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Théophile Gautier 1811 - 1872
41 - Salon de 1834


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Théophile Gautier (1834)
Salon 1834

Édition complétée le 10 Fevrier 2004 à Bordeaux , France

Salon de 1834
Texte édité par François Brunet. Principes d'édition : cette transcription reproduit le texte publié dans la France industrielle, d'avril 1834. L'orthographe d'époque est respectée (terminaisons en --ens, -ans, accents…). Les titres des ouvrages commentés ne sont pas toujours mis en italiques et l'initiale n'est pas toujours une majuscule : toutes ces imperfections sont reproduites. Une ou deux coquilles évidentes ont été corrigées.
Le peu d'espace qui nous est réservé ne nous permettra pas de nous livrer à de longues considérations sur l'art, et de faire de l'esthétique comme un professeur allemand: ce qui est doublement heureux et pour nous et pour nos lecteurs. - Notre critique diffèrera de celle des autres journaux, nos frères en Dieu ou en diable (car il n'est pas encore décidé si un journal est chose divine ou diabolique), en ce que, loin de s'étendre longuement sur des défauts et de les mettre curieusement en relief, elle s'attachera plutôt à faire ressortir les beautés. - Nous ne comprenons guère la critique autrement. La critique est une espèce de cicérone, qui vous prend par la main et vous guide à travers un pays que vous ne connaissez pas encore. Que diriez-vous d'un cicérone qui vous ferait passer par les rues les plus boueuses et les plus mal bâties de la ville, pour vous amener à quelque masure insignifiante, au lieu de vous faire arrêter devant les beaux palais et les vieilles églises? Que diriez-vous d'un propriétaire qui, en vous montrant sa maison, vous conduirait d'abord aux latrines? D'un postillon qui mangerait la route au grand galop quand il y aurait un beau site à considérer, et qui marcherait au petit pas dans les endroits les moins intéressans ? - Nous ne prétendons pas toutefois faire une critique de miel et de sucre, et confite en éloges comme le panégyrique d'un prince vivant. Nous serons au contraire de la plus grande réserve à l'endroit de certaines réputations usurpées, que l'on fait mousser outre mesure, mais qui n'ont pas plus de consistance que du blanc d'œuf battu et s'affaissent comme lui aussitôt qu'on y touche. Excepté ces ballons boursouflés de louanges, qu'il est bon de piquer à l'épingle pour que le vent qui les gonfle s'échappe et les laisse plus plats qu'une bourse de poète, ou qu'une conscience de courtisan, nous ne parlerons absolument que des choses dignes qu'on en parle. C'est nous ôter volontairement le moyen de faire de l'esprit et de danser sur la phrase; mais cela nous est parfaitement égal, nous souciant plus d'être utiles que récréatifs.
Le premier de ces hommes est M. Delaroche, médiocre inventeur, médiocre dessinateur, médiocre coloriste; médiocre est ici un terme poli. M. Paul Delaroche, le maître par excellence des électeurs, des femmes sensibles et des sergens de la garde nationale, l'homme qui sera immanquablement gravé à l'aqua-tinte par Jazet, ainsi que M. Horace-Vernet, cet autre artiste; l'homme qui ne fait pas des muscles et des os comme ce vilain M. Ingres, des empâtemens à les toucher au doigt comme cet original de Decamps, mais dont le dessin est flasque et filandreux, la peinture blafarde et lavée sans un seul coup de pinceau visible, aussi molle que si elle était faite à l'estompe.
Mais si M. Paul Delaroche n'est pas un bon peintre, c'est très certainement un arrangeur de succès, même dans ce bienheureux siècle, où il y en a tant et de si parfaits. Comme on a tambouriné et sonné la trompette autour de son tableau de Jane Gray, deux ans d'avance ! Jane Gray que l'on espérait déjà au salon dernier, où l'on s'en est très agréablement passé. Jane Gray, accrochée à la place d'honneur, au détriment de Delacroix, d'Ingres et de Decamps. - Il est vrai que l'on a vu souvent les tableaux-miroirs de M. Forbin se prélasser à cette place réservée aux maîtres, et qu'ainsi cette distinction ne signifie plus rien pour les artistes, mais beaucoup pour les bourgeois, pour qui le tableau pendu à cet endroit est toujours, quel qu'il soit, le plus beau de l'Exposition. Comme le feuilleton, ordinairement si aigre et si hérissé, prend sa petite voix et fait patte de velours à M. Delaroche ! quel hosannah unanime ! quelle idée doivent avoir de M. Delaroche ceux qui ont eu le bonheur de ne voir aucun de ses tableaux ! Le secret de cette bienveillance générale de la critique n'est pas difficile à pénétrer, si singulière qu'elle paraisse au premier coup d'œil. Tirez à part chacun des feuilletonistes qui font des louanges outrées en l'honneur de M. Delaroche, ils vous diront que son tableau est très mauvais et s'en moqueront le plus spirituellement. Pourquoi donc alors louent-ils M. Delaroche, s'ils le trouvent mauvais ? La chose est toute simple. M. Delaroche est un homme médiocre qu'ils pourront défaire comme ils l'ont fait avec des articles et quand ils le voudront ; en attendant, ils s'en servent pour abaisser et empêcher d'arriver des hommes vraiment supérieurs. Cette tactique est aussi employée pour M. Dumas, avec qui l'on tâche de démolir M. Hugo ; je vous le dis, il n'y a pas d'autre raison.
Le tableau si imprudemment vanté de Jane Gray est emprunté pour la composition à un dessin de Smirke ou d'Opie, je ne me souviens plus trop duquel. Ce n'est pas le premier larcin, le premier emprunt, voulais-je dire, que M. Delaroche ait fait aux Anglais. Quelle qu'en soit la source, cette composition est loin d'être satisfaisante. La scène est plutôt éludée que rendue. Il y a cinq figures et l'on ne voit les yeux de personne. C'est une remarque que tout le monde a faite, et qui ne contribue pas peu à donner au tableau un aspect morne et insignifiant. Dire que le billot est trop petit, placé d'une manière impossible, que le cercueil est un étui à violon, que le drap noir a l'air d'une immense tache d'encre, que le coussin vert est absurde et ne ploie pas sous les genoux de Jane Gray ; dire que jamais on n'a élevé d'échafaud contre une colonne, où le patient peut se rattraper et se défendre, surtout s'il a les mains libres comme Jane Gray, ce qui n'est guère d'usage ; dire que l'on coupe les cheveux aux gens avant de leur couper le col, qu'en ce temps-là, sur un édit exprès, on faisait coucher à plat ventre et non agenouiller les condamnés à la décapitation, ce serait ne rien apprendre au lecteur. Mais je crois qu'il serait bon de critiquer la lourdeur pénible de la touche, le caractère commun et pauvre du dessin, la froideur et la fausseté de la couleur.
Sir Bruge va tomber en dehors du tableau ; Jane chavire sur un de ses genoux et ne porte pas. Les jambes vineuses et cotonneuses du bourreau vont assurément ployer sous le poids de son buste et de sa tête. Les deux suivantes ont si peu de relief qu'elles paraissent avoir été passées au laminoir.
Quant à l'impression que produit sur le spectateur cette scène dramatique et mélodramatique, on la peut comparer pour l'intensité et la profondeur à celle que l'on éprouve devant un vitrail de M. Kinson, ou une fille vertueuse et repentante de M. Destouches.
Il y a aussi de M. Delaroche un petit tableau dont le sujet est Sainte Amélie. - Le peintre a eu l'intention de s'approcher autant que possible du faire délicat et naïf des artistes du moyen-âge ; il n'a réussi qu'à être sec et dur. Cela est léché d'une manière trop visible et sans légèreté. Qu'il y a loin de là au fini gracieux et facile tout à la fois des miniatures des missels ! Les figures tournent au bitume et le type en est on ne peut plus commun : il n'y a pas la moindre foi dans leur regard et dans leur attitude. C'est un tableau aussi manqué dans son genre que la Jane Gray dans le sien.
Quant au Galilée, nous ne le trouvons guère supérieur, pour la composition et l'exécution, à la vignette sur bois représentant Mathieu-Laensberg qui décore le frontispice du Double Liégeois.
Quelle différence entre M. Eugène Delacroix et M. Delaroche ! Le premier est un peintre, un artiste dans la plus grande étendue du mot, l'autre ne sera jamais, quoiqu'on fasse, qu'un ouvrier de talent, qu'un arrangeur assez adroit et rien de plus.
Pourtant l'on voit que personne ne parle de M. Delacroix ! qui est, de tous les peintres, celui dont le talent est le plus riche et le plus varié.
Les femmes d'Alger ne le cèdent, pour la finesse et le clair obscur, à aucune production des maîtres vénitiens. Il y a dans cette toile plus d'air et de profondeur que dans toutes les peintures que nous ayons vues jusqu'ici. L'harmonie du ton est admirable, et cependant rien n'était plus difficile à obtenir avec des murs recouverts de faïences bariolées, de meubles incrustés, d'étoffes et de broderies des couleurs les plus discordantes du monde ; et cependant aucune de ces perles, aucune de ces dorures n'attirent l'œil plus qu'il ne faut, tout extraordinaire que soit leur éclat. Les femmes sont charmantes et d'une beauté tout orientale ; c'est bien là le coloris frais et mat, la chair fine et grasse de femmes qui ne sortent pas de chez elles. Quelques laissez-aller de dessin déparent malheureusement cette production remarquable à tant d'égards, et qu'une retouche de quelques heures pourrait mettre au-dessus de tout reproche. - Tel qu'il est, ce tableau est un tableau de maître ; car on y trouve une des principales qualités de la peinture poussée jusqu'à la dernière conséquence, je veux dire le coloris.
La Bataille de Nancy est un tableau d'un genre tellement différent qu'on pourrait le croire d'un autre peintre. Si grand toutefois que soit son mérite, il n'est pas si totalement arrivé que les femmes d'Alger. Beaucoup de choses sont moins réussies ; mais la figure de Charles-le-Téméraire, sortant du bourbier et se rencontrant avec le chevalier lorrain, qu'il attaque de sa lance absente, n'a pu être conçue et exécutée que par un homme de génie ; et M. Delacroix est un homme de génie parmi tant de peintres qui ne sont que spirituels ; mais l'aspect morne et triste de cette bataille, dans la neige et le brouillard, est admirablement rendu ; mais Géricault seul eût fait des chevaux supérieurs à ceux-là.
Le couvent de Dominicains à Madrid nous introduit dans un intérieur d'une telle beauté, que nous le mettons au-dessus de tout ce qu'a fait M. Granet, pour la gravité et la mélancolie de la couleur ; puis ces figures sont autrement vivantes, autrement animées que les maquettes d'ébène et d'ivoire que M. Granet plante au milieu des murs, couleur d'encre, de ses souterrains et de ses églises.
La rue de Mekinez nous révèle sous leur côté élégant et poétique, ces Orientaux dont Decamps nous a si étonnamment mis en relief le côté excentrique ; le groupe du coin est d'une grâce toute raphaëlesque.
Le portrait de Rabelais est un type retrouvé ; - c'est bien le maître Alcofribas Nasier que nous avions rêvé, - triste sous sa joie comme Molière, comme Cervantes.
Et si l'on songe que c'est le même peintre à qui nous devons déjà la barque du Dante, le Tasse dans la prisons des fous, Sardanapale, le massacre de Scio, la liberté de Juillet, le Rodrigue après la bataille (fresque admirable, exécutée en quelques heures chez M. Alexandre Dumas, pour la décoration de son bal) ; le Christ aux Olives, la mort de l'évêque de Liège, le Charles-Quint touchant de l'épinette à Saint-Just, l'on est en droit de s'étonner que sa réputation ne soit pas plus grande ; mais c'est que le génie est moins facile à comprendre que le talent ; pour comprendre le génie, il faut presque du génie ; pour comprendre le talent, une intelligence même médiocre est suffisante. Voilà pourquoi M. Delaroche a plus d'admirateurs que M. Delacroix, bien qu'à nos yeux il lui soit très inférieur en mérite.
Nous osons à peine dire qu'un tableau a été refusé à M. Delacroix par le jury.
Pour le Saint-Symphorien de M. Ingres, c'est la plus belle fresque, le plus magnifique carton qu'il soit possible de voir. Quelques journaux ont dit que c'était un pas rétrograde, n'écoutez pas les journaux ; c'est un pas en avant. C'est la logique de la manière de M. Ingres, poussée jusqu'à la dernière conséquence. On a dit que M. Ingres imitait servilement Raphaël, et se traînait comme un écolier dans l'ornière ouverte par le divin jeune homme. Nous ne sommes pas de cet avis ; le sentiment de M. Ingres est bien plus allemand qu'italien. Albert Durer est plutôt son patron que Raphaël. Les têtes de M. Ingres sont bien moins idéales que celle du Sanzio ; c'est une traduction de la nature beaucoup plus mot à mot : son dessin serre la forme de plus près ; et le caractère de son style est l'exagération dans un principe vrai des détails extérieurs, car M. Ingres soigne principalement le silhouette linéaire de ses personnages, et dessine plus sur le bord que dans le milieu : procédé qui, ôtant beaucoup de relief, a pour résultat un aspect large et simple tout à fait magistral, et qui ferait distinguer au premier coup d'œil le tableau entre mille. Un peintre de l'école angélique eût seul pu dessiner la tête du saint Symphorien. Le sentiment catholique qu'elle respire est admirable. On prétend que le tableau est d'une vilaine couleur. Nous ne nous sommes pas aperçu qu'il fût d'une couleur plutôt que d'une autre.
Le portrait de femme ne vaut pas à beaucoup près le portrait de la Romaine, la couleur est lumineuse, les mains parfaitement belles, l'ajustement du plus grand goût, les vêtemens exécutés d'une manière supérieure, - le modèle fin et savant, mais le modèle est moins heureusement choisi.
M. Ingres est un maître.
Decamps est un maître aussi, quoique d'un génie tout à fait différent. Sa bataille des Cimbres le place au premier rang entre les peintres d'histoire : les journaux en ont à peine parlé, tandis que les éloges et les descriptions de cette malencontreuse Jane Gray encombraient tous les feuilletons, à la honte de l'art et du sens commun: il est vrai qu'il était plus difficile de porter un jugement sur cette œuvre excentrique, comme tout ce que fait Decamps, dont l'excentricité nous paraît le cachet distinctif. Nous le proclamons ici, jamais Selve-Selvage, de Salvator Rosa n'a eu l'aspect plus rocailleux, plus désolé et plus aride que le fonds de ce tableau ; jamais ciel de J. Martinn n'a caché sous ses nuages plus de tempêtes et d'éclairs ; jamais mêlée du Bourguignon ne s'est agitée et tordue avec plus de furie et d'acharnement. On se sent transporté dans un autre monde, dans un monde de carnage et de destruction, où les ruisseaux sont des ruisseaux de sang, où les nuages sont faits de volées de corbeaux, où les montagnes sont des tas de morts, où le soleil est un orbe de bouclier : c'est bien une nation qui lutte contre une nation, c'est plus que cela, c'est le monde nouveau qui veut détruire l'ancien, c'est la barbarie qui déborde sur la civilisation. Quelle fierté et quelle férocité de touche ! quelle sauvagerie d'empâtemens ! comme cette pâte est grasse, pétrie hardiment et fermement ! quel entrain, quelle verve, quelle fièvre ! comme tout cela est accentué ! quelle précision et quelle largeur, quelle petitesse et quelle étendue !
Le groupe de femmes éplorées qui lèvent les bras en l'air égale en simplicité grandiose et mélancolique, les Troyennes d'Euripide, et le ruisseau d'hommes, de bœufs et de chevaux qui dégorge par le ravin du premier plan, est dessiné d'un style à pouvoir soutenir la comparaison avec les plus grands maîtres.
Nous ne parlerons pas ici du corps-de-garde sur la route de Smyrne à Magnésie si plein d'ombre et de lumière, ni du village turc avec ses ânes philosophes et naïfs, ni de la lecture du Firman, si vraie de pantomime, tout le monde sait que Decamps n'a pas d'égal quand il reproduit des scènes d'Orient. - Mais nous nous étendrons sur une petite aquarelle que les trois quarts des personnes n'ont point vue, et qui ouvre dans le talent de Decamps une perspective aussi nouvelle que la bataille des Cimbres.
C'est un sujet bien banal pourtant, usé et limé jusqu'à la corde ; des Baigneuses. Qui n'a pas fait sa Baigneuse ? Decamps est une preuve que le sujet est une chose tout à fait indifférente en peinture.
Jusqu'à présent l'on avait cru que la grâce était refusée à Decamps, ou qu'elle s'était absorbée dans l'éclat et la vigueur de son coloris ; on s'était trompé : la force contient toujours la grâce, quoique la grâce ne contienne pas la force.
Voici des femmes de Decamps, des femmes nues, entièrement nues ; elles ont bien huit à dix lignes de hauteur chacune, et pourtant on les croirait de grandeur naturelle, tellement elles sont touchées avec justesse et proportions. Les unes remettent leurs vêtemens, les autres folâtrent et jouent dans l'eau ; rien au monde n'est plus svelte, plus élancé et plus charmant ; leur couleur est blanche et transparente, et ressort admirablement d'un fond d'arbres si verts, qu'ils en sont noirs. Il y a une moiteur, une humidité, une fraîcheur, une fluidité dans l'eau, dans l'air et dans les feuillages qu'on croirait impossibles à la peinture. Dans le fond, à travers une percée, on entrevoit un petit temple grec ; sur le devant une belle et fine levrette est couchée et garde les habits. - Nous sommes en pleine mythologie, et il est bien probable que toutes ces belles jeunes femmes, qui se baignent nues avec une volupté si chaste et si antique, ne sont autres que les compagnes de Diane la chasseresse.
Que le ministère accorde donc bien vite à Decamps le permis de chasse qu'il a demandé, au lieu de la Croix-d'Honneur qu'on lui offrait.
M. Brune, auteur du beau portrait de mulâtresse qu'on admirait au salon dernier, a fait cette année une Tentation de saint Antoine, dans le goût du Valentin et du Caravage, qui mérite les plus grands éloges pour la vigueur du ton et la fermeté du modèle. La Femme, éclairée de bas en haut par la lanterne, est du plus beau goût ; ce tableau est placé maintenant au-dessus de la bataille de Decamps, et ce voisinage terrible, qui fait pâlir et annihile en quelque sorte les autres peintures, ne lui fait pas le moindre tort ; c'est beaucoup dire. Dès aujourd'hui, M. Brune compte au rang de nos meilleurs peintres.
Le saint Georges de M. Ziegler, sans être d'un goût aussi grave et aussi sévère que le Giotto exposé au Salon dernier, est encore, et dans un genre différent, une très belle chose. L'armure d'or du saint est traitée d'une manière vraiment merveilleuse : elle est à faire illusion. La tête du saint est un peu mesquine ; le cheval est fort beau, plein de vie et de mouvement ; quant au dragon, nous aurions préféré des teintes vertes et glauques pour ses écailles à cette teinte terreuse et livide, qui fait ressembler sa peau à du cuir tanné. Tel qu'il est, ce dragon n'a jamais été bien redoutable ; il a plutôt l'air d'un phoque ou d'un marsouin que d'une tarasque.
Le saint marc évangéliste, figure de proportions colossales, nous paraît une chose totalement manquée ; le dessin, quoique tortillé et renflé, ne laisse pas que d'être flasque, la couleur est bilieuse et blafarde : les jambes molles et œdémateuses ; la tête de l'ange a l'inconvénient de régler trait pour trait celle du saint Georges. - M. Ziegler prendra sa revanche quand il voudra.
Les tableaux des frères Johannot sont de très médiocres tableaux ; malgré toute la finesse, tout l'esprit, tout l'arrangement, toute la grâce que ces deux artistes savent répandre dans leurs moindres productions ; ils ont toujours plus ou moins échoué dans leurs tableaux à l'huile. - C'est qu'il faut plus que de l'adresse, de l'habitude et de l'esprit pour faire de la peinture à l'huile, il faut de la science. Aussi les Johannot ne sont-ils vraiment supérieurs que dans l'aquarelle ; allez voir la Famille du Protecteur et la convalescence de Bayard pour oublier le Charles Quint et François Ier, et surtout le Duguesclin mourant.
Pour M. Camille Roqueplan, que nous considérons comme l'Horace Vernet romantique, il lui est arrivé ce qui est arrivé à Horace Vernet quand il fait de grands tableaux. Son talent a diminué à mesure que sa toile s'élargissait. La Diane de Turgis eût fait un charmant dessin, comme Roqueplan sait si bien les faire, et malgré certaines parties très fines de couleur, ce n'est assurément pas un bon tableau ; la Mergy a quelque chose de grêle et de ridicule, et la scène se comprend très difficilement. M. Camille Roqueplan a pris complétement sa revanche dans son Antiquaire ; nous le retrouvons là tout entier, vif, sémillant, chaud et brusque de couleur, fin d'intention ; en un mot, peintre spirituel dans toute la force du terme. Sa Vue d'Italie est aussi une fort belle composition, où l'aquarelle s'élève à toute la vigueur de l'huile. M. Horace Vernet a exposé un tableau représentant Louis-Philippe entrant dans une allée après la Révolution de juillet ; rien au monde n'est plus ridicule que l'exécution de ce tableau, si ce n'est le choix du sujet. En souvenir de la bataille de Montmirail, nous n'entrerons dans aucun détail. - La halte d'Arabes écoutant une histoire est mieux ; mais malheureusement Decamps a traité le même sujet ; passez vite devant la toile de M. Vernet et allez revoir la lecture du Firman.
Pour M. Granet, nous n'avons rien à lui dire, sinon que son Vert-Vert est déplorable et que sa Mort du Poussin, que l'on veut ériger en chef-d'œuvre, ne nous semble pas quelque chose de fort merveilleux ; les figures sont mal dessinées, quelques-unes ont au moins neuf têtes ; quant aux fonds, ils sont de ce beau violet d'évêque que M. Granet affectionne particulièrement. M. Granet qui a fait des intérieurs toute sa vie, n'a jamais compris ce que c'était qu'une pierre ; sa peinture a l'air d'un lavis à l'huile, elle fait glace, et a quelque chose de luisant qui est insupportable à regarder. - La cathédrale de M. Dauzats me semble bien supérieure, comme architecture, à tout ce qu'a fait M. Granet.
Jamais je n'ai rien vu au monde de plus ridicule que les tableaux que M. Gudin a exposés cette année ; sa Vue de Venise est quelque chose de particulièrement détestable, et l'on n'en voudrait pas pour une optique à deux sous ; l'eau est travaillée de la manière la plus absurde ; on dirait de cannelure de colonnes. Les personnages des gondoles sont monstrueux de couleur et de dessin, le ciel est de la nuance la plus étrange et la plus inexplicable ; il y a aussi de lui plusieurs levers ou couchers de soleil ; on ne saurait rendre plus exactement l'effet de ces marines, qu'en les comparant à un jaune d'œuf répandu sur le dos d'un caniche, ou sur une perruque à frimats, et pourtant M. Gudin a joui et jouit encore d'une réputation colossale. Un phénomène très singulier dans les arts est celui que présentent MM. Isabey et Poittevin. - M. Poittevin s'est incarné dans M. Isabey, à ce point qu'il devient impossible de distinguer les tableaux de M. Isabey de ceux de M. Poittevin. - Ce n'est pas une imitation, c'est une assimilation complète. Il faut vraiment la signature pour s'y reconnaître ; seulement M. Poittevin fait quelquefois mieux que M . Isabey, qui doit être terriblement embarrassé d'un tel Sosie.
Mêmes éloges et mêmes reproches à tous deux. Eloges pour la finesse, la transparence et l'harmonie du ton, reproches pour le dévergondage du pinceau et le manque total de naïveté.
M. Mozin vaut aussi que l'on le cite.
Parmi les paysagistes, celui qui mérite incontestablement d'être placé au premier rang est M. Louis Cabat. On n'a pas oublié le succès qu'il eut au salon dernier, à son début, qui fut un coup de maître. Comme les Bertin, les Rémond, les Régnier, les Watelet et toute cette école décrépite semble fausse, maniérée, froide, laide et hideuse auprès des paysages de Cabat ! Quelle simplicité dans la masse ! quelle finesse dans les détails ! rien de cherché, rien de convenu, c'est la nature même. On sent le vent, on voit l'eau se rider et les feuilles trembler. L'étang de Ville-d'Avray égale en gravité mélancolique les plus belles toiles du Poussin. La mare de Fontenay-aux-Roses est tout un petit poëme, toute une idylle allemande, et le jardin Beaujon, un chef-d'œuvre de vérité et de difficulté vaincue. On est vraiment étonné d'une aussi savante perfection à un âge où d'habitude on en est encore aux tâtonnemens et aux essais. Je ne sais guère comment M. Cabat s'y prendra pour faire des progrès ; cependant il en a fait et de très grands depuis le dernier Salon. Tel qu'il est, son talent est aussi complet que possible. M. Cabat nous paraît destiné à régénérer l'école française de paysage, qui certes en a bon besoin. On a dit qu'il imitait les Flamands ; rien n'est plus faux, il imite la nature avec un sentiment d'élégance suprême, totalement inconnu aux Flamands. Quelques journaux semblent vouloir le rendre responsable des tableaux de MM. Jules Dupré, Jules André, Benouville et autres. Il n'en est pas plus responsable que M. de Châteaubriand de M. d'Arlincourt. - Un nommé A. Lego, qui représente la Revue de Paris au Salon, a même commis une erreur assez bouffonne à ce sujet. Il dit que Flers est un jeune homme qui imite Cabat. Flers a deux fois l'âge de Cabat, et a long-temps été son maître. Flers est un homme d'un grand talent, et il y a peut-être entre lui et Cabat une espèce de ressemblance, comme cela est inévitable entre le maître et l'élève ; mais Flers est un talent fait, et qui n'imite personne. Ses paysages peuvent seuls supporter le voisinage de ceux de son élève.
Rousseau n'a qu'un paysage, qui nous paraît, malgré de très belles parties, inférieur à celui de l'année passée. On lui en a refusé un : chose indigne, et c'était le plus beau.
Il y a de M. Marilhat une admirable aquarelle, représentant un site d'Orient. Nous doutons que Decamps eût pu mieux faire. Son paysage à l'huile nous paraît pécher par la lourdeur et la crudité du ton. - Cela peut être très vrai ; mais cela n'en a pas l'air ; il faudrait aller en Egypte pour être juge compétent. - Nous irons.
M. Boulanger, qui a abandonné l'huile pour l'aquarelle, a fait deux scènes de Lucrèce Borgia, l'affront et la vengeance. L'affront est moins réussi que la vengeance, qui est du plus grand effet, et coloriée avec une vigueur surprenante. - Voilà à peu près tout ce qu'il y a à citer en peinture ; le compte de la sculpture sera bientôt réglé.
La sainte Cécile de M. David est loin de nous plaire : cela est gauchement imité du gothique ; le bas de la figure est singulièrement étriqué, et l'aspect général en est on ne peut plus désagréable ; la tête manque de beauté, d'idéalité.
Les bustes de Cuvier, et surtout de Paganini tombent dans l'exagération pour vouloir arriver au caractère ; cependant plusieurs morceaux sont faits avec l'habileté ordinaire de M. David.
Le bénitier de Bion est une composition adorable : rien n'est plus charmant et plus véritablement angélique que les deux figures debout auprès du pape. Les petits péchés véniels qui se groupent sous la conque, sont de la plus délicieuse invention. Ce morceau, exécuté en albâtre oriental, ne déparerait aucune cathédrale du monde ; et si j'étais évêque, je n'eusse pas de repos que je ne l'eusse fait exécuter pour ma métropole. Je pense que M. de Quélen sera de mon avis. Notre-Dame réclame impérieusement ce bénitier.
Le saint Michel de M. Duseigneur est une des plus audacieuses machines que l'on ait jamais risquée en sculpture. Le démon, suspendu entièrement sur le vide ne peut se regarder sans effroi et sans inquiétude. C'est une admirable étude ; son dos, ses bras sont musclés avec une science sans pareille, dans le goût de Puget plutôt que dans celui de Michel-Ange. L'ange est moins réussi ; son élévation le fait nécessairement plafonner et le fait paraître un peu trop cambré ; la tête est fort belle. Mais cependant nous ne croyons pas M. Duseigneur appelé à faire de la sculpture catholique. Son talent est mâle, charnu, musculeux, plus propre à pétrir la matière qu'à symboliser des idéalités. L'Hercule antique lui va mieux que le Christ ; et la Cybèle aux hanches puissantes et aux dures mamelles, mieux que les vierges frêles et poitrinaires de l'école mystique. Le Roland furieux allait admirablement à sa nature, et chacun se souvient comme il s'en est tiré.
Le Raphaël de M. Feuchères est finement ajusté et le caractère de la tête est bien saisi. Les petits bas-reliefs, dans le goût de la renaissance, valent ceux du Palissy.
Les statuettes de M. Klagmann représentant des poètes, montrent dans ce sculpteur une grande intelligence des natures dont il fait le portrait. Ce sont de charmans petits bronzes.
Barye ne figure que pour mémoire : il n'a qu'une gazelle attaquée par un loup-cervier. C'est toujours le Barye que vous savez.
La Tuerie de Préault, bas-relief dont le sens a paru obscur à quelques personnes, nous semble à nous le plus clair du monde. L'idée qui a présidé à cette composition est de la même nature que celle qui a dicté à Decamps sa grande page de la bataille des Cimbres, qu'il a sans doute appelée ainsi pour lui donner une plus grande importance, et qui devrait tout simplement s'appeler la bataille, comme Rome s'appelait Urbs, - c'est-à-dire la bataille par excellence. - Ce sont des combattans inconnus qui luttent dans un champ de bataille étrange ; on ne sait ni à quelle nation, ni à quelle époque ils appartiennent ; mais cela est d'un très médiocre intérêt : ce sont peut-être des Parthes, des Vandales, des Perses ou des Grecs, je n'en sais rien, et je n'ai nulle envie de le savoir ; ce que je sais, c'est que ce sont des hommes qui se battent et du bras et du cœur, de tout leur sang et de toute leur chair, qui n'ont d'autre pensée et d'autre désir que la bataille. La tuerie de Préault est en quelque sorte l'épilogue de la mêlée de Decamps ; - ce sont les derniers qui restent et les plus ivres ; c'est la bataille à son dernier degré d'expression et de furie : le guerrier tourne à la bête fauve ; l'épée est ébréchée comme une scie, et ne peut plus servir, la lance est rompue, les armures faussées ; on se bat de l'ongle et de la dent comme feraient des tigres. Dans une heure, ce sera le tour des corbeaux et des loups, il n'y aura plus personne debout.
Ce qu'il y a de hardiesse, de vie et de mouvement dans tous ces tronçons de corps qui s'accrochent, et se tordent, d'expression et de verve forcenée dans toutes ces têtes jetées pêle-mêle, ne surprendra aucun de ceux qui ont admiré au Salon dernier le beau groupe des mendians. Sans doute beaucoup de détails sont étouffés dans ce chaleureux chaos. La manière de M. Préault a ses bonnes fortunes et ses accidens ; quelquefois l'énergie est enflure, l'originalité bizarrerie, l'expression grimace ; des choses viennent à bien, d'autres restent dans sa tête ou viennent mal ; mais sa manière n'a rien de commun ou de banal ; elle déplaît sincèrement aux admirateurs de M. Delaroche. C'est une manière à lui tout à fait neuve et inédite, pleine de sauvagerie et de fougue, brutale et cependant pathétique et moite de larmes : son esquisse de la mère qui voit mourir sa fille en fait foi. Cette année, sans aucune raison, le jury lui a refusé, outre plusieurs médaillons d'empereurs romains, un groupe de Parias beaucoup plus complet à tous égards que ce qu'il a fait jusqu'ici, et n'a admis de lui, dans une intention évidemment malévole, que ce fragment de bas-relief, dont le mérite, tout grand qu'il soit, est plus difficile à comprendre, et ne peut être saisi que par les gens de l'art. On a aussi refusé un tableau à Delacroix, et un autre à Rousseau, qui représentent le mouvement en peinture, l'un pour l'histoire, l'autre pour le paysage. Il fallait bien, pour être logique, refuser quelque chose à Préault, qui représente le mouvement en sculpture ; en vérité, cela n'est ni juste, ni loyal, et ce n'est pas bien que de soustraire les pièces du procès.
Théophile Gautier