Théophile
Gautier 1811 - 1872
32 - Revue des Deux Mondes, tome 1, 1843
El barco de vapor
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Revue des Deux Mondes,
tome 1, 1843 Après les voyages à dos de mulet, à cheval, en charrette, en galère, le bateau à vapeur nous parut quelque chose de miraculeux, dans le goût du chapeau de Fortunatus ou du bâton dAharis. Dévorer lespace avec la rapidité de la flèche, et cela sans peine, sans fatigue, sans secousse, en se promenant sur le pont, en voyant défiler devant soi les longues bandes du rivage malgré les caprices du vent et de la marée, est assurément une des plus belles inventions de lesprit humain. Pour la première fois peut-être, je trouvai que la civilisation avait son bon côté, - je nai pas dit son beau côté; - car tout ce quelle produit est malheureusement entaché de laideur, et trahit par là son origine compliquée et diabolique. Auprès dun navire à voiles, le bateau à vapeur, tout commode quil est, paraît hideux. Lun a lair dun cygne épanouissant ses ailes blanches au souffle de la brise, et lautre, dun poêle qui se sauve à toutes jambes à cheval sur un moulin. Quoi quil en soit, les palettes des roues aidées par le courant nous poussaient rapidement vers Cadix. Séville saffaissait déjà dans le lointain; mais, par un magique effet doptique, à mesure que les toits de la ville semblaient rentrer en terre pour se confondre avec les lignes horizontales du lointain, la cathédrale grandissait et prenait des proportions énormes, comme un éléphant debout au milieu dun troupeau de moutons couchés. Ce nest qualors que je compris bien toute son immensité. Les plus hauts clochers ne dépassaient pas la nef. Quant à la Giralda, léloignement donnait à ses briques roses des teintes de saphir et daventurine qui ne semblent pas compatibles avec larchitecture dans nos tristes climats du nord. La statue de la Foi scintillait à la cime comme une abeille dor sur la pointe dune grande herbe. Un coude du fleuve déroba bientôt Séville à notre vue. Les rives du Guadalquivir, du moins en descendant vers la mer, nont pas cet aspect enchanteur que leur prêtent les descriptions des poètes et des voyageurs. Je ne sais pas où ils ont été prendre les forêts dorangers et de grenadiers dont ils parfument leurs romances. Des berges peu élevées, sablonneuses, couleur docre; des eaux jaunes et troublées dont la teinte terreuse ne pouvait être attribuée aux pluies, attendu quil nen était pas tombé une seule goutte depuis six mois : voilà tout. Javais déjà remarqué sur le Tage ce manque de limpidité, qui vient peut-être de la grande quantité de poussière que le vent y précipite et de la nature friable des terrains traversés. Le bleu si dur du ciel y est aussi pour quelque chose, et par son extrême intensité, fait paraître sales les tons de leau, toujours moins éclatans. La mer seule peut lutter de transparence et dazur contre un semblable ciel. Le fleuve allait toujours sélargissant, les rives décroissaient et saplatissaient, et laspect général du paysage rappelait assez la physionomie de lEscaut entre Anvers et Ostende. Ce souvenir flamand en pleine Andalousie est assez bizarre à propos du Guadalquivir au nom moresque; mais ce rapport se présenta à mon esprit si naturellement, quil fallait que la ressemblance fût bien réelle, car je ne pensais guère, je vous le jure, ni à lEscaut ni au voyage que jai fait en Flandre il y a quelque six ou sept ans. Il y avait, du reste, peu de mouvement sur le fleuve, et ce que lon apercevait de campagne au-delà des rives semblait inculte et désert; il est vrai que nous étions en pleine canicule, époque où lEspagne nest plus guère quun vaste tas de cendre sans végétation ni verdure; pour tout personnage, des hérons et des cigognes, une patte pliée sous le ventre, lautre plongée à demi dans leau, attendant le passage de quelque poisson dans une immobilité si complète, quon les eût pris pour des oiseaux de bois fichés sur une baguette. Des barques avec des voiles latines posées en ciseaux descendaient et remontaient le cours du fleuve sous le même vent, phénomène que je nai jamais bien compris, quoiquon me lait expliqué plusieurs fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite voile en forme de triangle isocèle, posée dans lécartement produit par les pointes divergentes des deux grandes voiles : ce gréement est très pittoresque. Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-Lucar, situé sur la rive gauche du fleuve. Un grand bâtiment darchitecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et dhôpital qui fait le charme des constructions actuelles, portait à son frontispice une inscription quelconque que nous ne pûmes lire, ce que nous regrettons peu. Cette fabrique carrée et percée de trop de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VII. Ce doit être une douane, un entrepôt ou quelque chose dans ce genre. A partir de San-Lucar, le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions de bras de mer. Les rivages ne forment plus quune ligne de plus en plus étroite entre le ciel et leau. Cest grand, mais dune grandeur un peu sèche, un peu monotone, et nous nous serions assez ennuyés sans les jeux, les danses, les castagnettes et les tambours de basque des soldats. Lun deux, qui avait assisté aux représentations dune troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices, paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et dentrain. Ses camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaitement oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-elles daussi bon cur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux la réputation de gravité imperturbable quont les Espagnols dans le reste de lEurope. Le temps de Philippe II, des vêtemens noirs, des golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines, est beaucoup plus passé quon ne le pense généralement. San-Lucar laissé en arrière, par une transition presque insensible, on entre dans lOcéan, la lame sallonge en volutes régulières, les eaux changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette étrange maladie que lon nomme le mal de mer commencent à rechercher les angles solitaires et saccoudent mélancoliquement au bastingage. Pour moi, je me perchai bravement sur la cabine qui avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience, car, nayant jamais fait de traversée, jignorais encore si jétais dévoué à ces inexprimables tortures; les premiers balancemens métonnèrent un peu, mais je me remis bientôt, et je repris toute ma sérénité. En débouchant du Guadalquivir, nous avions pris à gauche et nous suivions la côte, dassez loin toutefois pour ne la distinguer quavec peine, car le soir approchait, et le soleil descendait majestueusement dans la mer sur un escalier étincelant formé par cinq ou six marches de nuages de la plus riche pourpre. Il était nuit noire lorsque nous arrivâmes à Cadix; les lanternes des vaisseaux, des barques à lancre dans la rade, les lumières de la ville, les étoiles du ciel, criblaient le clapotis des vagues de millions de paillettes dor, dargent, de feu; dans les endroits tranquilles, la réflexion des fanaux traçait, en sallongeant dans la mer, de longues colonnes de flammes dun effet magique. La masse énorme des remparts sébauchait dans lépaisseur de lombre. Pour nous rendre à terre, il fallut nous transborder, nous et nos effets, dans de petites barques dont les patrons, avec des vociférations effroyables, se disputaient les voyageurs et les malles à peu près comme autrefois à Paris les cochers de coucous pour Montmorency ou pour Vincennes. Nous eûmes toutes les peines du monde à ne pas être séparés, mon compagnon et moi, car lun nous tirait à gauche, lautre nous tirait à droite avec une énergie peu rassurante, surtout si lon songe que ces débats se passaient sur des canots que le moindre mouvement faisait osciller comme une escarpolette sous les pieds des lutteurs. Nous arrivâmes pourtant sans encombre sur le quai, et après avoir subi la visite de la douane, nichée sous la porte de la ville, dans lépaisseur de la muraille, nous allâmes nous loger à la calle de San-Francisco. Comme vous pensez bien, nous étions levés avec le jour. Entrer de nuit dans une ville inconnue est une des choses qui irritent le plus la curiosité du voyageur; on fait les plus grands efforts pour démêler à travers lombre la configuration des rues, la forme des édifices, la physionomie des rares passans. De cette façon du moins leffet de surprise est ménagé, et le lendemain la ville vous apparaît subitement dans tout son ensemble comme une décoration de théâtre lorsque le rideau se lève. Il nexiste pas sur la palette du peintre ou de lécrivain de couleurs assez claires, de teintes assez lumineuses pour rendre limpression éclatante que nous fit Cadix dans cette glorieuse matinée. Deux teintes uniques vous saisissaient le regard, - du bleu et du blanc, - mais du bleu aussi vif que la turquoise, le saphir, le cobalt, et tout ce que vous pourrez imaginer de splendide en fait dazur; mais du blanc aussi pur que largent, le lait, la neige, le marbre et le sucre des îles le mieux cristallisé. Le bleu, cétait le ciel, répété par la mer; le blanc, cétait la ville. On ne saurait rien imaginer de plus radieux, de plus étincelant, dune lumière plus diffuse et plus intense à la fois. Vraiment, ce que nous appelons chez nous le soleil nest à côté de cela quune pâle veilleuse à lagonie sur la table de nuit dun malade. Les maisons de Cadix sont beaucoup plus hautes que celles des autres villes dEspagne, ce qui sexplique par la conformation du terrain, étroit îlot rattaché au continent par une mince langue de terre, et le désir davoir la vue de la mer. Chaque maison se hausse curieusement sur la pointe du pied pour regarder par-dessus lépaule de sa voisine, et montrer la tête au-dessus de lépaisse ceinture des remparts. Comme cela ne suffit pas toujours, presque toutes les terrasses portent à leur angle une tourelle, un belvédère, quelquefois coiffé dune petite coupole; ces miradores aériens enrichissent dinnombrables dentelures la silhouette de la ville, et produisent leffet le plus pittoresque. Tout cela est crépi à la chaux, et la blancheur des façades est encore avivée par de longues lignes de vermillon qui séparent les maisons et en marquent les étages : les balcons, très saillans, sont enveloppés dune grande cage de verre, garnis de rideaux rouges et remplis de fleurs. Quelques-unes des rues transversales se terminent sur le vide et paraissent aboutir au ciel. Ces échappées dazur sont dun inattendu charmant. A part cet aspect gai, vivant et lumineux, Cadix na rien de remarquable comme architecture. Sa cathédrale, vaste bâtisse du XVIe siècle, quoique ne manquant ni de noblesse ni de beauté, na rien qui doive étonner après les prodiges de Burgos, de Tolède, de Cordoue et de Séville. Cest quelque chose dans le goût de la cathédrale de Jaën, de Grenade et de Malaga; une architecture classique avec des proportions plus effilées et plus sveltes, comme lentendaient les artistes de la renaissance. Les chapiteaux corinthiens, dun module plus allongé que le type grec consacré, sont très élégans. Comme tableaux, comme ornemens, de la richesse, rien de plus. Je ne dois pas cependant passer sous silence un petit martyr de sept ans crucifié; sculpture en bois peint dun sentiment parfait et dune délicatesse exquise. Lenthousiasme, la foi, la douleur, sont mêlés dans des proportions enfantines sur ce charmant visage de la manière la plus touchante. Nous allâmes voir la place des Taureaux, qui est petite et réputée lune des plus dangereuses dEspagne. Lon traverse pour y arriver des jardins remplis de palmiers gigantesques et despèces variées. Rien nest plus noble, plus royal quun palmier. Ce grand soleil de feuilles au bout de cette colonne cannelée rayonne si splendidement dans le lapis-lazuli dun ciel oriental ! ce tronc écaillé, mince comme sil était serré dans un corset, rappelle si bien la taille dune jeune fille; son port est si majestueux, si élégant! Le palmier et le laurier-rose sont mes arbres favoris; la vue du palmier et du laurier-rose me cause une joie, une gaieté étonnante. Il me semble que lon ne peut pas être malheureux à leur ombrage! La place des Taureaux de Cadix na pas de tablas continues. Despace en espace sont disposés des espèces de paravens de bois derrière lesquels se retirent les toreros trop vivement poursuivis. Cette disposition nous paraît offrir moins de sûreté. Lon nous fit remarquer les logettes qui contiennent les taureaux pendant la course; ce sont des espèces de cage en grosses poutres, fermées dune porte qui se lève comme une vanne de moulin ou une bonde détang. Pour exciter leur rage, on les harcèle avec des pointes, on les frotte dacide nitrique; enfin on cherche tous les moyens de leur envenimer le caractère. A cause des chaleurs excessives, les courses étaient suspendues; un acrobate français avait disposé au milieu du cirque ses tréteaux et sa corde pour le spectacle du lendemain. - Cest dans cette place que lord Byron a vu la course dont il donne, au premier chant du Pèlerinage de Childe-Harold, une description poétique, mais qui ne fait pas grand honneur è ses connaissances en tauromachie. Cadix est serrée par une étroite ceinture de remparts qui lui étreignent la taille comme un corset de granit; une seconde ceinture décueils et de rochers la met à labri des assauts des vagues, et pourtant, il y a quelques années, une tempête effroyable creva et renversa en plusieurs endroits ces formidables murailles qui ont plus de vingt pieds dépaisseur, et dont des tranches immenses gisent encore çà et là le long du rivage. Sur les glacis de ces remparts, garnis de distance en distance de guérites de pierre, on peut faire en se promenant le tour de la ville, dont une seule porte donne du côté de la terre ferme, et dans la pleine mer ou dans la rade voir aller, venir, décrire des courbes gracieuses, se croiser, changer de bordée et se jouer comme des albatros, les canots, les felouques, les balancelles, les bateaux pêcheurs, qui ne semblent plus au bord de lhorizon que des plumes de colombe emportées dans le ciel par une folle brise; plusieurs de ces barques, comme les anciennes galères grecques, ont la proue, de chaque côté du taille-mer, deux grands yeux peints de couleurs naturelles, qui semblent veiller à la marche et donnent à cette partie de lembarcation une vague apparence de profil humain; rien nest plus animé, plus vivant et plus gai que ce coup doeil. Sur le môle, du côté de la porte de la douane, le mouvement est dune activité sans pareille. Une foule bigarrée, où chaque pays du monde a ses représentans, se presse à toute heure au pied des colonies surmontées de statues qui décorent le quai. Depuis la peau blanche et les cheveux roux de lAnglais, jusquau cuir bronzé et à la laine noire de lAfricain, en passant par les nuances intermédiaires café, cuivre et jaune dor, toutes les variétés de lespèce humaine se trouvent rassemblées là. Dans la rade, un peu au loin, se prélassent les trois-mâts, les frégates, les bricks, hissant chaque matin, au son du tambour, le pavillon de leur nation respective. Les navires marchands, les bateaux à vapeur, dont les cheminées éructent de la vapeur bicolore, sapprochent davantage du bord à cause de leur plus faible tonnage, et forment les premiers plans de ce grand tableau naval. Javais une lettre de recommandation pour le commandant du brick français le Voltigeur, en station dans la rade de Cadix. Sur la présentation de cette lettre, M. Lebarbier de Tinan mavait gracieusement invité à dîner, ainsi que deux autres jeunes gens, à son bord, pour le lendemain vers cinq heures. A quatre heures, nous étions sur le môle, cherchant une barque et un patron pour faire le trajet du quai au navire, quinze ou vingt minutes tout au plus. Je fus très étonné lorsque le patron nous demanda un douro au lieu dune piécette, prix ordinaire de la course. Dans mon ignorance nautique, voyant le ciel parfaitement clair, un soleil étincelant comme au premier jour du monde, je métais innocemment figuré quil faisait beau temps. Telle était ma conviction. - Il faisait au contraire un temps atroce, et je ne tardai pas à men apercevoir aux premières bordées que courut le canot. La mer était courte, clapoteuse, et dune dureté effroyable. - Il ventait à décorner les bufs. Nous sautions comme dans une coquille de noix, et nous embarquions de leau à chaque instant. Au bout de quelques minutes, nous jouissions dun bain de pieds qui menaçait fort de se changer bientôt en bain de siège. Lécume des lames mentrait par le collet de mon habit et me coulait dans le dos. Le patron et ses deux acolytes juraient, tempêtaient, sarrachaient les écoutes et le gouvernail des mains. Lun voulait ceci, lautre voulait cela, et je vis le moment où ils allaient se gourmer. La situation devint assez critique pour que lun deux commençât à marmotter un tronçon de prière à je ne sais plus quel saint. Par bonheur, nous approchions du brick, qui se balançait nonchalamment sur ses ancres, et semblait regarder dun air de pitié dédaigneuse les évolutions convulsives de notre petite barque. Enfin, nous abordâmes, et il nous fallut plus de dix minutes pour pouvoir empoigner les tireveilles et grimper sur le pont. «Voilà ce qui sappelle avoir le courage de lexactitude, » nous dit le commandant avec un sourire en nous voyant monter sur le tillac, ruisselant deau, les cheveux éplorés en barbe de dieu marin, et il nous fit donner un pantalon, une chemise, une veste, enfin un costume complet. « Cela vous apprendra à vous fier aux descriptions des poètes; vous avez cru quil ny avait pas de tempête sans orchestre obligé de tonnerre, sans vagues allant mêler leur écume aux nuages, sans pluie, et sans éclairs déchirant lobscurité profonde. Détrompez- vous, je ne pourrai probablement vous renvoyer à terre que dans deux ou trois jours. » Le vent était en effet dune violence terrible, les cordages tressaillaient comme des cordes à violon sous larchet dun joueur frénétique, le pavillon claquait avec un bruit sec, et son étamine menaçait de se couper et de senvoler en lambeaux dans le fond de la rade; les poulies grinçaient, piaulaient, sifflaient, et, par instans, jetaient des cris aigus qui semblaient jaillir dun gosier humain. - Deux ou trois matelots en pénitence dans les haubans, pour je ne sais quelle peccadille, avaient toutes les peines du monde à ne pas être emportés. Tout cela ne nous empêcha pas de faire un excellent dîner, arrosé des meilleurs vins, assaisonné des plus aimables propos, et aussi de diaboliques épices indiennes, qui feraient boire un hydrophobe. Le lendemain, comme à cause du mauvais temps lon navait pu mettre de canot à la mer pour aller chercher des provisions fraîches à terre, nous fîmes un dîner non moins délicat, mais qui avait cela de particulier, que chaque mets portait une date assez reculée. - Nous mangeâmes des petits pois de 1836, du beurre frais de 1835, et de la crème de 1834, et tout cela dune fraîcheur et dune conservation miraculeuse. - Le gros temps dura deux jours, pendant lesquels je me promenai sur le pont, ne me lassant pas dadmirer la propreté de ménagère hollandaise, le fini de détails, le génie darrangement de ce prodige de lesprit de lhomme, quon appelle tout simplement un vaisseau. - Le cuivre des caronades étincelait comme de lor, les planches luisaient comme le palissandre du meuble le mieux verni. Aussi, chaque matin, lon procède à la toilette du vaisseau, et, pleuvrait-il à verse, le pont nen est pas moins lavé, inondé, épongé, fauberdé, avec le même scrupule et la même minutie. Au bout de deux jours, le vent tomba, et lon nous conduisit à terre dans un canot à dix rameurs. Laspect de Cadix, lorsquon vient du large, est charmant. A la voir ainsi étincelante de blancheur entre lazur du ciel et lazur de la mer, on dirait une immense couronne de filigrane dargent; le dôme de la cathédrale, peint en jaune, semble une tiare de vermeil posée au milieu. Les pots de fleurs, les volutes et les tourelles qui terminent les maisons varient à linfini la dentelure : Byron a merveilleusement caractérisé la physionomie de Cadix en une seule touche : « Brillante Cadix, qui télèves
vers le ciel du milieu de lazur foncé de la mer. »
Cependant, si charmante que soit Cadix, cette idée dêtre enfermé dabord par les remparts, ensuite par la mer, dans son enceinte étroite, vous donne le désir den sortir. Il me semble que la seule pensée que puissent nourrir des insulaires, cest daller sur le continent. Cest ce qui explique les perpétuelles émigrations des Anglais, quon rencontre partout, excepté à Londres, où il ny a que des Italiens et des Polonais. Aussi les Gaditans sont-ils perpétuellement occupés à faire la traversée de Cadix à Puerto de Santa-Maria et réciproquement. Un léger bateau à vapeur omnibus, qui part toutes les heures, des barques à voile, des canots, attendent et provoquent les vagabonds. Un beau matin, mon compagnon et moi, réfléchissant que nous avions une lettre de recommandation dun de nos amis grenadins pour son père, riche marchand de vin à Jérès, lettre ainsi conçue : « Ouvre ton cur, ta maison et ta cave aux deux cavaliers ci-joints, nous grimpâmes sur le vapeur, à la cabine duquel était collée une affiche annonçant pour le soir une course entremêlée dintermèdes bouffons, qui devait avoir lieu à Puerto de Santa-Mariar. Cela composait admirablement notre journée. Avec une calessine, lon pouvait aller de Puerto à Jérés, y rester quelques heures, et revenir à temps pour la course. Après avoir déjeuné en toute hâte à la Fonda de Vista Alègre, qui mérite on ne peut mieux son nom, nous fîmes marché avec un conducteur, qui nous promit dêtre de retour à cinq heures pour la funcion: cest le nom quon donne en Espagne à tout spectacle, quel quil soit. La route de Jérès traverse une plaine montueuse, rugueuse, bossuée, dune aridité de pierre ponce. Au printemps, ce désert se couvre, dit-on, dun riche tapis de verdure tout émaillé de fleurs sauvages. Le genêt, la lavande, le thym, embaument lair de leurs émanations aromatiques; mais à lépoque de lannée où nous étions, toute trace de végétation a disparu. A peine aperçoit-on çà et là quelques tignasses de gazon sec, jaune, filamenteux, et tout enfariné de poussière. Ce chemin, sil faut en croire la chronique locale, est fort dangereux. Lon y rencontre souvent des rateros, cest-à-dire des paysans qui, sans être brigands de profession, prennent loccasion à la bourse lorsquelle se présente, et ne résistent pas au plaisir de détrousser un passant isolé. Ces rateros sont plus à craindre que les véritables bandits, qui procèdent avec la régularité dune troupe organisée, soumise à un chef, et qui ménagent les voyageurs pour leur faire subir une nouvelle pression sur une autre route; ensuite, lon nessaie pas de résister à une brigade de vingt ou vingt-cinq hommes à cheval, bien équipés, armés jusquaux dents; tandis quon lutte contre deux rateros, on se fait tuer ou tout au moins blesser, et puis le ratero, cest peut-être ce bouvier qui passe, ce laboureur qui vous salue, ce muchacho déguenillé et bronzé qui dort ou fait semblant sous une mince bande dombre, dans une déchirure de ravin, qui sait? votre calesero lui-même, qui vous conduit dans une embuscade. Le danger est partout et nulle part. De temps en temps, la police fait assassiner par ses agens les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien quun peu sommaire et barbare, est la seule praticable, vu labsence des preuves et de témoins et la difficulté de semparer des coupables dans un pays où il faudrait une armée pour arrêter chaque homme, et où la contrepolice est faite avec tant dintelligence et de passion par un peuple qui na guère sur le tien et le mien des idées plus avancées que les Kabyles dAfrique. Cependant, ici comme partout ailleurs, les brigands annoncés ne se montrèrent pas, et nous arrivâmes sans encombre à Jérès. Jérès, comme toutes les petites villes andalouses, est blanchie à la chaux des pieds à la tête et na rien de remarquable en fait darchitecture que ses bodegas, ou magasins de vins, immenses celliers aux grands toits de tuiles, aux longues murailles blanches privées de fenêtres. La personne à qui nous étions recommandés était absente, mais la lettre fit son effet, et lon nous conduisit immédiatement à la cave. - Jamais plus glorieux spectacle ne soffrit aux yeux dun ivrogne; on marchait dans des allées de tonneaux disposés sur quatre à cinq rangs de hauteur. Il nous fallut goûter de tout cela, au moins des principales espèces, et il y a infiniment de principales espèces. Nous suivîmes toute la gamme, depuis le Jérès de quatre-vingts ans foncé, épais, ayant le goût de muscat et la teinte étrange du vin vert de Béziers, jusquau Jérès sec couleur de paille claire, sentant la pierre à fusil et se rapprochant du Sauterne. Entre ces deux notes extrêmes, il y a tout un registre de vins intermédiaires, avec des tons dor, de topaze brûlée, décorce dorange, et une variété de goût extrême. Seulement, ils sont tous plus ou moins mélangés deaux-de-vie, surtout ceux que lon destine à lAngleterre, où lon ne les trouverait pas assez forts sans cela, car, pour plaire aux gosiers britanniques, le vin doit être déguisé en rhum. Après une étude si complète sur loenologie jerésienne, le difficile était de regagner notre voiture avec une rectitude suffisamment majestueuse pour ne pas compromettre la France vis-à-vis de lEspagne; cétait une question damour-propre international : tomber ou ne pas tomber, telle était la question, - question bien autrement embarrassante que celle qui donnait tant de tablature au prince de Danemarck. Je dois dire avec un orgueil bien légitime que nous allâmes jusquà notre calessine dans un état de perpendicularité très satisfaisant, et que nous représentâmes glorieusement notre cher pays dans cette lutte contre le vin le plus capiteux de la Péninsule. Grace à lévaporation rapide produite par une chaleur de 38 à 40 degrés, à notre retour à Puerto, nous étions en état de disserter sur les points de psychologie les plus délicats et dapprécier les coups à la course de taureaux. Cette course, dans laquelle la plupart des taureaux étaient embolados, cest-à-dire portaient des boules au bout des cornes, et où deux seulement furent tués, nous réjouit fort par une foule dincidens burlesques. Les picadores, costumés en Turcs de carnaval, avec des pantalons de percale à la Mameluck, des vestes soleillées dans le dos, des turbans en gâteau de Savoie, rappelaient à sy méprendre les figures de Mores extravagans que Goya ébauche en trois ou quatre traits de pointe, dans les planches de la Toromaquia. Lun de ces drôles, en attendant son tour de faire le coup de lance, se mouchait dans le coin de son turban avec une philosophie et un flegme admirables. Un barco de vapor en osier, recouvert de toile et monté par un équipage dânes, vêtus de brassières rouges et coiffés tant bien que mal de chapeaux à trois cornes, fut poussé au milieu de larène. Le taureau se rua sur cette machine, crevant, renversant, jetant en lair les pauvres bourriques de la façon la plus drôle du monde. Je vis aussi sur cette place un picador tuer le taureau dun coup de lance, dans le manche de laquelle était caché un artifice dont la détonation fut si violente, que lanimal, le cheval et le cavalier tombèrent à la renverse tous les trois, le premier parce quil était mort, les deux autres par la force du recul. Le matador était un vieux drôle, vêtu dune souquenille usée, chaussé de bas jaunes, trop à jour, ayant lair dun Jeannot dopéra-comique ou dune queue rouge de saltimbanque. Il fut renversé plusieurs fois par le taureau, auquel il portait des estocades si mal assurées, que lemploi de la media-luna devint nécessaire pour en finir. La media-luna, comme son nom lindique, est une espèce de croissant emmanché dune perche et assez semblable aux serpes à tailler les grands arbres. On sen sert pour couper les jarrets de lanimal, que lon achève alors sans aucun danger. Rien nest plus ignoble et plus hideux; dès que le péril cesse, le dégoût arrive; ce nest plus un combat, cest une boucherie. Cette pauvre bête, se traînant sur ses moignons, comme Hyacinthe des Variétés lorsquil représente la naine, dans la sublime parade des Saltimbanques, offre le spectacle le plus triste quon puisse voir, et lon ne désire quune chose : cest quelle retrouve assez de force pour éventrer dun coup de corne suprême ses stupides bourreaux. Ce misérable, matador par occasion, avait pour industrie spéciale de manger. Il absorbait sept ou huit douzaines dufs durs, un mouton tout entier, un veau, etc. A voir sa maigreur, il faut croire quil ne travaillait pas souvent. Il y avait beaucoup de monde à cette course : les habits de majo étaient riches et nombreux; les femmes, dun type tout différent de celles de Cadix, portaient sur la tête, au lieu de mantilles, de longs châles écarlates qui encadraient parfaitement leurs belles figures olivâtres, au teint presque aussi foncé que celui des mulâtresses, où la nacre de loeil et livoire des dents ressortaient avec un éclat singulier. - Ces lignes pures, ce ton fauve et doré, prêteraient merveilleusement à la peinture, et il est fâcheux que Léopold Robert, ce Raphaël paysan, soit mort si jeune et nait pas fait le voyage dEspagne. En errant à travers les rues, nous débouchâmes sur la place du marché. Il faisait nuit. Les boutiques et les étalages étaient éclairés par des lanternes ou des lampes suspendues, et formaient un charmant coup doeil tout étoilé et tout pailleté de points brillans. Des pastèques à lécorce verte, à la pulpe rose, des figues de cactus, les unes dans leur capsule épineuse, les autres déjà écalées, des sacs de garbanzos, des ognons monstrueux, des raisins couleur dambre jaune à faire honte à la grappe rapportée de la terre promise, des guirlandes daulx, de pimens et autres denrées violentes, étaient pittoresquement entassées. Dans les passages laissés entre chaque boutique allaient et venaient les paysans poussant leurs ânes, les femmes traînant leurs marmots. Jen remarquai une dune beauté rare, avec des yeux de jais dans un ovale de bistre, et sur les tempes des cheveux plaqués, luisant comme deux coques de satin noir ou deux ailes de corbeau. Elle marchait sereine et radieuse, les jambes sans bas, son charmant pied nu dans un soulier de satin. Cette coquetterie du pied est générale en Andalousie. La cour de notre auberge, arrangée en patio, était ornée dune fontaine entourée darbustes sur lesquels vivait un peuple de caméléons. Il serait difficile dimaginer un animal plus bizarrement hideux. Figurez-vous une espèce de lézard ventru, de six à sept pouces plus ou moins, avec une gueule démesurément fendue, qui darde une langue visqueuse, blanchâtre, aussi longue que le corps, des yeux de crapaud à qui lon marche sur le dos, saillans, énormes, enveloppés dune membrane, et dune indépendance complète de mouvement; lun regarde le ciel et lautre la terre. Ces lézards louches, qui ne vivent que dair, au dire des Espagnols, mais que jai parfaitement vus manger des mouches, ont la propriété de changer de couleur, selon le milieu où ils se trouvent. Ils ne deviennent pas subitement écarlates, bleus ou verts, dun instant à lautre, mais au bout dune heure ou deux ils sempreignent de la teinte des objets le plus rapprochés deux. Sur un arbre, ils deviennent dun beau vert, sur une étoffe bleue dun gris dardoise, sur de lécarlate dun brun roussâtre. Tenus à lombre, ils se décolorent et prennent une sorte de nuance neutre dun blanc jaunâtre. Un ou deux caméléons figureraient à merveille dans le laboratoire dun alchimiste ou dun docteur Faust. En Andalousie, lon pend à la voûte une cordelette dune certaine longueur, dont on remet le bout entre les pattes de devant de lanimal, qui commence à grimper, et grimpe jusquà ce quil rencontre le plafond, où ses griffes ne peuvent saccrocher. Alors il redescend jusquau bout de la corde, et mesure, en tournant un de ses yeux, la distance qui le sépare de la terre; puis, tout bien calculé, il reprend son ascension avec un sérieux et une gravité admirables, et ainsi de suite indéfiniment. Quand il y a deux caméléons à la même corde, le spectacle devient alors dune bouffonnerie transcendantale. Le spleen en personne crèverait de rire à contempler les contorsions, les regards effroyables des deux vilaines bêtes, lorsquelles se rencontrent. Curieux de me procurer ce divertissement en France, jachetai une couple de ces aimables animaux, que jemportai dans une petite cage; mais ils prirent froid dans la traversée et moururent de la poitrine à notre arrivée à Port-Vendre. Ils étaient devenus étiques, et leur pauvre anatomie se faisait jour à travers leur peau flasque et ridée. A quelques jours de là, lannonce dune course, la dernière, hélas! que je dusse voir, me fit retourner à Jérès. Le cirque de Jérès est très beau, très vaste, et ne manque pas dun certain caractère architectural. Il est bâti en briques relevées de bandes de pierre, mélange qui produit un bon effet. Il y avait une foule immense, bigarrée, diaprée, fourmillante, un grand mouvement déventails et de mouchoirs. - Nous avons déjà décrit plusieurs courses, et nous ne rapporterons de celle-ci que quelques détails. - Au milieu de larène, se dressait un poteau terminé par une espèce de petite plate-forme. Sur cette plate-forme se tenait accroupi, en faisant des grimaces, eu brochant des babines, un singe fagotté en troubadour, et retenu par une chaîne assez longue qui lui permettait de décrire un cercle assez étendu, dont le pieu était le centre. Lorsque le taureau entrait dans La place, le premier objet qui lui frappait les yeux, cétait le singe sur son juchoir. Alors se jouait la comédie la plus divertissante : le taureau poursuivait le singe, qui remontait bien vite à sa plate-forme. Lanimal furieux donnait de grands coups de cornes dans le poteau, et imprimait de terribles secousses à M. le babouin, en proie à la plus profonde terreur, et dont les transes se traduisaient par des grimaces dune bouffonnerie irrésistible. Quelquefois même, ne pouvant se tenir assez ferme au rebord de sa planche, bien quil sy accrochât de ses quatre mains, il tombait sur le dos du taureau, auquel il se cramponnait désespérément. Alors lhilarité navait plus de bornes, et quinze mille rires blancs illuminaient toutes ces faces brunes. - Mais à la comédie succéda la tragédie. Un pauvre nègre, garçon de place, qui portait un panier rempli de terre pulvérisée pour en jeter sur les mares de sang, fut attaqué par le taureau, quil croyait occupé ailleurs, et jeté en lair à deux reprises. Il resta étendu sur le sable, sans mouvement et sans vie. Les chulos vinrent agiter leurs capes au nez du taureau, et lattirèrent dans un autre coin de la place, afin que lon pût emporter le corps du nègre. Il passa tout près de moi; deux mozos le tenaient par les pieds et la tête. Chose singulière, de noir il était devenu gros-bleu, ce qui est apparemment la manière de pâlir du nègre. Cet évènement ne troubla en rien la course. Nada, es un moro; ce nest rien, cest un noir, telle fut loraison funèbre du pauvre Africain. Mais si les hommes se montrèrent insensibles à sa mort, il nen fut pas de même du singe, qui se tordait les bras, poussait des glapissemens affreux et se démenait de toutes ses forces pour rompre sa chaîne. Regardait-il le nègre comme un animal de sa race, comme un frère réussi, comme le seul ami digne de le comprendre? - Toujours est-il que jamais je nai vu douleur plus vive, plus touchante, que celle de ce singe pleurant ce nègre, et ce fait est dautant plus remarquable, quil avait vu des picadores renversés et en péril sans donner le moindre signe dinquiétude ou de sympathie. Au même moment, un énorme hibou sabattit au milieu de la place : il venait sans doute, en sa qualité doiseau de nuit, chercher cette ame noire pour lemporter au paradis débène des Africains. Sur les huit taureaux de cette course, quatre seulement devaient être tués. Les autres, après avoir reçu une demi-douzaine de coups de lance et trois ou quatre paires de banderillas, furent ramenés au toril par de grands bufs ayant des clochettes au col. Le dernier, un novillo, fut abandonné aux amateurs, qui envahirent larène en tumulte, et le dépêchèrent à coups de couteau, car telle est la passion des Andalous pour les courses, quil ne leur suffit pas den être spectateurs; il faut encore quils y prennent part, sans quoi ils se retireraient inassouvis. Le bateau à vapeur lOcéan était en partance dans la rade retenu depuis quelques jours par le mauvais temps, ce superbe mauvais temps dont jai déjà parlé. Nous y montâmes avec un sentiment de satisfaction intime, car, par suite des évènemens de Valence et des troubles qui en avaient été la suite, Cadix se trouvait quelque peu en état de siège. Les journaux ne paraissaient plus que remplis de pièces de vers ou de feuilletons traduits du français, et sur les angles de tous les murs étaient collés de petits bandos assez rébarbatifs, défendant les attroupemens de plus de trois personnes sous peine de mort. A part ces motifs de désirer un prompt départ, il y avait long-temps que nous marchions le dos tourné à la France; cétait la première fois depuis bien des mois que nous faisions un pas vers la mère-patrie, et, si dégagé que lon soit de préjugés nationaux, il est difficile de se défendre dun peu de chauvinisme à cette distance de son pays. En Espagne, la moindre allusion à la France me rendait furieux, et jaurais chanté gloire, victoire, lauriers, guerriers, comme un comparse du Cirque-Olympique. Tout le monde était sur le pont, allant, venant, faisant des signes dadieu aux canots qui retournaient à terre; moi qui ne laissais sur le rivage aucun regret, aucun souvenir, je furetais dans les coins et les recoins du petit univers flottant qui devait me servir de prison pendant quelques jours. Dans le cours de mes investigations, je rencontrai une chambrette remplie dune grande quantité durnes de faïence dune forme intime et suspecte. Ces vases peu étrusques me surprirent par leur nombre, et je me dis : Voilà un chargement des moins poétiques. O Delille, pudique abbé, roi de la périphrase, par quelle circonlocution aurais-tu désigné dans ton alexandrin majestueux cette poterie domestique et nocturne? - A peine avions-nous fait une lieue, que je compris à quoi servait cette vaisselle. De tous côtés, lon criait me marco, le cur me manque, des citrons, du rhum, de leau de cologne, des sels! Le pont offrait le spectacle le plus lamentable; les femmes, si charmantes tout à lheure, verdissaient comme des noyées de huit jours. Elles gisaient sur des matelas, des malles, des couvertures dans un oubli complet de toute grace et de toute pudeur. Une jeune mère qui allaitait son enfant, saisie du mal de mer, avait négligé de refermer son corsage et ne sen aperçut que lorsque nous eûmes dépassé Tarifa. Un malheureux perroquet, atteint aussi dans sa cage, et ne comprenant rien aux angoisses quil éprouvait, débitait son répertoire avec une volubilité éplorée la plus comique du monde. Jeus le bonheur de nêtre pas malade. Les deux jours passés sur le Voltigeur mavaient sans doute acclimaté. Mon compagnon, moins heureux que moi, fit le plongeon dans lintérieur du navire, et ne reparut quà notre arrivée à Gibraltar. Comment la science moderne, qui soccupe avec tant de sollicitude des rhumes de cerveau des lapins et samuse à teindre en rouge les os des canards, na-t-elle pas encore cherché sérieusement un remède à cet horrible malaise qui fait plus souffrir quune agonie réelle? La mer était encore un peu dure, bien que le temps fût magnifique; lair avait une telle transparence, que nous apercevions assez distinctement la côte dAfrique, le cap Spartel et la baie au fond de laquelle se trouve Tanger, que nous eûmes le regret de ne pouvoir visiter. Cette bande de montagnes pareilles à des nuages, dont elles ne différaient que par limmobilité, était donc lAfrique, la terre des prodiges, dont les Romains disaient : Quid novi fert Africa? le plus ancien continent, le berceau de la civilisation arabe, le foyer de lislam; le monde noir où lombre absente du ciel se trouve seulement sur les visages; le laboratoire mystérieux où la nature, qui sessaie à produire lhomme, transforme dabord le singe en nègre! La voir et passer, quel raffinement nouveau du supplice de Tantale! A la hauteur de Tarifa, bourgade dont les murailles de craie se dressent sur une colline escarpée derrière une petite île du même nom, lEurope et lAfrique se rapprochent et semblent vouloir se donner un baiser dalliance. Le détroit est si resserré, que lon découvre à la fois les deux continens. Il est impossible de ne pas croire, quand on est sur les lieux, que la Méditerranée nait été, à une époque qui ne doit pas être très reculée, une mer isolée, un lac intérieur, comme la mer Caspienne, la mer dAral et la mer Morte. Le spectacle qui se présentait à nos yeux était dune magnificence merveilleuse. A gauche lEurope, à droite lAfrique, avec leurs côtes rocheuses, revêtues par léloignement de nuances lilas-clair, gorge-de-pigeon, comme celles dune étoffe de soie à deux trames; en avant, lhorizon sans bornes et sélargissant toujours; par-dessus, un ciel de turquoise; par-dessous, une mer de saphir dune limpidité si grande, que lon voyait la coque de notre bâtiment tout entière, ainsi que la quille des bateaux qui passaient auprès de nous, et qui semblaient plutôt voler dans lair que flotter sur leau. Nous nagions en pleine lumière, et la seule teinte sombre que lon eût pu découvrir à vingt lieues à la ronde venait de la longue aigrette de fumée épaisse que nous laissions après nous. Le bateau à vapeur est bien réellement une invention septentrionale; son foyer toujours ardent, sa chaudière en ébullition, ses cheminées, qui finiront par noircir le ciel de leur suie, sharmonisent admirablement avec les brouillards et les brumes du nord. Dans les splendeurs du midi, il fait tache. La nature était en gaieté; de grands oiseaux de mer dune blancheur de neige rasaient leau du coupant de leurs ailes. Des thons, des dorades, des poissons de toute sorte, lustrés, vernissés, étincelans, faisaient des sauts, des cabrioles, et folâtraient avec la vague; des voiles se succédaient dinstant en instant, blanches, arrondies comme le sein plein de lait dune Néréïde qui se serait fait voir au-dessus de londe. Les côtes se teignaient de couleurs fantastiques, leurs plis, leurs déchirures, leurs escarpemens, accrochaient les rayons du soleil de manière à produire les effets les plus merveilleux, les plus inattendus, et nous offraient un panorama sans cesse renouvelé. Vers les quatre heures, nous étions en vue de Gibraltar, attendant que la santé (cest ainsi quon appelle les agens du lazaret) voulût bien venir prendre nos papiers avec des pincettes, et voir si daventure nous napportions pas dans nos poches quelque fièvre jaune, quelque choléra bleu, ou quelque peste noire. Laspect de Gibraltar dépayse tout-à-fait limagination; lon ne sait plus où lon est ni ce que lon voit. Figurez-vous un immense rocher ou plutôt une montagne de quinze cents pieds de haut qui surgit subitement, brusquement, du milieu de la mer sur une terre si plate et si basse, quà peine laperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la motive, elle ne se relie à aucune chaîne; cest un monolithe monstrueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombé là pendant une bataille dastres, un fragment de monde cassé. Qui la posée à cette place? Dieu seul et léternité le savent. Ce qui ajoute encore à leffet de ce rocher inexplicable, cest sa forme; lon dirait un sphinx de granit énorme, démesuré, gigantesque, comme pourraient en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les monstres camards de Karnack et de Giseh sont dans la proportion dune souris à un éléphant. Lallongement des pattes forme ce quon appelle la pointe dEurope; la tête, un peu tronquée, est tournée vers lAfrique, quelle semble regarder avec une attention rêveuse et profonde. Quelle pensée peut avoir cette montagne à lattitude sournoisement méditative? Quelle énigme propose-t-elle ou cherche-t-elle à deviner? Les épaules, les reins et la croupe, sétendent vers lEspagne à grands plis nonchalans, en belles lignes onduleuses comme celles des lions au repos. La ville est au bas, presque imperceptible, misérable détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts à lancre dans la baie paraissent des jouets dAllemagne, de petits modèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de mer; les barques, des mouches qui se noient dans du lait; les fortifications même ne sont pas apparentes. Cependant la montagne est creusée, minée, fouillée dans tous les sens; elle a le ventre plein de canons, dobusiers et de mortiers; elle regorge de munitions de guerre. Cest le luxe et la coquetterie de limprenable. Mais tout cela ne produit à loeil que quelques lignes imperceptibles qui se confondent avec les rides du rocher, quelques trous par lesquels les pièces dartillerie passent furtivement leurs gueules de bronze. Au moyen-âge, Gibraltar eût été hérissée de donjons, de tours, de tourelles, de remparts crénelés; au lieu de se tenir au bas, la forteresse eût escaladé la montagne et se fût posée comme un nid daigle sur la crête la plus aigué. Les batteries actuelles rasent la mer, si resserrée à cet endroit, et rendent le passage pour ainsi dire impossible. Gibraltar était appelé par les Arabes Ghiblaltâh, cest-à-dire le Mont de lEntrée. Jamais nom ne fut mieux justifié. Son nom antique est Calpé. Abyla, maintenant le Mont des Singes, est de lautre côté en Afrique, tout près de Ceuta, possession espagnole, le Brest et le Toulon de la Péninsule, où lon envoie les plus endurcis des galériens. Nous distinguions parfaitement la forme de ses escarpemens et sa cime encapuchonnée de nuages, malgré la sérénité de tout le reste du ciel. Comme Cadix, Gibraltar, situé à lentrée dun golfe dans une presquîle, ne tient au continent que par une étroite langue de sable que lon appelle le terrain neutre, et sur laquelle sont établies des lignes de douanes. La première possession espagnole de ce côté est San-Roque. Algeciras, dont les maisons blanches reluisent dans lazur universel comme le ventre argenté dun poisson à fleur deau, est précisément en face de Gibraltar; au milieu de ce bleu splendide, Algeciras faisait sa petite révolution; lon entendait vaguement pétiller des coups de fusil comme des grains de sel que lon jetterait au feu. Layuntamiento se réfugia même sur notre bateau à vapeur, où il se mit à fumer son cigare le plus tranquillement du monde. La santé ne nous ayant trouvé aucune infection, nous fûmes abordés par les canots, et un quart dheure après nous étions à terre. Leffet produit par la physionomie de la ville est des plus bizarres. En faisant un pas, vous faites cinq cents lieues; cest un peu plus que le Petit Poucet avec ses fameuses bottes. Tout à lheure, vous étiez en Andalousie; vous êtes en Angleterre. Des villes moresques du royaume de Grenade et de Murcie, vous tombez subitement à Ramsgate; voilà les maisons de briques avec leurs fossés, leurs portes bâtardes, leurs fenêtres à guillotine, exactement comme à Twickenham ou à Richmond. Allez un peu plus loin, vous trouverez les cottages aux grilles et aux barrières peintes. Les promenades et les jardins sont plantés de frênes, de bouleaux, dormes, et de la verte végétation du Nord, si différente de ces découpures de tôle vernie quon fait passer pour du feuillage dans les pays méridionaux. Les Anglais ont une individualité si prononcée, quils sont les mêmes partout, et je ne sais vraiment pas pourquoi ils voyagent, car ils emportent avec eux toutes leurs habitudes, et charrient leur intérieur sur leur dos, comme de vrais colimaçons. En quelque endroit quun Anglais se trouve, il vit exactement comme sil était à Londres; il lui faut son thé, ses rumpsteaks, ses tartes de rhubarbe, son porter et son sherry sil se porte bien, et son calomel sil se porte mal. Au moyen des innombrables boîtes quil traîne après lui, lAnglais se procure en tous lieux le home et le comfort nécessaires à son existence. Que doutils il faut pour vivre à ces honnêtes insulaires, que de mal ils se donnent pour être à leur aise, et combien je préfère à ces recherches et à ces complications la sobriété et le dénuement espagnols! Depuis bien long-temps je navais vu sur la tête des femmes ces horribles galettes, ces odieux cornets de carton recouverts dun lambeau détoffe, qui se désignent sous le nom de chapeaux, et au fond desquels le beau sexe ensevelit sa figure dans les pays prétendus civilisés. Je ne puis exprimer la sensation désagréable que jéprouvai à la vue de la première Anglaise que je rencontrai, un chapeau à voile vert sur la tête, marchant comme un grenadier de la garde au moyen de grands pieds chaussés de grands brodequins. Ce nétait pas quelle fût laide, au contraire, mais jétais accoutumé à la pureté de race, à la finesse de cheval arabe, à la grace exquise de démarche, à la mignonnerie et à la gentillesse andalouses, et cette figure rectiligne, au regard étamé, à la physionomie morte, aux gestes anguleux, avec sa tenue exacte et méthodique, son parfum de cant et son absence de tout naturel, me produisit un effet comiquement sinistre. II me sembla que jétais mis tout à coup en présence du spectre de la civilisation, mon ennemie mortelle, et que cette apparition voulait dire que mon rêve de liberté vagabonde était fini, et quil fallait rentrer, pour nen plus sortir, dans la vie du XIXe siècle. Devant cette Anglaise, je me sentis tout honteux de navoir ni gants blancs, ni lorgnon, ni souliers vernis, et je jetai un regard confus sur les broderies extravagantes de mon caban bleu de ciel. Pour la première fois, depuis six mois, je compris que je nétais pas convenable, et que je navais pas lair gentleman. Ces longs visages britanniques, ces soldats rouges aux allures dautomate, en face de ce ciel étincelant et de cette mer si brillante, ne sont pas dans leur droit; lon comprend que leur présence est due à une surprise, à une usurpation. Ils occupent, mais ils nhabitent pas leur ville. Les juifs, repoussés ou mal vus par les Espagnols, qui, sils nont plus de religion, ont encore de la superstition, abondent à Gibraltar, devenue hérétique avec les mécréans dAnglais. Ils promènent par les rues leurs profils au nez crochu, à la bouche mince, leur crâne jaune et luisant coiffé dun bonnet rabbinique posé en arrière, leurs lévites rapées de forme étroite et de couleur sombre : les juives, qui, par un privilège singulier, sont aussi belles que leurs maris sont hideux, portent des manteaux noirs à capuchon bordés décarlate et dun caractère pittoresque. Leur rencontre vous fait penser vaguement è la Bible, à Rachel sur le bord du puits, aux scènes primitives des époques patriarcales, car, ainsi que toutes les races orientales, elles conservent dans leurs longs yeux noirs et sur leurs teints dorés le reflet mystérieux dun monde évanoui. Il y a aussi à Gibraltar beaucoup de Marocains, dArabes de Tanger et de la côte; ils y tiennent de petites boutiques de parfums, de ceintures de soie, de pantoufles, de chasse-mouches, de coussins de cuir historié, et autres menues industries barbaresques. Comme nous voulions faire quelques emplettes de babioles et de curiosités, on nous conduisit chez un des principaux, qui demeurait dans la ville haute, en nous faisant passer par des rues en escalier, moins anglaises que celles de la ville basse, et qui laissaient, à de certains détours, la vue séchapper sur le golfe dAlgeciras, magnifiquement éclairé par les dernières lueurs du jour. En entrant dans la maison du Marocain, nous fûmes enveloppés dun nuage darômes orientaux; le parfum doux et pénétrant de leau de rose nous monta au cerveau, et nous fit penser aux mystères du harem et aux merveilles des Mille et une Nuits. Les fils du marchand, beaux jeunes gens dune vingtaine dannées, étaient assis sur des bancs près de la porte et respiraient la fraîcheur du soir. Ils étaient doués de cette pureté de traits, de cette limpidité du regard, de cette noblesse nonchalante, de cet air de mélancolie amoureuse et pensive, attributs de races pures. Le père avait la mine étoffée et majestueuse dun roi-mage. Nous nous trouvions bien laids et bien mesquins à côté de ce gaillard solennel, et du ton le plus humble, le chapeau à la main, nous lui demandâmes sil voulait bien daigner nous vendre quelques paires de babouches de maroquin jaune; il fit un signe dacquiescement, et, comme nous lui faisions observer que le prix était un peu élevé, il nous répondit dune façon grandiose en espagnol : « Je ne surfais jamais, cela est bon pour les chrétiens. » Ainsi notre mauvaise foi commerciale nous rend un objet de mépris pour les nations barbares, qui ne comprennent pas que le désir de gagner quelques centimes de plus puisse faire parjurer un homme. Nos acquisitions faites, nous redescendîmes dans le Bas-Gibraltar, et nous allâmes faire un tour sur une belle promenade plantée darbres du Nord, entremêlés de fleurs, de factionnaires et de canons, où lon voit des calèches et des cavaliers absolument comme à Hyde-Parck. Il ny manque que la statue dAchille-Wellington. Heureusement les Anglais nont pu ni salir la mer ni noircir le ciel; cette promenade est hors la ville, vers la pointe dEurope et du côté de la montagne habité par les singes. Cest le seul endroit de notre continent où ces aimables quadrumanes vivent et se multiplient à létat sauvage. Selon que le vent change, ils passent dun revers à lautre du rocher et servent ainsi de baromètre; il est défendu de les tuer, sous des peines très sévères. Quant à moi, je nen ai pas vu; mais la température du lieu est assez brûlante pour que les macaques et les cercopithèques les plus frileux sy puissent développer sans poêle et sans calorifères. - Abyla, sil faut en croire son nom, doit jouir, sur la côte dAfrique, dune population semblable. Le lendemain, nous quittions ce parc dartillerie et ce foyer de contrebande, et nous voguions vers Malaga, que nous connaissions déjà, mais qui nous fit plaisir à revoir, avec son phare svelte et blanc, son port encombré et son mouvement perpétuel. Vue de la mer, la cathédrale semble plus grande que la ville, et les ruines des anciennes fortifications arabes produisent sur les pentes des rochers les effets les plus romantiques. Nous retournâmes à notre auberge des Trois Rois, et la gentille Dolorès poussa un cri de joie en nous reconnaissant. Le jour suivant, nous reprenions la mer, allourdis dune cargaison de raisins secs; et, comme nous avions perdu un peu de temps, le capitaine résolut de brûler Alméria et de pousser tout dun trait jusquà Carthagène. Nous suivions la côte dEspagne dassez près pour ne la jamais perdre de vue. Celle dAfrique, par suite de lélargissement du bassin méditerranéen, avait depuis long-temps disparu de lhorizon. Dune part nous avions donc pour perspective de longues bandes de falaises bleuâtres, aux escarpemens bizarres, aux fissures perpendiculaires tachetées çà et là de points blancs indiquant un petit village, une tour de vigie, une guérite de douanier, de lautre la pleine mer, tantôt moirée et gauffrée par le courant ou la bise, tantôt dun azur terne et mat ou bien dune transparence de cristal, tantôt dun éclat tremblant comme une basquine de danseuse, tantôt opaque, huileuse et grise comme du mercure et de létain fondu; une variété de tons et daspects inimaginables, à faire le désespoir des peintres et des poètes! Une procession de voiles rouges, blanches, blondes, de navires de toute taille et de tout pavillon, égayaient le coup doeil et lui ôtaient ce que la vue dune solitude infinie a toujours de triste. Une mer sans aucune voile est le spectacle le plus mélancolique et le plus navrant que lon puisse contempler. Songer quil ny a pas une pensée humaine sur un si grand espace, pas un cur pour comprendre ce sublime spectacle! Un point blanc à peine perceptible sur ce bleu sans fond et sans limite, et limmensité est peuplée; il y a un intérêt, un drame. Carthagène, quon appelle Cartagena de Levante pour la distinguer de la Carthagène dAmérique, occupe le fond dune baie, espèce dentonnoir de rochers où les vaisseaux sont parfaitement à labri de tous les vents. Sa découpure na rien de bien pittoresque; les traits les plus distincts quelle ait laissés dans notre mémoire sont deux moulins à vent dessinés en noir sur un fond de ciel clair. A peine avions-nous mis le pied dans les canots pour descendre à terre, que nous fûmes assaillis, non par des portefaix, pour enlever nos bagages comme à Cadix, mais bien par daffreux drôles qui nous vantaient les charmes dune foule de Balbinas, de Casildas, dHilarias, de Lolas, à ny pouvoir rien entendre. Laspect de Carthagène diffère entièrement de celui de Malaga. Autant Malaga est gaie, riante, animée, autant Carthagène est morne, renfrognée dans sa couronne de roches pelées et stériles, aussi sèches que les collines égyptiennes au flanc desquelles les Pharaons creusaient leurs syringes. La chaux a disparu, les murs ont repris les teintes sombres, les fenêtres sont grillées de serrureries compliquées, et les maisons, plus rébarbatives, ont cet air de prison qui distingue les manoirs castillans. Cependant, sans vouloir tomber ici dans le travers de ce voyageur qui écrivait sur son calepin : toutes les femmes de Calais sont acariâtres, rousses et bossues, parce que lhôtesse de son auberge réunissait ces trois défauts, nous devons dire que nous navons aperçu, à ces fenêtres si bien garnies de barreaux, que de charmans visages et des physionomies dange; cest peut-être pour cela quelles sont grillées avec tant de soin. En attendant le dîner, nous allâmes visiter larsenal maritime, établissement conçu dans les proportions les plus grandioses, et aujourdhui dans un état dabandon qui fait peine à voir; ces vastes bassins, ces cales, ces chantiers inactifs, où pourrait se construire une autre Armada, ne servent plus à rien. Deux ou trois carcasses ébauchées, pareilles à des squelettes de cachalots échoués, achèvent de pourrir obscurément dans un coin; des milliers de grillons ont pris possession de ces grands bâtimens déserts, on ne sait où poser le pied pour nen pas écraser; ils font tant de bruit avec leurs petites crécelles, que lon a de la peine à sentendre parler. Malgré lamour que je professe pour les grillons, amour que jai exprimé en prose et en vers, je dois convenir quil y en avait un peu trop. De Carthagène, nous allâmes jusquà la ville dAlicante, de laquelle, daprès un vers des Orientales de Victor Hugo, je métais composé dans ma tête un dessin infiniment trop dentelé. Alicante aux clochers mêle les minarets.
DAlicante à Valence, les falaises de la rive continuent à présenter des formes bizarres, des aspects inattendus; on nous fit remarquer sur le sommet dune montagne une entaille carrée, et qui semble pratiquée par la main de lhomme. Cette entaille sappelle le Coup dépée de Roland, du moins à ce que nous dit le capitaine du bateau à vapeur, à qui je laisse la responsabilité de ce renseignement. Le jour suivant, vers le matin, nous mouillions devant le Grao : cest ainsi quon nomme le port et le faubourg de Valence, qui est éloignée de la mer dune demi-lieue. La vague était assez forte, et nous arrivâmes au débarcadère passablement arrosés. Là nous prîmes une tartane pour nous rendre à la ville. Le mot tartane sentend dordinaire dans un sens maritime; la tartane de Valence est une caisse recouverte de toile cirée et posée sur deux roues sans le moindre ressort. Ce véhicule nous parut, comparé aux galeras, dune mollesse efféminée, et jamais voiture de Clochez ne fut trouvée si douce. Nous étions surpris et comme embarrassés dêtre si bien. De grands arbres bordaient la route que nous suivions, agrément dont nous avions perdu lhabitude depuis long-temps. Valence, sous le rapport pittoresque, répond assez peu à lidée quon sen fait daprès les romances et les chroniques. Cest une grande ville, plate, éparpillée, confuse dans son plan, et sans avoir les avantages que donne aux vieilles villes bâties sur des terrains accidentés le désordre de leur construction. Valence est située dans une plaine nommée la Huerta, au milieu de jardins et de cultures où de perpétuelles irrigations entretiennent une fraîcheur bien rare en Espagne. Le climat en est si doux, que les palmiers et les orangers y viennent en pleine terre à côté des productions du Nord. Aussi Valence fait un grand commerce doranges; pour les mesurer, on les fait passer par un anneau, comme les boulets dont on veut reconnaître le calibre; celles qui ne passent pas, forment le premier choix. Le Guadalaviar, traversé par cinq beaux ponts de pierre, et bordé dune superbe promenade, passe à côté de la ville, presque sous les remparts. Les nombreuses saignées quon pratique à sa veine pour larrosement rendent, les trois quarts de lannée, ses cinq ponts un objet de luxe et dornement. La porte du Cid, par laquelle on passe pour aller à la promenade du Guadalaviar, est flanquée de grosses tours crénelées dun assez bon effet. Les rues de Valence sont étroites, bordées de maisons élevées dun aspect assez maussade, et sur quelques-unes lon déchiffre encore quelques blasons frustes mutilés; lon devine des fragmens de sculptures émoussées, chimères sans ongles, femmes sans nez, chevaliers sans bras. Une croisée de la renaissance, perdue, empâtée dans un affreux mur de maçonnerie récente, fait lever de loin en loin les yeux de lartiste et lui arrache un soupir de regret; mais ces rares vestiges, il faut les chercher dans les angles obscurs, au fond des arrière-cours, et Valence nen a pas moins la physionomie toute moderne. La cathédrale, dune architecture hybride, malgré une abside à galerie avec pleins-cintres romains, na rien qui puisse attirer lattention du voyageur après les merveilles de Burgos, de Tolède et de Séville. Quelques retables finement sculptés, un tableau de Sébastien del Piombo, un autre de lEspagnolet dans sa manière tendre, lorsquil tâchait dimiter le Corrège, voilà tout ce quil y a de remarquable. Les autres églises, bien que nombreuses et riches, sont bâties et décorées dans ce goût étrange dornementation rocaille dont nous avons donné déjà plusieurs fois la description. On ne peut, en voyant toutes ces extravagances, que regretter tant de talent et desprit gaspillé en pure perte. La Lonja de Seda (bourse de la soie), sur la place du marché, est un délicieux monument gothique; la grandsalle, dont la voûte retombe sur des rangées de colonnes aux nervures tordues en spirales dune légèreté extrême, est dune élégance et dune gaieté daspect rares dans larchitecture gothique, plus propre en général à exprimer la mélancolie que le bonheur. Cest dans la Lonja que se donnent au carnaval les fêtes et les bals masqués. Pour en finir avec les monumens, disons quelques mots de lancien couvent de la Merced, où lon a réuni un grand nombre de peintures, les unes médiocres, les autres mauvaises, à quelques rares exceptions près. Ce qui me charma le plus à la Merced, cest une cour entourée dun cloître et plantée de palmiers dune grandeur et dune beauté tout orientales, qui filent comme la flèche dans la limpidité de lair. Le véritable attrait de Valence pour le voyageur, cest sa population ou pour mieux dire celle de Huerta qui lenvironne. Les paysans valenciens ont un costume dune étrangeté caractéristique qui ne doit pas avoir varié beaucoup depuis linvasion des Arabes, et qui ne diffère que très peu du costume actuel des Mores dAfrique. Ce costume consiste en une chemise, un caleçon flottant de grosse toile serré dune ceinture de laine rouge, et en un gilet de velours vert ou bleu garni de boutons faits de piécettes dargent; les jambes sont enfermées dans des espèces de knémides ou jambarts de laine blanche bordées dun liseré bleu et laissant le genou et le coudepied à découvert. Pour chaussures, ils portent des alpargatas, sandales de cordes tressées, dont la semelle a près dun pouce dépaisseur, et qui sattachent au moyen de rubans comme les cothurnes grecs; ils ont la tâte habituellement rasée à la façon des Orientaux et presque toujours enveloppée dun mouchoir de couleur éclatante; sur ce foulard est posé un petit chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de velours, de houppes de soie, de paillons et de clinquant. Une pièce détoffe bariolée, appelée capa de muestra, ornée de rosettes de rubans jaunes, et qui se jette sur lépaule, complète cet ajustement plein de noblesse et de caractère : dans les coins de sa cape, quil arrange de mille manières, le Valencien serre son argent, son pain, son melon deau, sa navaja; cest à la fois pour lui un bissac et un manteau. Il est bien entendu que nous décrivons là le costume au grand complet, lhabit des jours de fêtes; les jours ordinaires et de travail, le Valencien ne conserve guère que la chemise et le caleçon alors, avec ses énormes favoris noirs, son visage brûlé du soleil, son regard farouche, ses bras et ses jambes couleur de bronze, il a vraiment lair dun Bédouin, surtout sil défait son mouchoir et laisse voir son crâne rasé et bleu comme une barbe fraîchement faite. Malgré les prétentions de lEspagne à la catholicité, jaurai toujours beaucoup de peine à croire que de pareils gaillards ne soient pas musulmans. Cest probablement à cet air féroce que les Valenciens doivent la réputation de mauvaises gens (mala gente) quils ont dans les autres provinces dEspagne on ma dit vingt fois que, dans la Huerta de Valence, lorsquon avait envie de se défaire de quelquun, il nétait pas difficile de trouver un paysan qui, pour cinq ou six douros, se chargeait de la besogne. Ceci ma lair dune pure calomnie; jai souvent rencontré dans la campagne des drôles à mines effroyables qui mont toujours salué fort poliment. Un soir même, nous nous étions perdus et nous faillîmes coucher à la belle étoile, les portes de la ville se trouvant fermées à notre retour, et cependant il ne nous arriva rien de fâcheux, quoiquil fît nuit noire depuis long-temps, que Valence et les environs fussent en révolution. Par un contraste singulier, les femmes de ces Kabyles européens sont pâles, blondes, bionde e grassote, comme les Vénitiennes; elles ont un doux sourire triste sur la bouche, un tendre rayon bleu dans le regard; on ne saurait imaginer un contraste plus parfait. Ces noirs démons du paradis de la Huerta ont pour femmes des anges blancs, dont les beaux cheveux sont retenus par un grand peigne à galerie ou traversés par de longues aiguilles ornées à leur extrémité de boules dargent ou de verroteries. Autrefois les Valenciennes portaient un délicieux costume national qui rappelait celui des Albanaises; malheureusement elles lont abandonné pour cet effroyable costume anglo-français, pour les robes à manches à gigot et autres abominations pareilles. Il est à remarquer que les femmes sont les premières à quitter les vêtemens nationaux; il ny a guère plus en Espagne que les hommes du peuple qui conservent les anciens costumes. Ce manque dintelligence dans ce qui touche à la toilette surprend de la part dun sexe essentiellement coquet; mais létonnement cesse lorsque lon songe que les femmes nont que le sentiment de la mode et non celui de la beauté. Une femme trouvera toujours charmant le plus misérable chiffon, si le genre suprême est de porter ce chiffon. Nous étions depuis une dizaine de jours à Valence, attendant le passage dun autre bateau à vapeur, car le temps avait dérangé les départs et brouillé toutes les correspondances. Notre curiosité était satisfaite, et nous naspirions plus quà retourner à Paris, à revoir nos parens, nos amis, les chers boulevarts, les chers ruisseaux; je crois, Dieu me le pardonne, que je nourrissais le désir secret dassister à un vaudeville; bref, la vie civilisée, oubliée pendant six mois, nous réclamait impérieusement. Nous avions envie de lire le journal du jour, de dormir dans notre lit, et mille autres fantaisies béotiennes. Enfin, il passa un paquebot anglais, venant de Gibraltar, qui nous prit et nous conduisit à Port-Vendre, en passant par Barcelone, où nous ne restâmes que quelques heures. Laspect de Barcelone ressemble à Marseille, et le type espagnol ny est presque plus sensible : les édifices sont grands, réguliers, et, sans les immenses pantalons de velours bleu et les grands bonnets rouges des Catalans, lon pourrait se croire dans une ville de France. Malgré sa Rambla plantée darbres, ses belles rues alignées, Barcelone a un air un peu guindé et un peu raide, comme toutes les villes lacées trop dru dans un justaucorps de fortifications. La cathédrale est fort belle, surtout à lintérieur, qui est sombre, mystérieux, presque effrayant. Les orgues sont de facture gothique et se ferment avec de grands panneaux couverts de peintures. Une tête de Sarrazin grimace affreusement sous le pendentif qui les supporte. De charmans lustres du XVe siècle, brodés à jour comme des reliquaires, tombent des nervures de la voûte. En sortant de léglise, on entre dans un beau cloître de la même époque, plein de rêverie et de silence, dont les arcades demi-ruinées prennent les tons grisâtres des vieilles architectures du Nord. La rue de la Plateria (de lorfèvrerie) éblouit les yeux par ses devantures et ses verrines étincelantes de bijoux, et surtout dénormes boucles doreilles grosses comme des grappes, dune richesse lourde et massive, un peu barbare, mais dun effet assez majestueux, qui sont achetées principalement par les paysannes aisées. Le lendemain, à dix heures du matin, nous entrions dans la petite anse au fond de laquelle se trouve Port-Vendre. - Nous étions en France. - Vous le dirai-je? en mettant le pied sur le sol de la patrie, je me sentis des larmes dans les yeux, - non de joie, mais de regret. - Les tours vermeilles, les sommets dargent de la sierra Nevada, les lauriers-roses du Généralife, les longs regards de velours humides, les lèvres doeillet en fleur, les petits pieds et les petites mains, tout cela me revint si vivement à lesprit, quil me sembla que cette France, où pourtant jallais retrouver ma mère, était pour moi une terre dexil. Le rêve était fini. THÉOPHILE GAUTIER |