne surprise au bain par les vieillards est composée d’une
manière originale et neuve. Elle vient d’entrer dans l’eau qui se ride autour
d’elle en cercles concentriques ; l’une de ses mains retient une draperie
d’étoffe orientale à zébrures blanches, l’autre arrange dans ses cheveux un
fil de perles qui s’en est détaché. Sur le premier plan sont jetés ses habits
avec des vases de parfums et des boîtes de toilette ; le paysage, vigoureux
et luxuriant, occupe le fond. Entre les feuillages on voit les deux vieillards,
couchés à plat ventre, qui écartent les branches avec précaution, et
s’avancent en rampant vers leur proie, déjà inquiète et troublée par le
frôlement des feuilles. — Nous aimons beaucoup mieux cette manière
d’arranger le sujet, et il y a loin de là à la convoitise immonde et brutale
qu’on leur donne ordinairement et qui nous répugne fort, car si nous
aimons le nu, nous avons horreur de l’obscène.
Maintenant que ce tableau a été changé de place, tout le monde admire la
sévérité du style, le beau goût de dessin, et la largeur d’exécution qui le
distinguent ; le paysage serait avoué par les plus habiles, et la tête de la
Suzanne est d’une grande beauté, c’est le type hébraïque dans toute sa
pureté orientale : grands yeux en amande, nez mince, ovale allongé,
bouche à la fois épanouie et fine, pommettes peu saillantes, teint d’ambre
pâle, cheveux fauves, — tous les signes de race. — Nous prédisons à M.
Chasseriau l’avenir le plus brillant, et sans avoir la prétention d’être
prophète, nous nous sommes rarement trompé dans nos prédictions.
M. Gigoux est un homme de talent, d’esprit et de goût ; il cherche toujours
et trouve quelquefois ; il a essayé plusieurs genres, et a laissé dans tous des
traces estimables. Sa Cléopâtre essayant des poisons offrait d’excellentes
parties et des morceaux colorés très finement, malgré la pâleur un peu
grise de l’aspect général ; l’étude intelligente de Paul Véronèse et des
Théophile Gautier – Salon (1839) 39
maîtres vénitiens s’y faisait sentir, et si le peintre n’avait pu lutter de pair
avec un sujet si formidable, il l’avait du moins rendu très
convenablement ; il y avait des recherches historiques et de la souveraineté
dans le costume et l’ajustement ; l’antiquité y était comprise d’une façon
assez pittoresque, et cela sortait heureusement du patron pseudo-grec et
pseudo-romain. — Cette année, M. Gigoux a quatre tableaux de moindre
dimension, mais non sans importance : le Christ au jardin des Oliviers, la
Madelaine au Désert, Abeilard visitant Héloïse au Paraclet, et le portrait
du général Donzelot.
La tête du Christ est fort belle, mais le reste du tableau ne se soutient pas à
cette hauteur ; le groupe des anges est d’une grâce un peu faible, et la robe
rouge de Jésus rompt par la vivacité de sa pourpre la couleur attristée et
sourde de l’ensemble.
La Madelaine présente un effet de clair obscur, d’une transparence
argentine, très séduisant, mais qui nuit à la gravité du sujet ; la Madelaine
est une très jolie femme, qui n’a pas la mise de se beaucoup repentir, et qui
a bien raison, car elle est encore trop belle pour cela ; ses austérités ne lui
ont pas enlevé sa carnation fleurie et le fin duvet de pêche qui veloute ses
contours. — Ce reproche n’en est pas un, car nous aimons mieux une
Madelaine ainsi faite, que la Madelaine exacte, avec sa peau brûlée par le
soleil, ses yeux plombés, ses joues amaigries et ses cheveux au désespoir,
pleurant sur un dos en équerre et une poitrine décharnée.
L’Abeilard au Paraclet est une composition dont la tranquille sagesse et la
couleur placide rappellent les peintures monacales de Lesueur, dans le
Cloître de saint Bruno. C’est peut-être le tableau le plus satisfaisant que
M. Gigoux ait exposé cette année ; la tête de l’Héloïse a du charme, et le
plaisir mélangé d’étonnement douloureux qu’elle éprouve, en revoyant son
ancien précepteur, si passionné jadis, aujourd’hui si sévèrement froid dans
son linceul claustral, est rendu avec beaucoup d’art et de sentiment.
La Fontaine de Jouvence de M. Clément Boulanger a toutes les qualités de
l’auteur de la Procession de la gargouille et de l’Enfant prodigue, et aussi
il faut bien l’avouer, quelques-uns de ses défauts. La composition est
riche, abondante, fastueuse comme tout ce que fait M. Cl. Boulanger, un
de nos meilleurs peintres d’apparat. — Dans une forêt de cèdres, emblème
de longévité, s’élève la merveilleuse fontaine toute brodée de colonnes et
de statues ; — une de ces belles architectures vénitiennes qui sont
familières à M. Boulanger. — De tous côtés accourent comme des
araignées et des cloportes à la lumière des vieillards des deux sexes (si tant
est qu’il y a deux sexes pour les vieillards, tous plus cassés, plus goutteux,
plus cacochymes les uns que les autres, ceux-ci dans des chaises à
Théophile Gautier – Salon (1839) 40
porteurs, ceux-là sur des brancards, les uns à trois pieds, les autres avec
des échafaudages de béquilles et des charpentes tout autour comme des
bâtiments qu’on étaie : tout cela va boire à la fontaine dans l’espoir de
rajeunir. — Ils auront besoin de boire un bon coup.
M. Clément Boulanger a eu l’esprit de placer au second plan toute cette
antiquaille, qui eût attristé la joie de sa composition ; les devans sont
occupés par de beaux groupes de jeunes femmes blondes et rieuses,
d’enfans vermeils et joufflus comme des amours. — Ce sont les vieilles
sempiternelles et les Gérontes de tout à l’heure ; non contens d’avoir bu à
larges traits l’eau merveilleuse, ils s’y baignent, ils s’y plongent, et
quelques-uns même en ont pris une si forte dose, qu’il faudra les remettre
en nourrice. Le petit amour Watteau, posé en Napoléon, les jambes
écartées, les mains derrière le dos, a un air de crânerie adorable et risible ;
c’est une des plus spirituelles figures du tableau. — Il est dommage que
certaines portions ne soient pas assez étudiées ou plus terminées ; quelques
formes sont d’une anatomie un peu vague ; les feuillages voudraient être
touchés plus légèrement et plus chaudement. — Quinze jours de travail de
plus auraient fait de la fontaine de Jouvence une toile complète :
probablement M. Boulanger aura été talonné par l’ouverture du salon ; il
lui sera très facile de réparer ces légères négligences.
Les enfans et les choux sont aussi un fort joli tableau ; des petits enfans à
mines curieuses cherchent des frères et des soeurs sous les larges feuilles
emperlées de pluie de l’honnête légume à qui nous avons tous cru devoir
le jour, généalogie qui ferait des anthropophages de ceux qui mangent de
la soupe aux choux. — On ne peut s’empêcher de sourire en regardant
cette toile.
Le bon Samaritain de M. Keller se recommande par une simplicité de
composition, une sobriété de lignes et de couleur tout à fait en harmonie
avec le sujet ; le torse du blessé est bien peint, et le mouvement du cheval
qui renifle avec inquiétude est parfaitement saisi. Le bon Samaritain a de
l’onction et de la grandeur.
Les Proscrits de Tibère, de M. Menn, indiquent chez l’auteur des
tendances élevées et sérieuses ; on y sent l’étude des fresques romaines, et
le dédain de la petite peinture ; cependant le bien y est trop à l’état
d’intention ; le dessin est contourné et strapassé, une teinte d’un saumon
uniforme remplit les contours. — Tout en restant dans la ligne adoptée,
nous croyons que M. Menn ferait bien de se servir des moyens acquis à la
peinture et de n’être plus maladroit de propos délibéré.
Le début de M. Leullier a été des plus brillans. — Les Chrétiens livrés aux
bêtes ont fortement excité la curiosité publique. C’est en effet une
Théophile Gautier – Salon (1839) 41
remarquable composition pleine de feu, d’audace et d’étrangeté. —
Figurez-vous l’intérieur du Colysée, cette énorme enceinte ou soixante
mille spectateurs s’asseyaient à l’aise. César préside du haut de sa loge ;
c’est le beau moment ; la tuerie est arrivée à son plus haut période ; le sang
coule à grands flots, et les jeunes Romaines applaudissent du bout de leurs
blanches mains ; ce ne sont de toutes parts que gueules ouvertes et
fumantes, griffes acérées, dents pointues, défenses et cornes effilées,
effroyables blessures, larges mares de sang — un spectacle à faire pâmer
d’aise les Trossuli et les petites maîtresses de Rome !
Il est impossible d’imaginer un enchevêtrement plus compliqué
d’éléphans, de rhinocéros, d’hippopotames, de buffles, d’aurochs, de lions,
de tigres, de panthères, d’hyènes, de cerfs, de gazelles, de chevaux,
d’hommes et de femmes : tout cela se mange, se déchire, s’ouvre le ventre
ou se ronge la tête à belles dents et à belles griffes. Les lions soufflètent
les tigres qui le leur rendent bien, les buffles étripent les panthères ; —
l’éléphant fait voler autour de lui une pluie de bêtes éventrées et marche
dans un mortier d’hommes et d’animaux féroces ces l’hippopotame
monstrueux aux dents désordonnées, tâche de secouer une grappe de tigres
suspendus à sa mâchoire saignante : c’est une mêlée affreuse où il n’y a
rien de calme et d’humain que deux pâles figures des martyrs dont
l’auréole entoure déjà la tête et qu’on croirait oubliés dans ce carnage si la
blancheur de leurs vêtemens rayés de filamens rouges n’indiquaient une
blessure mortelle. — Un épisode touchant et poétique dans cette terrible
composition, c’est la harde de gazelles réfugiées sous la tribune de
l’empereur et qui, blotties l’une contre l’autre, semblent espérer qu’on ne
pensera plus à elles et qu’on leur laissera la vie.
Les animaux sont bien dessinés et bien peints, d’un grand vérité de
mouvement et de couleur et montrent des études spéciales. Le tigre couché
à plat ventre, les jambes allongées en arrière dans une attitude de
somnolence et de béatitude digestive à côté d’un martyr dont il a mangé
les entrailles, est de la plus grande beauté ; ses figures humaines sont
moins importantes et en quelque sorte épisodiques. Les animaux sont le
principal ; il est dommage que des ombres trop noires obscurcissent le
premier plan ; M. Leullier n’avait pas besoin de cette ficelle pour faire
valoir ses fonds. Il est assez habile pour s’en passer.
Outre ce tableau, M. Leullier a exposé un Christ au tombeau solidement
peint et d’uns style sévère, une Scène de Martyrs et des Etudes de lions où
l’on retrouve les qualités de sa toile principale. — Si M. Leullier travaille
et ne se laisse pas enivrer par son succès nous croyons qu’il deviendra un
peintre très remarquable, — surtout s’il ne s’en rapporte pas à la bizarrerie
du sujet pour attirer l’attention.
Théophile Gautier – Salon (1839) 42
THÉOPHILE GAUTIER
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27 avril 1839
SALON DE 1839
— Bertin, Aligny, Corot (9e article)
C’ est un bonheur pour nous , hommes de la critique,
Qui, le collier au cou, comme l’esclave antique,
Sans trêve et sans repos, dans le moulin banal,
Tournons aveuglement la meule du journal ;
Et qui vivons perdus dans un désert de plâtre,
N’ayant d’autre soleil qu’un lustre de théâtre ,
Qu’un grand paysagiste, un poète inspiré
Au feuillage abondant , au beau ciel azuré,
Déchire d’un rayon la nuit qui nous innonde,
Et nous fasse un portrait de la beauté du monde,
Pour nous montrer qu’il est encore loin des cités ,
Malgré les feuilletons de sévères beautés
Que du livre de Dieu la main de l’homme efface
De l’air , de l’eau, du ciel, des arbres, de l’espace
Et des prés de velours qu’avril étoile encor
De paillettes d’argent et d’étincelles d’or !
— Enfants déshérités, hélas sans la peinture
Nous pourrions oublier notre mère nature ;
Nous pourrions ,assourdis du vain bourdonnement
Que fait la presse autour de tout événement,
Le coeur envenimé de futiles querelles,
Perdre le saint amour des choses éternelles,
Et ne plus rien comprendre à l’antique beauté,
A la forme , manteau sur le monde jeté
Théophile Gautier – Salon (1839) 43
Comme autour d’une vierge une souple tunique
Ne voilant qu’à demi sa nudité.
Merci donc , ô vous tous , artistes souverains !
Amants des chênes verts et des rouges terrains,
Que Rome voit errer dans sa morne campagne,
Dessinant un arbuste, un profil de montagne ;
Et qui nous rapportez la vie et le soleil
Dans vos toiles qu’échauffe un beau reflet vermeil !
Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages,
Nous errons, à Paris dans mille paysages ;
Nous nageons dans les flots de l’immuable azur,
Et vos tableaux, faisant une trouée au mur,
Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes
Par où nous regardons les grandes plaines vertes,
Les moissons d’or , le bois que l’automne a jauni
Les horizons sans borne et le ciel infini.
Ainsi nous vous voyons , austères solitudes
Où l’âme endort sa peine et ses inquiétudes !
Grotte de Servara que d’un pinceau certain
Creusa profondément le sévère Bertin ;
Ainsi nous vous voyons avec vos blocs rougeâtres,
Aux flancs tout lézardés, où les chèvres des pâtres
Se penchent à midi , sous le soleil ardent,
Sans trouver un bourgeon à ronger de la dent ;
Avec votre chemin foudroyant de lumière,
De son ruban crailleux rayant le sol de pierre,
Bien rarement foulés par le talon humain,
Et se perdant au fond parmi les champs romains
— Les grands arbres fluets au feuillé sobre et rare
Théophile Gautier – Salon (1839) 44
A peine noircissant leur pied d’une ombre avare,
Montent comme la flèche et vont baigner leur front
Dans la limpidité du ciel clair et profond .
Comme s’ils dédaignaient les plaisirs de la terre,
Pour cacher une nymphe, ils manquent de mystère ;
Leurs branches, laissant trop filtrer d’air et de jour
Eloignent les désirs et les rêves d’amour
Sous leur grêle ramure un maigre anachorète
Pourrait seul s’abriter et choisir sa retraite.
Nulle fleur n’adoucit cette sévérité,
Nul temps frais ne se mêle à le fauve clarté.
Des blessures du roc, ainsi que des vipères
Qui sortent à demi le corps de leur repaires,
De pâles filaments d’un aspect vénéneux
S’allongent au soleil en enlaçant leurs noeuds ;
Et l’oiseau pour sa soif , n’a d’autre eau que les gouttes
Pleurs amers du rocher qui suintent des voûtes.
Cependant ce désert a de puissants attraits
Que n’ont point nos climats , et nos sites plus frais ,
Où l’ombrage est opaque, où dans des vagues d’herbes
Nagent à plein poitrail les génisses superbes :
C ‘ est que l’oeil brille dans ce ciel bleu,
Et que l’homme est si loin que l’on se sent prés de Dieu !
Ô mère du génie ! Ô divine nourrice !
Des grands coeurs méconnus pâle consolatrice,
Solitude !Qui tends tes bras silencieux
Aux ennuyés du monde , aux aspirants des cieux,
Quand pourrai-je avec toi comme le vieil ermite,
Sur le livre, pencher ma tête qui médite !
Théophile Gautier – Salon (1839) 45
Plus loin c’est Aligny, qui, le crayon en main,
Comme Ingres le ferait pour un profil humain,
Recherche l’idéal, et la beauté d’un arbre,
Et cisèle au pinceau sa peinture de marbre.
Il sait dans la prison d’un rigide contour ,
Enfermer des flots d’air et des torrents de jour,
Et dans tous ses tableaux, fidèle au nom qu’il signe,
Sculpteur Athénien , il caresse la ligne.
Et comme Phidias le corps de sa Vénus
Polit avec amour le flanc des rochers nus.
Voici la Madeleine — une dernière étoile
Luit comme une fleur d’or sur la céleste toile :
La grande repentie, au fond de son désert,
En extase , à genoux , écoute le concert
Que dés l’aube lui donne un orchestre angélique
Avec le Kinnor juif et le Rebec gothique.
Un rayon curieux perçant le dôme épais
Où les petits oiseaux dorment encore en paix,
Allume une auréole aux blonds cheveux des anges
Illuminés soudain de nuances étranges,
Tandis que leur tunique et le bout de leur pied
Dans l’ ombre du matin sont encore noyés.
Fauve et le teint halé comme Cérès la blonde,
La campagne de Rome embrasée et féconde
En sillons rutilants jusqu’à l’horizon,
Roule l’Océan d’or de sa Moisson
Comme d’un encensoir la vapeur embaumée ,
Dans le lointain tournoie , et monte une fumée
Et le ciel est si clair, si cristallin , si pur,
Théophile Gautier – Salon (1839) 46
Que l’on voit l’infini derrière son azur.
Au devant , prés d’un mur réticulaire en briques,
Sont quelques laboureurs dans des poses antiques
Avec leur chien couché, haletant de chaleur,
Cherchant contre le sol un reste de fraîcheur,
Un groupe simple et beau dans sa grâce tranquille
Que Poussin avouerait et qu’eût aimé Virgile.
— Mais voici que le Soir du haut des monts descend,
L’ombre devient plus grise et va s’élargissant ;
Le ciel vert a des tons de citron et d’orange,
Le couchant s ‘amincit et va plier sa frange ,
La cigale se tait et l’on n’entend de bruit
Que le soupir de l’eau qui se divise et fuit
Sur le monde assoupi les heures taciturnes
Tordent leurs cheveux bruns mouillés des pleurs nocturnes.
A peine reste-t-il assez de jour pour voir
Corot, ton nom modeste écrit dans un coin noir.
Nous revoilà plongés dans la brume et la pluie
Sur un pavé de boue et sous un ciel de suie ,
Ne voyant plus au lieu de ces beaux horizons
Que des angles de mur ou des toits de maisons,
Le vent pleure, la nuit s’étoile de lanternes,
Les ruisseaux miroitants lancent des reflets ternes ,
Partout des bruits de char, des chants, des voies, des cris
Blonde Italie , adieu ! — Nous sommes à Paris.
THÉOPHILE GAUTIER
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18 mai 1839
SALON DE 1839. — (10e article.)
Théophile Gautier – Salon (1839) 47
M. Horace Vernet est en quelque sorte le journaliste de la peinture ; il fait
des articles coloriés sur les conquêtes du jour ; il illustre les bulletins. —
On prend une ville, un rempart, une victoire, vite, M. Horace Vernet
couvre une cinquantaine d’aunes de toile. N’ayez pas peur, si rapproché
que soit le terme du délai, il aura fini, il arrivera toujours à temps ; point
de retard, point d’incertitude, jamais la main ni l’inspiration ne l’ont
trompé. L’on a fait une plaisanterie dans les ateliers qui représente M.
Horace Vernet à) cheval, passant au galop devant une longue suite de
toiles blanches qui se trouvent peintes aussitôt : cette charge est à peine
une exagération. M. Horace Vernet est un véritable improvisateur plus
étonnant que Pradel, Cicconi ou Regaldi : ce n’est pas lui qui eût éprouvé
l’embarras de Boileau célébrant les conquêtes de Louis XIV en Flandre,
son tableau eût été terminé avant le siége.
Il est rare de voir une nature mieux douée que celle de M. Horace Vernet ;
facilité, promptitude, adresse de pinceau, esprit, intelligence, il a en lui
l’étoffe de plusieurs artistes. — Personne mieux que lui ne comprend les
scènes de la vie militaire, il connaît à fond le cheval, cette science si
essentielle pour le peintre des batailles ; il a touché heureusement à tous
les genres, et cependant sa peinture est loin d’être bonne ; son dessin n’est
pas précisément incorrect, mais il manque de caractère ; sa couleur,
quoique toujours suffisante, n’a ni solidité ni finesse ; — c’est bien, mais
ce n’est pas mieux ; il a du goût, de l’arrangement, de la verve, mais point
d’idéalité ; il rend à peu près ce qui est, mais il n’ajoute rien ; — à tout
prendre, c’est encore un artiste de premier ordre, car c’est un don rare que
cette improvisation de tous les momens qui ne tarit jamais, qui ne reste
jamais à court et que l’on trouve toujours prête à toute heure sur tous les
sujets. Sans doute, un talent austère, sérieux, séparé de la foule, doit être
placé plus haut ; néanmoins, il faut une nature bien forte pour résister à un
pareil gaspillage, et c’est un riche trésor que celui où l’on puise depuis
vingt ans sans en avoir encore trouvé le fond.
Les tableaux de la prise de Constantine ne sont pas de bons tableaux, amis
tels qu’ils sont, aux mêmes conditions de temps, d’étendue et de
programme, personne n’y eût mieux réussi. Les troupiers de Charlet ont
plus d’intimité et de poésie ; mais Charlet ne saurait dépasser pour ses
figures une hauteur de quelques pouces ; les mêlées de M. Delacroix sont
bien autrement sanglantes et furieuses, mais nous ne savons trop comme il
s’érrangerait des fusils, des shakos, des gibernes, des buffleteries, des
canons récurés comme des chaudrons et de tous ces engins de guerre aussi
peu épiques que possible. — Avant que le soleil de Decamps se fut levé, le
ciel de Constantine eût paru d’une orientalité suffisante, et vraiment il
faudrait être un Paul Véronèse pour faire supporter la froideur inévitable
Théophile Gautier – Salon (1839) 48
de cette immensité bleue ou pointent à peine quelques palmiers et
quelques minarets.
Nous aimons peu pour notre part cette peinture officielle ; mais nous
reconnaissons volontiers le talent mérité du peintre et nous lui tenons
compte de la difficulté vaincue. — La toile de l’assaut est pleine de
convenance et chaleureusement composée.
Quant à la chasse aux lions, le souvenir des admirables chasses de Rubens
nous a involontairement préoccupé en la regardant. Nous n’exigeons pas
de M. Horace Vernet, talent tout français et tout parisien, l’éblouissante
ardeur et la sublime furie du Jupiter antuerpien, ; mais il pouvait nous
faire, tout en restant dans les limites, quelque chose de moins joli, de
moins léché et de moins froid. Les chevaux sont spirituellement dessinés
quoique maigres de formes et maniérés dans leurs attitudes ; la lionne n’a
rien de fauve et de truculent : on dirait une grande chienne habillée de
nankin qui jappe et fait des gambades devant son maître. Le nègre monté
sur un dromadaire a une tournure bizarre que l’on a de la peine à
s’expliquer anatomiquement. Les ombres sont d’un ton trop bleu et
donnent aux figures l’apparence d’être moitié de chair, moitié d’ardoise.
L’Agar renvoyée, quoique n’étant pas dénuée d’une certaine noblesse, n’a
pas la sévérité biblique convenable ; l’imitation de l’Orient moderne et des
Bédouins d’Alger s’y fait trop sentir.
L’épisode de l’assaut de Constantine est l’une des meilleures petites toiles
de M. Horace Vernet ; nous le retrouvons là tout entier avec ses qualités
d’autrefois : mouvement de composition, esprit de détails, justesse de
touche ; c’est un Vernet du meilleur temps.
La popularité de M. Biard ne nous permet pas de le passer sous silence.
Nous avons plus d’une fois critiqué le genre adopté par cet artiste, qu’on
pourrait, à bon droit, appeler le Paul de Kock de la peinture ; — c’est la
même trivialité et le même succès. Nous ne voulons pas borner l’art à la
reproduction des types héroïques, et nous ne faisons pas une loi de la
recherche de l’idéal. Un objet quelconque bien rendu sera toujours de la
bonne peinture, que ce soit un buveur, un chaudron ou un bourgeois. Ainsi
donc, M. Biard est bien maître de prendre ses sujets où il les veut, et de
faire des monstres de laideur ; l’école flamande n’avait pas un goût bien
dédaigneux et bien relevé, mais les Magots de Téniers et de Van Ostade
sont d’une vérité d’attitude, d’une finesse de couleur et d’un précieux
d’exécution que l’on ne saurait trop admirer ; c’est de l’excellente, de la
vraie, de la solide peinture. M. Biard dessine très faiblement, et vernisse
ses personnages d’une enluminure crue et brillante qui rappelle les
poupées des modistes. Dans sa Sortie du bal Musard, l’on a peine à
Théophile Gautier – Salon (1839) 49
distinguer les masques de carton des figures de chair. — A propos de ce
tableau, nous nous permettrons de gourmander le public sur son
enthousiasme qui n’est rien moins que fondé, et que M. Biard lui-même a
dû trouver un peu trop violent et trop expansif. Tout le temps de
l’Exposition, il y a eu queue devant cette toile, placée nous ne savons par
quel hasard ironique précisément à côté du Village des Etats-Romains de
Decamps et d’un magnifique soleil couchant de Jules Dupré, que personne
ne regardait ; mais quel chef-d’oeuvre pourrait résister à un sergent de ville
recevant un coup de poing sur l’oeil, à une pierrette lutinée par un
débardeur ! — Un croquis de cette scène eût sans doute fait rire aux
carreaux de Martinet, sa véritable place ; ce que nous disons là s’applique
également au Concert de famille, à la Poste restante, au Repas
interrompu.— Pigal, dont la réputation est moindre que celle de M. Biard,
lui est bien supérieur dans ce genre, il a plus de naturel, de naïveté et de
rondeur, il ne manque pas de force comique et sa gaîté est plus facile.
L’esprit de M. Biard est trop de l’esprit de vaudeville, esprit assurément
peu pittoresque ; sentant lui-même que ses calembourgs ne sont pas des
tableaux, M. Biard a fait des tentatives pour aborder un art plus élevé ;
l’Embarcation attaquée par des ours blancs et l’exorcisme de Charles VI
par deux moines augustins se rapprochent plus des conditions de la
peinture : certains morceaux sont étudiés et assez bien rendus ; seulement,
les ours ont trop l’air de merlans exaspérés ; puis l’on comprend
difficilement comment trois hommes, dont un enfant, se trouvent au milieu
de la mer du Nord dans une embarcation aussi petite. — Le Charles VI
grimace trop : il est goguenard et non fou ; l’Odette n’est pas assez jeune
et n’exprime pas la complaisance naïve qui calmait les douleurs du pauvre
roi ; la meilleure figure est celle du moine éclairé par le reflet du brasier.
M. Eugène Lepoitevin qui fait beaucoup de progrès et s’éloigne de plus en
plus de son prototype, M. Isabey a traité aussi le sujet de l’embarcation
attaquée par des ours ; nous p)référons sa composition à celle de M.
Biard ; elle est parfaitement compréhensible ; le vaisseau s’aperçoit encore
dans le lointain, c’est dans une chaloupe et non dans un petit canot que
sont entassés pêle-mêle et avec toute la confusion d’un pareil désastre, les
matelots du navire pris par les glaces ; les yeux caves, leur teint vert, leurs
barbes hérissées de glaçons, leurs attitudes frileuses et moribondes,
témoignent de leurs souffrances et de leurs frayeurs ; les ours ne sont pas
non plus si prodigués que dans le tableau de M. Biard, qui a voulu forcer
l’intérêt et qui par cela même l’a détruit, car toute lutte est impossible.
Le Darsie enlevé et sauvé par Redgauntled est assurément le meilleur
tableau de M. Lepoitevin ;la composition est vive, nette et des plus
heureuses ; les chevaux galoppent bien, et l’affaiblissement apathique de
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Darsie est on ne peut mieux rendu. Les volutes des lames qui poursuivent
les fugitifs rendent la scène facilement intelligible et donnent un haut
intérêt à cette course furieuse. — M. Lepoitevin s’est défait cette fois de ce
chic uniforme qui le caractérise, ce qui est en quelque sorte comme le
paraphe de sa signature. Ses autres petits tableaux qui sont nombreux
rentrent tout-à-fait dans sa manière habituelle. Constatons en passant que
personne ne peint mieux les paniers à poisson et les bouées de sauvetage
que M. Gudin.
M. Eugène Deveria a fait un tableau-plafond dans le goût mythologique et
rococo de l’autre siècle ; il a pour sujet : Psyché conduite à l’Olympe par
Mercure pour épouser l’Amour. C’est quelque chose d’élégant, de svelte,
d’aérien, dans le goût des plafonds de Lemoine : de blanches figures
montent dans la limpidité bleue de l’atmosphère avec une facilité
d’ascension et un jet surprenant : vous retrouvez là de délicieuses déesses,
injustement proscrites, et qu’on est toujours bien aise de revoir : Vénus,
Hébé, Minerve, Junon, c’est-à-dire l’éternelle beauté, l’éternelle jeunesse,
l’éternelle fraîcheur, un paradis charmant, un Olympe, voulons-nous dire ;
car malgré nous le christianisme nous gagne, et nous oublions de plus en
plus nos beaux livres antiques, nos exemplaires grecs et romains ; tout cela
est peint avec un pinceau plein d’aisance, de souplesse et d’enjouement ;
vous ne voyez pas là de grands efforts pour atteindre le dessin et le beau
style ; il n’y a aucune arrière pensée dans cette composition ; c’est un
plafond peint, voilà tout. Il est vrai que les maîtres ne procédaient guère
autrement ; on leur disait : Voilà quatre murs, couvrez cela ; mais faites
quelque chose qui soit agréable aux yeux et n’effarouche pas les petits
enfans aux bras de leur nourrice, Leda ou Danaé, ou Diane au bain, Europe
enlevée ; il n’importe ; surtout tâchez d’avoir fini pour le mariage de notre
fille aînée ou pour l’anniversaire de la naissance de notre fils. — M.
Eugène Deveria est un artiste d’une nature tout italienne qui peint comme
il marche ou comme il parle, et dans ce temps d’exagération, d’emphase,
de prétention exorbitante, de systèmes exclusifs, c’est une chose très rare
qu’un homme qui fait tout bonnement de la bonne peinture sans avoir
l’ambition de changer la face de l’univers d’un coup de brosse, surtout
quand cet homme a fait la naissance d’Henri IV : c’est-à-dire le plus beau
tableau d’apparat, la plus riche palette que nous pussions opposer aux
coloristes de Venise.
THÉOPHILE GAUTIER