Théophile
Gautier (1834)
Salon 1834
Édition complétée le
10 Fevrier 2004 à Bordeaux , France
Salon de 1834
Texte édité par François Brunet. Principes d'édition
: cette transcription reproduit le texte publié dans la France
industrielle, d'avril 1834. L'orthographe d'époque est respectée
(terminaisons en --ens, -ans, accents
). Les titres des ouvrages
commentés ne sont pas toujours mis en italiques et l'initiale
n'est pas toujours une majuscule : toutes ces imperfections sont reproduites.
Une ou deux coquilles évidentes ont été corrigées.
Le peu d'espace qui nous est réservé ne nous permettra
pas de nous livrer à de longues considérations sur l'art,
et de faire de l'esthétique comme un professeur allemand: ce
qui est doublement heureux et pour nous et pour nos lecteurs. - Notre
critique diffèrera de celle des autres journaux, nos frères
en Dieu ou en diable (car il n'est pas encore décidé
si un journal est chose divine ou diabolique), en ce que, loin de
s'étendre longuement sur des défauts et de les mettre
curieusement en relief, elle s'attachera plutôt à faire
ressortir les beautés. - Nous ne comprenons guère la
critique autrement. La critique est une espèce de cicérone,
qui vous prend par la main et vous guide à travers un pays
que vous ne connaissez pas encore. Que diriez-vous d'un cicérone
qui vous ferait passer par les rues les plus boueuses et les plus
mal bâties de la ville, pour vous amener à quelque masure
insignifiante, au lieu de vous faire arrêter devant les beaux
palais et les vieilles églises? Que diriez-vous d'un propriétaire
qui, en vous montrant sa maison, vous conduirait d'abord aux latrines?
D'un postillon qui mangerait la route au grand galop quand il y aurait
un beau site à considérer, et qui marcherait au petit
pas dans les endroits les moins intéressans ? - Nous ne prétendons
pas toutefois faire une critique de miel et de sucre, et confite en
éloges comme le panégyrique d'un prince vivant. Nous
serons au contraire de la plus grande réserve à l'endroit
de certaines réputations usurpées, que l'on fait mousser
outre mesure, mais qui n'ont pas plus de consistance que du blanc
d'uf battu et s'affaissent comme lui aussitôt qu'on y
touche. Excepté ces ballons boursouflés de louanges,
qu'il est bon de piquer à l'épingle pour que le vent
qui les gonfle s'échappe et les laisse plus plats qu'une bourse
de poète, ou qu'une conscience de courtisan, nous ne parlerons
absolument que des choses dignes qu'on en parle. C'est nous ôter
volontairement le moyen de faire de l'esprit et de danser sur la phrase;
mais cela nous est parfaitement égal, nous souciant plus d'être
utiles que récréatifs.
Le premier de ces hommes est M. Delaroche, médiocre inventeur,
médiocre dessinateur, médiocre coloriste; médiocre
est ici un terme poli. M. Paul Delaroche, le maître par excellence
des électeurs, des femmes sensibles et des sergens de la garde
nationale, l'homme qui sera immanquablement gravé à
l'aqua-tinte par Jazet, ainsi que M. Horace-Vernet, cet autre artiste;
l'homme qui ne fait pas des muscles et des os comme ce vilain M. Ingres,
des empâtemens à les toucher au doigt comme cet original
de Decamps, mais dont le dessin est flasque et filandreux, la peinture
blafarde et lavée sans un seul coup de pinceau visible, aussi
molle que si elle était faite à l'estompe.
Mais si M. Paul Delaroche n'est pas un bon peintre, c'est très
certainement un arrangeur de succès, même dans ce bienheureux
siècle, où il y en a tant et de si parfaits. Comme on
a tambouriné et sonné la trompette autour de son tableau
de Jane Gray, deux ans d'avance ! Jane Gray que l'on espérait
déjà au salon dernier, où l'on s'en est très
agréablement passé. Jane Gray, accrochée à
la place d'honneur, au détriment de Delacroix, d'Ingres et
de Decamps. - Il est vrai que l'on a vu souvent les tableaux-miroirs
de M. Forbin se prélasser à cette place réservée
aux maîtres, et qu'ainsi cette distinction ne signifie plus
rien pour les artistes, mais beaucoup pour les bourgeois, pour qui
le tableau pendu à cet endroit est toujours, quel qu'il soit,
le plus beau de l'Exposition. Comme le feuilleton, ordinairement si
aigre et si hérissé, prend sa petite voix et fait patte
de velours à M. Delaroche ! quel hosannah unanime ! quelle
idée doivent avoir de M. Delaroche ceux qui ont eu le bonheur
de ne voir aucun de ses tableaux ! Le secret de cette bienveillance
générale de la critique n'est pas difficile à
pénétrer, si singulière qu'elle paraisse au premier
coup d'il. Tirez à part chacun des feuilletonistes qui
font des louanges outrées en l'honneur de M. Delaroche, ils
vous diront que son tableau est très mauvais et s'en moqueront
le plus spirituellement. Pourquoi donc alors louent-ils M. Delaroche,
s'ils le trouvent mauvais ? La chose est toute simple. M. Delaroche
est un homme médiocre qu'ils pourront défaire comme
ils l'ont fait avec des articles et quand ils le voudront ; en attendant,
ils s'en servent pour abaisser et empêcher d'arriver des hommes
vraiment supérieurs. Cette tactique est aussi employée
pour M. Dumas, avec qui l'on tâche de démolir M. Hugo
; je vous le dis, il n'y a pas d'autre raison.
Le tableau si imprudemment vanté de Jane Gray est emprunté
pour la composition à un dessin de Smirke ou d'Opie, je ne
me souviens plus trop duquel. Ce n'est pas le premier larcin, le premier
emprunt, voulais-je dire, que M. Delaroche ait fait aux Anglais. Quelle
qu'en soit la source, cette composition est loin d'être satisfaisante.
La scène est plutôt éludée que rendue.
Il y a cinq figures et l'on ne voit les yeux de personne. C'est une
remarque que tout le monde a faite, et qui ne contribue pas peu à
donner au tableau un aspect morne et insignifiant. Dire que le billot
est trop petit, placé d'une manière impossible, que
le cercueil est un étui à violon, que le drap noir a
l'air d'une immense tache d'encre, que le coussin vert est absurde
et ne ploie pas sous les genoux de Jane Gray ; dire que jamais on
n'a élevé d'échafaud contre une colonne, où
le patient peut se rattraper et se défendre, surtout s'il a
les mains libres comme Jane Gray, ce qui n'est guère d'usage
; dire que l'on coupe les cheveux aux gens avant de leur couper le
col, qu'en ce temps-là, sur un édit exprès, on
faisait coucher à plat ventre et non agenouiller les condamnés
à la décapitation, ce serait ne rien apprendre au lecteur.
Mais je crois qu'il serait bon de critiquer la lourdeur pénible
de la touche, le caractère commun et pauvre du dessin, la froideur
et la fausseté de la couleur.
Sir Bruge va tomber en dehors du tableau ; Jane chavire sur un de
ses genoux et ne porte pas. Les jambes vineuses et cotonneuses du
bourreau vont assurément ployer sous le poids de son buste
et de sa tête. Les deux suivantes ont si peu de relief qu'elles
paraissent avoir été passées au laminoir.
Quant à l'impression que produit sur le spectateur cette scène
dramatique et mélodramatique, on la peut comparer pour l'intensité
et la profondeur à celle que l'on éprouve devant un
vitrail de M. Kinson, ou une fille vertueuse et repentante de M. Destouches.
Il y a aussi de M. Delaroche un petit tableau dont le sujet est Sainte
Amélie. - Le peintre a eu l'intention de s'approcher autant
que possible du faire délicat et naïf des artistes du
moyen-âge ; il n'a réussi qu'à être sec
et dur. Cela est léché d'une manière trop visible
et sans légèreté. Qu'il y a loin de là
au fini gracieux et facile tout à la fois des miniatures des
missels ! Les figures tournent au bitume et le type en est on ne peut
plus commun : il n'y a pas la moindre foi dans leur regard et dans
leur attitude. C'est un tableau aussi manqué dans son genre
que la Jane Gray dans le sien.
Quant au Galilée, nous ne le trouvons guère supérieur,
pour la composition et l'exécution, à la vignette sur
bois représentant Mathieu-Laensberg qui décore le frontispice
du Double Liégeois.
Quelle différence entre M. Eugène Delacroix et M. Delaroche
! Le premier est un peintre, un artiste dans la plus grande étendue
du mot, l'autre ne sera jamais, quoiqu'on fasse, qu'un ouvrier de
talent, qu'un arrangeur assez adroit et rien de plus.
Pourtant l'on voit que personne ne parle de M. Delacroix ! qui est,
de tous les peintres, celui dont le talent est le plus riche et le
plus varié.
Les femmes d'Alger ne le cèdent, pour la finesse et le clair
obscur, à aucune production des maîtres vénitiens.
Il y a dans cette toile plus d'air et de profondeur que dans toutes
les peintures que nous ayons vues jusqu'ici. L'harmonie du ton est
admirable, et cependant rien n'était plus difficile à
obtenir avec des murs recouverts de faïences bariolées,
de meubles incrustés, d'étoffes et de broderies des
couleurs les plus discordantes du monde ; et cependant aucune de ces
perles, aucune de ces dorures n'attirent l'il plus qu'il ne
faut, tout extraordinaire que soit leur éclat. Les femmes sont
charmantes et d'une beauté tout orientale ; c'est bien là
le coloris frais et mat, la chair fine et grasse de femmes qui ne
sortent pas de chez elles. Quelques laissez-aller de dessin déparent
malheureusement cette production remarquable à tant d'égards,
et qu'une retouche de quelques heures pourrait mettre au-dessus de
tout reproche. - Tel qu'il est, ce tableau est un tableau de maître
; car on y trouve une des principales qualités de la peinture
poussée jusqu'à la dernière conséquence,
je veux dire le coloris.
La Bataille de Nancy est un tableau d'un genre tellement différent
qu'on pourrait le croire d'un autre peintre. Si grand toutefois que
soit son mérite, il n'est pas si totalement arrivé que
les femmes d'Alger. Beaucoup de choses sont moins réussies
; mais la figure de Charles-le-Téméraire, sortant du
bourbier et se rencontrant avec le chevalier lorrain, qu'il attaque
de sa lance absente, n'a pu être conçue et exécutée
que par un homme de génie ; et M. Delacroix est un homme de
génie parmi tant de peintres qui ne sont que spirituels ; mais
l'aspect morne et triste de cette bataille, dans la neige et le brouillard,
est admirablement rendu ; mais Géricault seul eût fait
des chevaux supérieurs à ceux-là.
Le couvent de Dominicains à Madrid nous introduit dans un intérieur
d'une telle beauté, que nous le mettons au-dessus de tout ce
qu'a fait M. Granet, pour la gravité et la mélancolie
de la couleur ; puis ces figures sont autrement vivantes, autrement
animées que les maquettes d'ébène et d'ivoire
que M. Granet plante au milieu des murs, couleur d'encre, de ses souterrains
et de ses églises.
La rue de Mekinez nous révèle sous leur côté
élégant et poétique, ces Orientaux dont Decamps
nous a si étonnamment mis en relief le côté excentrique
; le groupe du coin est d'une grâce toute raphaëlesque.
Le portrait de Rabelais est un type retrouvé ; - c'est bien
le maître Alcofribas Nasier que nous avions rêvé,
- triste sous sa joie comme Molière, comme Cervantes.
Et si l'on songe que c'est le même peintre à qui nous
devons déjà la barque du Dante, le Tasse dans la prisons
des fous, Sardanapale, le massacre de Scio, la liberté de Juillet,
le Rodrigue après la bataille (fresque admirable, exécutée
en quelques heures chez M. Alexandre Dumas, pour la décoration
de son bal) ; le Christ aux Olives, la mort de l'évêque
de Liège, le Charles-Quint touchant de l'épinette à
Saint-Just, l'on est en droit de s'étonner que sa réputation
ne soit pas plus grande ; mais c'est que le génie est moins
facile à comprendre que le talent ; pour comprendre le génie,
il faut presque du génie ; pour comprendre le talent, une intelligence
même médiocre est suffisante. Voilà pourquoi M.
Delaroche a plus d'admirateurs que M. Delacroix, bien qu'à
nos yeux il lui soit très inférieur en mérite.
Nous osons à peine dire qu'un tableau a été refusé
à M. Delacroix par le jury.
Pour le Saint-Symphorien de M. Ingres, c'est la plus belle fresque,
le plus magnifique carton qu'il soit possible de voir. Quelques journaux
ont dit que c'était un pas rétrograde, n'écoutez
pas les journaux ; c'est un pas en avant. C'est la logique de la manière
de M. Ingres, poussée jusqu'à la dernière conséquence.
On a dit que M. Ingres imitait servilement Raphaël, et se traînait
comme un écolier dans l'ornière ouverte par le divin
jeune homme. Nous ne sommes pas de cet avis ; le sentiment de M. Ingres
est bien plus allemand qu'italien. Albert Durer est plutôt son
patron que Raphaël. Les têtes de M. Ingres sont bien moins
idéales que celle du Sanzio ; c'est une traduction de la nature
beaucoup plus mot à mot : son dessin serre la forme de plus
près ; et le caractère de son style est l'exagération
dans un principe vrai des détails extérieurs, car M.
Ingres soigne principalement le silhouette linéaire de ses
personnages, et dessine plus sur le bord que dans le milieu : procédé
qui, ôtant beaucoup de relief, a pour résultat un aspect
large et simple tout à fait magistral, et qui ferait distinguer
au premier coup d'il le tableau entre mille. Un peintre de l'école
angélique eût seul pu dessiner la tête du saint
Symphorien. Le sentiment catholique qu'elle respire est admirable.
On prétend que le tableau est d'une vilaine couleur. Nous ne
nous sommes pas aperçu qu'il fût d'une couleur plutôt
que d'une autre.
Le portrait de femme ne vaut pas à beaucoup près le
portrait de la Romaine, la couleur est lumineuse, les mains parfaitement
belles, l'ajustement du plus grand goût, les vêtemens
exécutés d'une manière supérieure, - le
modèle fin et savant, mais le modèle est moins heureusement
choisi.
M. Ingres est un maître.
Decamps est un maître aussi, quoique d'un génie tout
à fait différent. Sa bataille des Cimbres le place au
premier rang entre les peintres d'histoire : les journaux en ont à
peine parlé, tandis que les éloges et les descriptions
de cette malencontreuse Jane Gray encombraient tous les feuilletons,
à la honte de l'art et du sens commun: il est vrai qu'il était
plus difficile de porter un jugement sur cette uvre excentrique,
comme tout ce que fait Decamps, dont l'excentricité nous paraît
le cachet distinctif. Nous le proclamons ici, jamais Selve-Selvage,
de Salvator Rosa n'a eu l'aspect plus rocailleux, plus désolé
et plus aride que le fonds de ce tableau ; jamais ciel de J. Martinn
n'a caché sous ses nuages plus de tempêtes et d'éclairs
; jamais mêlée du Bourguignon ne s'est agitée
et tordue avec plus de furie et d'acharnement. On se sent transporté
dans un autre monde, dans un monde de carnage et de destruction, où
les ruisseaux sont des ruisseaux de sang, où les nuages sont
faits de volées de corbeaux, où les montagnes sont des
tas de morts, où le soleil est un orbe de bouclier : c'est
bien une nation qui lutte contre une nation, c'est plus que cela,
c'est le monde nouveau qui veut détruire l'ancien, c'est la
barbarie qui déborde sur la civilisation. Quelle fierté
et quelle férocité de touche ! quelle sauvagerie d'empâtemens
! comme cette pâte est grasse, pétrie hardiment et fermement
! quel entrain, quelle verve, quelle fièvre ! comme tout cela
est accentué ! quelle précision et quelle largeur, quelle
petitesse et quelle étendue !
Le groupe de femmes éplorées qui lèvent les bras
en l'air égale en simplicité grandiose et mélancolique,
les Troyennes d'Euripide, et le ruisseau d'hommes, de bufs et
de chevaux qui dégorge par le ravin du premier plan, est dessiné
d'un style à pouvoir soutenir la comparaison avec les plus
grands maîtres.
Nous ne parlerons pas ici du corps-de-garde sur la route de Smyrne
à Magnésie si plein d'ombre et de lumière, ni
du village turc avec ses ânes philosophes et naïfs, ni
de la lecture du Firman, si vraie de pantomime, tout le monde sait
que Decamps n'a pas d'égal quand il reproduit des scènes
d'Orient. - Mais nous nous étendrons sur une petite aquarelle
que les trois quarts des personnes n'ont point vue, et qui ouvre dans
le talent de Decamps une perspective aussi nouvelle que la bataille
des Cimbres.
C'est un sujet bien banal pourtant, usé et limé jusqu'à
la corde ; des Baigneuses. Qui n'a pas fait sa Baigneuse ? Decamps
est une preuve que le sujet est une chose tout à fait indifférente
en peinture.
Jusqu'à présent l'on avait cru que la grâce était
refusée à Decamps, ou qu'elle s'était absorbée
dans l'éclat et la vigueur de son coloris ; on s'était
trompé : la force contient toujours la grâce, quoique
la grâce ne contienne pas la force.
Voici des femmes de Decamps, des femmes nues, entièrement nues
; elles ont bien huit à dix lignes de hauteur chacune, et pourtant
on les croirait de grandeur naturelle, tellement elles sont touchées
avec justesse et proportions. Les unes remettent leurs vêtemens,
les autres folâtrent et jouent dans l'eau ; rien au monde n'est
plus svelte, plus élancé et plus charmant ; leur couleur
est blanche et transparente, et ressort admirablement d'un fond d'arbres
si verts, qu'ils en sont noirs. Il y a une moiteur, une humidité,
une fraîcheur, une fluidité dans l'eau, dans l'air et
dans les feuillages qu'on croirait impossibles à la peinture.
Dans le fond, à travers une percée, on entrevoit un
petit temple grec ; sur le devant une belle et fine levrette est couchée
et garde les habits. - Nous sommes en pleine mythologie, et il est
bien probable que toutes ces belles jeunes femmes, qui se baignent
nues avec une volupté si chaste et si antique, ne sont autres
que les compagnes de Diane la chasseresse.
Que le ministère accorde donc bien vite à Decamps le
permis de chasse qu'il a demandé, au lieu de la Croix-d'Honneur
qu'on lui offrait.
M. Brune, auteur du beau portrait de mulâtresse qu'on admirait
au salon dernier, a fait cette année une Tentation de saint
Antoine, dans le goût du Valentin et du Caravage, qui mérite
les plus grands éloges pour la vigueur du ton et la fermeté
du modèle. La Femme, éclairée de bas en haut
par la lanterne, est du plus beau goût ; ce tableau est placé
maintenant au-dessus de la bataille de Decamps, et ce voisinage terrible,
qui fait pâlir et annihile en quelque sorte les autres peintures,
ne lui fait pas le moindre tort ; c'est beaucoup dire. Dès
aujourd'hui, M. Brune compte au rang de nos meilleurs peintres.
Le saint Georges de M. Ziegler, sans être d'un goût aussi
grave et aussi sévère que le Giotto exposé au
Salon dernier, est encore, et dans un genre différent, une
très belle chose. L'armure d'or du saint est traitée
d'une manière vraiment merveilleuse : elle est à faire
illusion. La tête du saint est un peu mesquine ; le cheval est
fort beau, plein de vie et de mouvement ; quant au dragon, nous aurions
préféré des teintes vertes et glauques pour ses
écailles à cette teinte terreuse et livide, qui fait
ressembler sa peau à du cuir tanné. Tel qu'il est, ce
dragon n'a jamais été bien redoutable ; il a plutôt
l'air d'un phoque ou d'un marsouin que d'une tarasque.
Le saint marc évangéliste, figure de proportions colossales,
nous paraît une chose totalement manquée ; le dessin,
quoique tortillé et renflé, ne laisse pas que d'être
flasque, la couleur est bilieuse et blafarde : les jambes molles et
démateuses ; la tête de l'ange a l'inconvénient
de régler trait pour trait celle du saint Georges. - M. Ziegler
prendra sa revanche quand il voudra.
Les tableaux des frères Johannot sont de très médiocres
tableaux ; malgré toute la finesse, tout l'esprit, tout l'arrangement,
toute la grâce que ces deux artistes savent répandre
dans leurs moindres productions ; ils ont toujours plus ou moins échoué
dans leurs tableaux à l'huile. - C'est qu'il faut plus que
de l'adresse, de l'habitude et de l'esprit pour faire de la peinture
à l'huile, il faut de la science. Aussi les Johannot ne sont-ils
vraiment supérieurs que dans l'aquarelle ; allez voir la Famille
du Protecteur et la convalescence de Bayard pour oublier le Charles
Quint et François Ier, et surtout le Duguesclin mourant.
Pour M. Camille Roqueplan, que nous considérons comme l'Horace
Vernet romantique, il lui est arrivé ce qui est arrivé
à Horace Vernet quand il fait de grands tableaux. Son talent
a diminué à mesure que sa toile s'élargissait.
La Diane de Turgis eût fait un charmant dessin, comme Roqueplan
sait si bien les faire, et malgré certaines parties très
fines de couleur, ce n'est assurément pas un bon tableau ;
la Mergy a quelque chose de grêle et de ridicule, et la scène
se comprend très difficilement. M. Camille Roqueplan a pris
complétement sa revanche dans son Antiquaire ; nous le retrouvons
là tout entier, vif, sémillant, chaud et brusque de
couleur, fin d'intention ; en un mot, peintre spirituel dans toute
la force du terme. Sa Vue d'Italie est aussi une fort belle composition,
où l'aquarelle s'élève à toute la vigueur
de l'huile. M. Horace Vernet a exposé un tableau représentant
Louis-Philippe entrant dans une allée après la Révolution
de juillet ; rien au monde n'est plus ridicule que l'exécution
de ce tableau, si ce n'est le choix du sujet. En souvenir de la bataille
de Montmirail, nous n'entrerons dans aucun détail. - La halte
d'Arabes écoutant une histoire est mieux ; mais malheureusement
Decamps a traité le même sujet ; passez vite devant la
toile de M. Vernet et allez revoir la lecture du Firman.
Pour M. Granet, nous n'avons rien à lui dire, sinon que son
Vert-Vert est déplorable et que sa Mort du Poussin, que l'on
veut ériger en chef-d'uvre, ne nous semble pas quelque
chose de fort merveilleux ; les figures sont mal dessinées,
quelques-unes ont au moins neuf têtes ; quant aux fonds, ils
sont de ce beau violet d'évêque que M. Granet affectionne
particulièrement. M. Granet qui a fait des intérieurs
toute sa vie, n'a jamais compris ce que c'était qu'une pierre
; sa peinture a l'air d'un lavis à l'huile, elle fait glace,
et a quelque chose de luisant qui est insupportable à regarder.
- La cathédrale de M. Dauzats me semble bien supérieure,
comme architecture, à tout ce qu'a fait M. Granet.
Jamais je n'ai rien vu au monde de plus ridicule que les tableaux
que M. Gudin a exposés cette année ; sa Vue de Venise
est quelque chose de particulièrement détestable, et
l'on n'en voudrait pas pour une optique à deux sous ; l'eau
est travaillée de la manière la plus absurde ; on dirait
de cannelure de colonnes. Les personnages des gondoles sont monstrueux
de couleur et de dessin, le ciel est de la nuance la plus étrange
et la plus inexplicable ; il y a aussi de lui plusieurs levers ou
couchers de soleil ; on ne saurait rendre plus exactement l'effet
de ces marines, qu'en les comparant à un jaune d'uf répandu
sur le dos d'un caniche, ou sur une perruque à frimats, et
pourtant M. Gudin a joui et jouit encore d'une réputation colossale.
Un phénomène très singulier dans les arts est
celui que présentent MM. Isabey et Poittevin. - M. Poittevin
s'est incarné dans M. Isabey, à ce point qu'il devient
impossible de distinguer les tableaux de M. Isabey de ceux de M. Poittevin.
- Ce n'est pas une imitation, c'est une assimilation complète.
Il faut vraiment la signature pour s'y reconnaître ; seulement
M. Poittevin fait quelquefois mieux que M . Isabey, qui doit être
terriblement embarrassé d'un tel Sosie.
Mêmes éloges et mêmes reproches à tous deux.
Eloges pour la finesse, la transparence et l'harmonie du ton, reproches
pour le dévergondage du pinceau et le manque total de naïveté.
M. Mozin vaut aussi que l'on le cite.
Parmi les paysagistes, celui qui mérite incontestablement d'être
placé au premier rang est M. Louis Cabat. On n'a pas oublié
le succès qu'il eut au salon dernier, à son début,
qui fut un coup de maître. Comme les Bertin, les Rémond,
les Régnier, les Watelet et toute cette école décrépite
semble fausse, maniérée, froide, laide et hideuse auprès
des paysages de Cabat ! Quelle simplicité dans la masse ! quelle
finesse dans les détails ! rien de cherché, rien de
convenu, c'est la nature même. On sent le vent, on voit l'eau
se rider et les feuilles trembler. L'étang de Ville-d'Avray
égale en gravité mélancolique les plus belles
toiles du Poussin. La mare de Fontenay-aux-Roses est tout un petit
poëme, toute une idylle allemande, et le jardin Beaujon, un chef-d'uvre
de vérité et de difficulté vaincue. On est vraiment
étonné d'une aussi savante perfection à un âge
où d'habitude on en est encore aux tâtonnemens et aux
essais. Je ne sais guère comment M. Cabat s'y prendra pour
faire des progrès ; cependant il en a fait et de très
grands depuis le dernier Salon. Tel qu'il est, son talent est aussi
complet que possible. M. Cabat nous paraît destiné à
régénérer l'école française de
paysage, qui certes en a bon besoin. On a dit qu'il imitait les Flamands
; rien n'est plus faux, il imite la nature avec un sentiment d'élégance
suprême, totalement inconnu aux Flamands. Quelques journaux
semblent vouloir le rendre responsable des tableaux de MM. Jules Dupré,
Jules André, Benouville et autres. Il n'en est pas plus responsable
que M. de Châteaubriand de M. d'Arlincourt. - Un nommé
A. Lego, qui représente la Revue de Paris au Salon, a même
commis une erreur assez bouffonne à ce sujet. Il dit que Flers
est un jeune homme qui imite Cabat. Flers a deux fois l'âge
de Cabat, et a long-temps été son maître. Flers
est un homme d'un grand talent, et il y a peut-être entre lui
et Cabat une espèce de ressemblance, comme cela est inévitable
entre le maître et l'élève ; mais Flers est un
talent fait, et qui n'imite personne. Ses paysages peuvent seuls supporter
le voisinage de ceux de son élève.
Rousseau n'a qu'un paysage, qui nous paraît, malgré de
très belles parties, inférieur à celui de l'année
passée. On lui en a refusé un : chose indigne, et c'était
le plus beau.
Il y a de M. Marilhat une admirable aquarelle, représentant
un site d'Orient. Nous doutons que Decamps eût pu mieux faire.
Son paysage à l'huile nous paraît pécher par la
lourdeur et la crudité du ton. - Cela peut être très
vrai ; mais cela n'en a pas l'air ; il faudrait aller en Egypte pour
être juge compétent. - Nous irons.
M. Boulanger, qui a abandonné l'huile pour l'aquarelle, a fait
deux scènes de Lucrèce Borgia, l'affront et la vengeance.
L'affront est moins réussi que la vengeance, qui est du plus
grand effet, et coloriée avec une vigueur surprenante. - Voilà
à peu près tout ce qu'il y a à citer en peinture
; le compte de la sculpture sera bientôt réglé.
La sainte Cécile de M. David est loin de nous plaire : cela
est gauchement imité du gothique ; le bas de la figure est
singulièrement étriqué, et l'aspect général
en est on ne peut plus désagréable ; la tête manque
de beauté, d'idéalité.
Les bustes de Cuvier, et surtout de Paganini tombent dans l'exagération
pour vouloir arriver au caractère ; cependant plusieurs morceaux
sont faits avec l'habileté ordinaire de M. David.
Le bénitier de Bion est une composition adorable : rien n'est
plus charmant et plus véritablement angélique que les
deux figures debout auprès du pape. Les petits péchés
véniels qui se groupent sous la conque, sont de la plus délicieuse
invention. Ce morceau, exécuté en albâtre oriental,
ne déparerait aucune cathédrale du monde ; et si j'étais
évêque, je n'eusse pas de repos que je ne l'eusse fait
exécuter pour ma métropole. Je pense que M. de Quélen
sera de mon avis. Notre-Dame réclame impérieusement
ce bénitier.
Le saint Michel de M. Duseigneur est une des plus audacieuses machines
que l'on ait jamais risquée en sculpture. Le démon,
suspendu entièrement sur le vide ne peut se regarder sans effroi
et sans inquiétude. C'est une admirable étude ; son
dos, ses bras sont musclés avec une science sans pareille,
dans le goût de Puget plutôt que dans celui de Michel-Ange.
L'ange est moins réussi ; son élévation le fait
nécessairement plafonner et le fait paraître un peu trop
cambré ; la tête est fort belle. Mais cependant nous
ne croyons pas M. Duseigneur appelé à faire de la sculpture
catholique. Son talent est mâle, charnu, musculeux, plus propre
à pétrir la matière qu'à symboliser des
idéalités. L'Hercule antique lui va mieux que le Christ
; et la Cybèle aux hanches puissantes et aux dures mamelles,
mieux que les vierges frêles et poitrinaires de l'école
mystique. Le Roland furieux allait admirablement à sa nature,
et chacun se souvient comme il s'en est tiré.
Le Raphaël de M. Feuchères est finement ajusté
et le caractère de la tête est bien saisi. Les petits
bas-reliefs, dans le goût de la renaissance, valent ceux du
Palissy.
Les statuettes de M. Klagmann représentant des poètes,
montrent dans ce sculpteur une grande intelligence des natures dont
il fait le portrait. Ce sont de charmans petits bronzes.
Barye ne figure que pour mémoire : il n'a qu'une gazelle attaquée
par un loup-cervier. C'est toujours le Barye que vous savez.
La Tuerie de Préault, bas-relief dont le sens a paru obscur
à quelques personnes, nous semble à nous le plus clair
du monde. L'idée qui a présidé à cette
composition est de la même nature que celle qui a dicté
à Decamps sa grande page de la bataille des Cimbres, qu'il
a sans doute appelée ainsi pour lui donner une plus grande
importance, et qui devrait tout simplement s'appeler la bataille,
comme Rome s'appelait Urbs, - c'est-à-dire la bataille par
excellence. - Ce sont des combattans inconnus qui luttent dans un
champ de bataille étrange ; on ne sait ni à quelle nation,
ni à quelle époque ils appartiennent ; mais cela est
d'un très médiocre intérêt : ce sont peut-être
des Parthes, des Vandales, des Perses ou des Grecs, je n'en sais rien,
et je n'ai nulle envie de le savoir ; ce que je sais, c'est que ce
sont des hommes qui se battent et du bras et du cur, de tout
leur sang et de toute leur chair, qui n'ont d'autre pensée
et d'autre désir que la bataille. La tuerie de Préault
est en quelque sorte l'épilogue de la mêlée de
Decamps ; - ce sont les derniers qui restent et les plus ivres ; c'est
la bataille à son dernier degré d'expression et de furie
: le guerrier tourne à la bête fauve ; l'épée
est ébréchée comme une scie, et ne peut plus
servir, la lance est rompue, les armures faussées ; on se bat
de l'ongle et de la dent comme feraient des tigres. Dans une heure,
ce sera le tour des corbeaux et des loups, il n'y aura plus personne
debout.
Ce qu'il y a de hardiesse, de vie et de mouvement dans tous ces tronçons
de corps qui s'accrochent, et se tordent, d'expression et de verve
forcenée dans toutes ces têtes jetées pêle-mêle,
ne surprendra aucun de ceux qui ont admiré au Salon dernier
le beau groupe des mendians. Sans doute beaucoup de détails
sont étouffés dans ce chaleureux chaos. La manière
de M. Préault a ses bonnes fortunes et ses accidens ; quelquefois
l'énergie est enflure, l'originalité bizarrerie, l'expression
grimace ; des choses viennent à bien, d'autres restent dans
sa tête ou viennent mal ; mais sa manière n'a rien de
commun ou de banal ; elle déplaît sincèrement
aux admirateurs de M. Delaroche. C'est une manière à
lui tout à fait neuve et inédite, pleine de sauvagerie
et de fougue, brutale et cependant pathétique et moite de larmes
: son esquisse de la mère qui voit mourir sa fille en fait
foi. Cette année, sans aucune raison, le jury lui a refusé,
outre plusieurs médaillons d'empereurs romains, un groupe de
Parias beaucoup plus complet à tous égards que ce qu'il
a fait jusqu'ici, et n'a admis de lui, dans une intention évidemment
malévole, que ce fragment de bas-relief, dont le mérite,
tout grand qu'il soit, est plus difficile à comprendre, et
ne peut être saisi que par les gens de l'art. On a aussi refusé
un tableau à Delacroix, et un autre à Rousseau, qui
représentent le mouvement en peinture, l'un pour l'histoire,
l'autre pour le paysage. Il fallait bien, pour être logique,
refuser quelque chose à Préault, qui représente
le mouvement en sculpture ; en vérité, cela n'est ni
juste, ni loyal, et ce n'est pas bien que de soustraire les pièces
du procès.
Théophile Gautier