Théophile
Gautier 1811 - 1872
33 - Revue des Deux Mondes, tome 7, 1844
Paul Scarron
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Revue des Deux Mondes,
tome 7, 1844
De tout cela il est résulté un art magnifique, grandiose, solennel, mais, osons le dire, sauf deux ou trois glorieuses exceptions, légèrement ennuyeux, et. qui produit une impression à peu près pareille à celle que vous donnent les jardins de Le Nôtre ou de la Quintinie : partout du marbre, du bronze, des Neptunes, des tritons, des nymphes, des rocailles, des bassins, des grottes, des colonnades, des ifs en quenouille, des buis en pots-à-feu, tout ce quon peut imaginer de plus noble, de plus riche, de plus coûteux, de plus impossible; mais au bout dune heure ou deux de promenade, vous sentez lennui vous tomber sur le dos en pluie fine avec la rosée des jets deau: une mélancolie sans charme sempare de vous à la vue de ces arbres dont pas une branche ne dépasse lautre, et dont lalignement irréprochable ravirait daise un instructeur de landwebr prussienne. Vous vous prenez, malgré vous, à désirer quelque petit coin de paysage agreste : un bouquet de noyers près dune chaumière au toit moussu, fleuri de giroflée, sauvage, avec une paysanne tenant un enfant au bras, sur le seuil encadré dune folle guirlande de vigne; un lavoir dans les eaux du vallon, sous ombre bleuâtre des saules, égayé par le babil et le battoir des lavandières ; une grasse prairie où nagent à plein poitrail dans des vagues dherbes ces belles vaches rousses,que Paul Potter sait si bien peindre, et à qui les idylles de cour font paître un gazon de satin vert sous le nom euphonique de génisses. Sous le règne précédent, lélément gaulois se retrouvait plus visible au fond de la littérature, à travers un mélange despagnol et dItalien : la greffe hellénique que Ronsard avait entée sur le vieux tronc de lidiome, nourrie parla sève du terroir, sétait fondue avec larbre. Il ny a pas une si grande différence quon pourrait le croire entre les discours politiques du gentilhomme vendomois et certaines tirades de Pierre Corneille. Cétait une langue charmante, colorée, naïve, forte, libre, héroïque, fantasque, élégante grotesque, se prêtant à tous les besoins, à tous les caprices de lécrivain, aussi propre à rendre les allures hautaines et castillanes du Cid quà charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfrerie. Lesprit français, fin, narquois, plein de justesse et de bon sens, manquant un peu de rêverie, a toujours eu pour le grotesque un penchant secret. Nul peuple ne saisit plus vivement le côté ridicule des choses, et dans les plus sérieuses il trouve encore le petit mot pour rire. Du temps de Louis XIII, il régnait en littérature un goût aventureux, une audace, une verve bouffonne, une allure cavalière tout-à-fait en harmonie avec les moeurs des raffinés. On ne regardait de près ni aux mots, ni aux choses, pourvu que la touche fût franche, la couleur hardie et le dessin caractéristique. Linfluence du cavalier Marin, de Lalli, de Caporali, de Quevedo, avait donné lieu une foule de composition burlesques où la singularité du fond le dispute au caprice de lexpression. On ferait un gros volume, rien quavec les titres de toutes ces oeuvres que la réaction en tête de laquelle se trouvaient Boileau et Racine a fait rentrer dans un oubli profond, doù les tire de loin en loin la curiosité dun bibliophile ou dun critique qui va chercher dans ce quon appelle les poet minores des traits de physionomie négligés par le large pinceau des talens de premier ordre. Paul Scarron est en quelque sorte lHomère de cette école bouffonne, celui qui résume et personnifie le genre; il possédait de son emploi jusquau physique. Byron, le chef de lécole satanique, avait le pied-bot comme le diable; Scarron, chef de lécole burlesque, était contrefait et bossu comme une figure du Bamboche. Les déviations de ses vers se répétaient dans les déviations de son épine dorsale et de ses membres : les idées, comme les marteaux des orfèvres repoussent la forme extérieure et lui font prendre leurs creux et leurs saillies. Le nom de Scarron est à peu près le seul qui ait surnagé de toute cette bande, et de temps à autre on lit encore quelques pièces de lui. Ce nest pas que parmi ses confrères, engouffrés sans retour dans leau noire de loubli, on ne trouve des morceaux dune verve aussi franche, dun comique aussi épanoui et dune facture non moins habile; la mémoire humaine, surchargée de tant de noms, en choisit ordinairement un pour chaque genre et le lègue: dâge en âge sans autre examen. Un travail amusant pour quelquun qui aurait du loisir, et qui ne craindrait pas de traverser et de remonter quelquefois le torrent des opinions reçues serait la révision des arrêts portés par les contemporains ou la postérité, qui nest pas toujours si équitable quon veut bien le dire, sur une foule dauteurs et dartistes: plus dun de ces jugemens cassé à coup sûr. Un pareil travail, appuyé de pièces justificatives, mettrait en lumière une foule de choses charmantes dans es écrivains voués à la réprobation et au ridicule, et trahirait un nombre pour le moins équivalent de sottises et de platitudes dans les écrivains cités, partout avec éloge. Tous les poètes grotesques nont pas eu pour leur renommée lavantage de laisser une veuve épousée par un roi de France, et cette bizarrerie de fortune a contribué pour beaucoup, à sauver de loubli le nom de lauteur de Don Japhet dArménie. Scarron naquit à Paris en 1610 ou 1611, dune famille ancienne et bien située, originaire de Moncallier en Piémont où lon voit dans léglise collégiale une chapelle fondée sur la fin du XIIIe siècle par Louis Scarron, qui y repose sous un tombeau de marbre blanc blasonné de ses armes. Il eut pour père Paul Scarron, conseiller au parlement qui jouissait dune fortune de 25 mille livres de rente, somme considérable pour: ce temps, et qui représenterait aujourdhui plus du double. Un Pierre Scarron fut évêque de Grenoble, un Jean Scarron, sieur de Vaujour. Il ny a rient là qui sente son poète et son bouffon, et lon aurait pu, sans crainte de passer pour un faux prophète, prédire un avenir agréable au petit Scarron et à ses deux soeurs Anne et Françoise. Cet avenir si clair et si net en apparence ne tint cependant pas ses promesses. Le conseiller Scarron perdit sa femme, et, sans tenir compte de cette faveur que le ciel lui faisait de rompre un noeud indissoluble, il commit la sottise de convoler en secondes noces. Françoise de Plaix, la femme quil épousa, lui donna trois autres enfans : deux filles, Madelaine et Claude ; un fils, Nicolas. Vous savez que, si rien au monde ne vaut une mère, rien nest pire quune marâtre, - si ce nest une belle-mère. Donc Françoise de Plaix, comme une vraie marâtre quelle était, aimait peu les enfans de lautre lit, et tachait de favoriser les siens de tout ce quelle pouvait tirer de son côté et du leur. Le petit Scarron, quoiquil fût tout jeune, sapercevait de ces manéges et ne sen taisait pas; il avait une amitié fort mince pour sa nouvelle famille, et savait un gré médiocre à monsieur son père de lui donner des petits frères qui devaient diminuer sa succession dautant. Déjà il avait le parler fort libre et fort caustique, et décochait à sa marâtre des pointes piquantes qui envenimaient encore la haine qui existait entre eux; il fit si bien que le séjour de la maison paternelle lui devint impossible. Ce nétaient du matin jusquau soir que tracasseries et querelles, de sorte que le conseiller, excellent homme, mais père assez faible, fut obligé de le sacrifier à la paix du ménage et de lenvoyer chez un parent, à Charleville. Il y resta deux ans, et ce bannissement ayant un peu fait rentrer les griffes à lhumeur féroce de la marâtre, il revint à Paris, où il acheva ses études, après quoi il prit le petit collet, non quil eût une vocation pour létat ecclésiastique. Son tempérament bilieux-sanguin le portait plutôt à lactivité du plaisir quau recueillement de la vie méditative, et il ne possédait aucune des qualités quexigent les grandes fonctions du prêtre, aussi sen tint-il au petit collet, qui nengageait à rien et ne vous empêchait même pas de porter lépée et dêtre un raffiné duelliste, comme labbé de Gondi. Le petit collet était un costume propre, leste, dégagé, presque galant et peu coûteux, qui signifiait seulement que la personne qui le portait : avait des prétentions à la littérature ou à quelque bénéfice. Rien nétait, du reste, plus profane, plus libre de tout préjugé que ces petits collets. Costumé de la sorte, et suivi dun laquais, lon pouvait se présenter partout sans crainte dencourir la colère des suisses; bien des portes qui seraient restées fermées souvraient delles-mêmes devant monsieur labbé, et pourvu quil eût loeil vif, la dent belle et la répartie prompte, il était le bien-venu des grands seigneurs et des belles dames. Avec cet enjouement et cette tournure desprit, dune famille honorable comme il était, et recevant quelque argent de son père, Paul Scarron devait avoir du succès dans le monde; il fréquentait les sociétés galantes et spirituelles du temps, il était bien vu chez Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, les deux lionnes de lépoque, qui réunissaient chez elles tout ce que la cour et la ville avaient dillustre et de remarquable, les plus beaux noms et les plus fins esprits. Ce devaient être dans ces grands hôtels de la Place Royale et de la rue des Tournelles, car alors le Marais était le quartier élégant, le quartier à la mode, de bien charmantes causeries, de bien piquantes divagations à propos de rien et de tout; lépicurisme délicat de Saint-Evremond, les saillies de Chapelle, lentrain bachique de Bachaumont, mêlaient à la conversation des grands seigneurs un élément littéraire suffisant pour éviter la banalité des propos vulgaires, sans tomber dans la préciosité et le phébus comme le fit la société de lhôtel Rambouillet. A un pareil commerce, Scarron ne pouvait que gagner, et cest là sans doute quil puisa cette liberté de badinage, cette heureuse facilité de plaisanterie, cet enjouement qui, sil nest pas toujours de bon goût, au moins nest jamais forcé, et fait naître le sourire sur les lèvres les plus rebelles, à la gaieté. On trouve dans les poésies diverses de Scarron deux petites pièces de vers, lune à Marion de Lorme, lautre à Mlle de Lenclos, qui prouvent en quelles relations amicales il était avec ces deux célèbres courtisanes, et qui sont assez curieuses en ce quelles montrent sous quel aspect les contemporains envisageaient ces deux émules, de Phryné et dAspasie. Voici létrenne adressée à Mlle Marion de Lorme : Félicité des yeux et supplice
des ames, O belle et charmante Ninon, Notre petit abbé vécut ainsi jusquà lâge de vingt-quatre ans, ne soccupant sérieusement que de ses plaisirs et tout entier aux charmes de nombreuses liaisons. Dans ce temps, il était du bel air pour tout jeune homme posé sur un bon pied dans le monde daller faire un tour en Italie. Scarron neut garde de manquer à cette mode. Il était à Rome en 1634, et il y rencontra le poète Maynard. Laspect de ces ruines grandioses, la tristesse solennelle de cette ville, où chaque pierre éveille un souvenir, où le passé écrase le présent de tout son poids, ne fit aucune impression sur le jeune Scarron ; le pittoresque nétait pas son fort. Il vit la cité des Césars du même oeil que Saint-Amant, qui, lui pourtant, avait à un haut degré le sentiment des merveilles de lart et de la nature. Il en revint tout aussi mondain quil était parti, et sa vocation ecclésiastique ne paraît pas sêtre augmentée à voir de près le pape, les cardinaux et les moines. Scarron ne fut pas toujours ce goutteux, ce cul-de-jatte, ce paralytique à la poitrine concave, au dos convexe, que lon voit grimacer sur le frontispice de ses uvre Dans une épître au lecteur qui ne la jamais vu, voici comme il parle de son état passé et de son état présent: « Lecteur qui ne mas jamais vu et ne ten soucies guère, à cause quil ny a pas beaucoup à profiter à la vue dune personne faite comme moi, sache que je ne me soucierais pas que tu me visses, si je navais appris que certains beaux esprits facétieux se réjouissent aux dépens du misérable et me dépeignent dune autre façon que je ne suis fait. Les uns disent que je suis cul-de-jatte; les autres, que je nai point de cuisses, et que lon me met sur une table, dans un étui, où je cause comme une pie borgne; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent. Je pense être obligé, en conscience, de les empêcher de mentir plus long-temps, et cest pour cela que jai fait faire la planche que tu vois au commencement de mon livre. Tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je murmure comme les autres quand je suis lecteur; tu murmureras, dis-je, et trouveras à redire de ce que je ne me montre que par le dos. Certes, ce nest pas pour tourner le derrière à la compagnie, mais seulement à cause que le convexe de mon dos est plus propre à recevoir, une inscription que le concave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tête penchante, et que par ce côté-là, aussi bien que par lautre, on peut voir la situation ou plutôt le plan irrégulier de ma personne. Sans prétendre faire un présent au public (car, par mesdames les neuf Muses, je nai jamais espéré que ma tête devînt loriginal dune médaille), je me serais bien fait peindre, si quelque peintre avait osé lentreprendre. Au défaut de la peinture, je men vais te dire à peu près comme je suis fait. « Jai trente-huit ans passés, comme tu vois, au dos de ma chaise; si je vais jusquà quarante, jajouterai bien des maux à ceux que jai déjà soufferts depuis huit ou neuf ans. Jai eu la taille bien faite, quoique petite; ma maladie la raccourcie dun bon pied. Ma tête est un peu grosse pour ma taille. Jai le visage assez plein pour avoir le corps décharné, des cheveux assez pour ne porter point perruque; jen ai beaucoup de blancs en dépit du proverbe. Jai la vue assez bonne, quoique les yeux gros; je les ai bleus: jen ai un plus enfoncé que lautre, du côté où je penche la tête. Jai le nez dassez bonne prise. Mes dents, autrefois perles carrées, sont de couleur de bois, et seront bientôt de couleur dardoise; jen ai perdu une et demie du côté gauche, et deux et demie du côté droit, et deux un peu égrignées. Mes jambes et mes cuisses ont fait dabord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu; mes cuisses et mon corps en font un autre, et ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. Jai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bas; enfin, je suis un raccourci de la misère humaine. Voilà à peu près comme je suis fait. Puisque je suis en si beau chemin, je vais tapprendre quelque chose de mon humeur. Aussi bien cet avant-propos nest-il fait que pour grossir le livre de la prière du libraire, qui a eu peur de ne retirer pas les frais dimpression, sans cela il serait très inutile, aussi bien que beaucoup dautres; mais ce nest pas daujourdhui que lon fait des sottises par complaisance, outre celles que lon fait de son chef. « Jai toujours été un peu colère, un peu gourmand, un peu paresseux. Jappelle souvent mon valet sot, et un instant après monsieur. Je ne hais personne, Dieu veuille quon me traite de même. Je suis bien aise quand jai de largent, et serais encore plus aise si javais de la santé. Je me réjouis assez en compagnie. Je suis assez content quand je suis seul. Je supporte mes maux assez patiemment; mais il me semble que mon avant-propos est assez long et quil est temps que je le finisse. » Dans une lettre à Marigny, il dit: «Quand je songe que jai été sain jusquà lâge de vingt-sept ans assez pour avoir bu souvent à lallemande! » Le Typhon renferme un passage où le poète parle, du commencement de son mal, qui le prit dans le temps que la reine accoucha de Louis XIV. Voici lendroit: Je suis persécuté dès-lors
Ce fut quelque temps après son retour de Rome quil ressentit les premières atteintes des douleurs étranges dont il souffrit sans relâche jusquà sa mort. La cause de cette maladie nest pas bien claire. Suivant un récit probablement apocryphe, Scarron aurait eu pendant le carnaval lidée de se déguiser en oiseau. Pour remplir ce but, il sétait préalablement mis tout nu et frotté le corps de miel; après quoi il avait ouvert un lit de plume et sétait roulé dedans de manière à ce que le duvet sattachât à sa peau et lui donnât lapparence dun véritable volatile. Emplumé de la sorte, il fit plusieurs visites dans des maisons où la plaisanterie fut trouvée de bon goût et des plus réjouissantes; mais, la chaleur ayant fait fondre le miel, les plumes se détachèrent et trahirent la nudité de Scarron, au grand scandale de la populace, qui se mit à le poursuivre. Effrayé des clameurs, il prit la fuite et se cacha dans un marais, où il senfonça jusquau menton. La froideur de leau le saisit tellement, quil fut pris de rhumatismes qui lui tordirent les membres et le rendirent impotent et perclus. Des contemporains moins bénévoles, tels que Tallemant des Réaux et Cyrano de Bergerac, attribuent cette maladie à une autre cause que rend tout-à-fait probable la vie quelque peu licencieuse que menait le jeune abbé. En ce temps-là, les remèdes étaient pires que le mal, et, si quelquefois on guérissait de lun, on ne guérissait pas des autres. Il est à présumer toutefois que Scarron ne fut pas tout dabord aussi infirme quil le devint par la suite. Les biographes bienveillans se bornent à dire quune lymphe acre se jeta sur ses nerfs et le réduisit à un état de souffrances continuelles. Aussi lépitaphe que le pauvre diable se composa lui-même, et dans laquelle on retrouve la pensée de linscription gravée sur la tombe de Trivulce : Hic quiescit qui numquam quievit, lace, est-elle plus véridique que ne le sont habituellement ces sortes de poésies: Celui qui cy maintenant dort Le style burlesque, dont Scarron nest pas linventeur assurément, mais dans lequel il excelle et quil résume en quelque sorte, a eu ses partisans et ses détracteurs. Le mot burlesque, en lui-même, nest pas fort ancien. Ce nest guère que de 1640 à 1650 quon le voit se produire; avant cette époque, il navait pas franchi les monts. Sarrazin, selon la remarque de Ménage, est le premier qui lait employé en France, où la chose existait cependant, mais où elle était désignée par le terme de grotesque. Létymologie de grotesque est grutta, nom quon donnait aux chambres antiques mises à jour par les fouilles, et dont les murailles étaient couvertes danimaux terminés par des feuillages, de chimères ailées, de génies sortant de la coupe des fleurs, de palais darchitecture bizarre, et de mille autres caprices et fantaisies. Burlesque vient de litalien burla, qui signifie plaisanterie, moquerie, et doù dérivent les mots burlesco et burlare. Burla, que les Italiens ont adopté, est au fond un terme castillan. On nomme en Espagne burladores certains jets deau cachés sous le gazon, qui jaillissent subitement sous les pieds, et mouillent les promeneurs sans défiance de leur rosée imprévue. La comédie de Tirso de Molina, qui servit de modèle au don Juan de Molière, porte pour titre el Burlador de Sevilla, ce mot ayant dans sa signification espagnole une nuance plus dérisoire et plus ironique, car celui qui invite a souper le convive de pierre peut être moqueur, mais à coup sûr il nest pas bouffon Lemploi de ce style devint général; depuis les moutons de Panurge et bien avant, la France est le pays de limitation par excellence, car les Français, si hardis sur le champ de bataille et dans les situations périlleuses, sont dune timidité extrême sur le papier, et cette nation si folle et si légère, au dire des observateurs, est celle qui a toujours conservé le plus profond respect pour les règles, et qui a le moins risqué en littérature. Dès quils ont une plume à la main, ces Français si téméraires deviennent pleins dhésitations et danxiétés; ils tremblent de dire quelque chose de nouveau et qui ne se trouve pas dans les auteurs du bel air. Aussi, quun écrivain ait la vogue, et tout de suite il paraît des nuées douvrages taillés sur le patron du sien. On aurait tort dattribuer cet esprit imitateur au manque dinvention ou de ressources individuelles; ce nest quune déférence à la mode, une crainte de paraître manquer de goût. Il ny a quen France que le mot original appliqué à un individu soit presque injurieux. Tout Français qui écrit est travaillé de la peur du ridicule, et cest ce qui fait que lorsquun style ou un genre a été adopté par le public, tous les auteurs se jettent de ce côté, heureux de décliner la responsabilité dune manière à eux; Ce nest pas daujourdhui que le succès dun ouvrage fait éclore un cycle doeuvres du même genre. Chaque époque a un poème ou un roman en vogue dont il se tire de nombreuses contre- épreuves, et ce serait un travail curieux de faire lhistoire de ces familles congénères. A cause de cela, notre littérature est plus pauvre que tout autre en ouvrages excentriques, le ton général se retrouvant dans le plus grand nombre des écrits contemporains, et chaque période ayant sa nuance particulière donnée par un succès. La réussite de Scarron amena une débâcle de poésies burlesques, ou du moins prétendues telles. Les sujets les moins aptes à la plaisanterie furent traités de cette manière. Brébeuf lui-même, lauteur ampoulé de la Pharsale, fit une parodie de Lucain, la plus froide et la plus ennuyeuse du monde, tant le goût du burlesque était généralement répandu. Tout le monde sen mêlait, jusquaux laquais et aux femmes de chambre, car la plupart des gens pensaient quil suffit daccoupler des rimes burlesques, de rassembler des termes extravagans et bas, en un mot de parler en langage du Ponceau ou de la Halle, pour être un poète bouffon. Le vers de huit syllabes à rimes plates, que Scarron a presque toujours employé, et avec lequel sont écrits le Typhon et le Virgile travesti, offre des facilités dont il est malaisé de nabuser point. Entre les mains dun versificateur médiocre, il devient bientôt plus lâche et plus rampant que la prose négligée, et noffre pour compensation à loreille quune rime fatigante par son rapprochement. Bien manié, ce vers, qui est celui des romances et des comédies espagnoles, pourrait produire des effets neufs et variés. Il nous paraît plus propre que lalexandrin, pompeux et redondant, aux familiarités du dialogue, à lenjouement des détails, et nous aimerions le voir en usage au théâtre. Il nous éviterait beaucoup dhémistiches stéréotypés dont il est difficile aux meilleurs et aux plus soigneux poètes de se défendre, tant la nécessité des coupes et des rimes du vers hexamètre les ramène impérieusement. Ce vers octosyllabique était si spécialement affecté aux bouffonneries, quil était appelé vers burlesque, bien quil se prête également aux inspirations nobles et sérieuses. Cest dans ce mètre que le bon Loret, le journaliste du temps, écrivait sa Muse historique. Le burlesque, ou, si vous aimez mieux, le grotesque, a toujours existé, dans lart et dans la nature, à létat de repoussoir et de contraste. La création fourmille danimaux dont on ne peut sexpliquer lexistence et la nécessité que par la loi des oppositions. Leur laideur sert évidemment à faire ressortir la beauté dêtres mieux doués et plus nobles; sans le démon, lange naurait pas sa valeur; le crapaud rend plus sensible et plus frappante la grace du colibri. La vie est multiple, et beaucoup délémens hétérogènes entrent dans la composition des faits et des évènemens. La scène la plus touchante a son côté comique, et le rire sépanouit souvent à travers les pleurs. Un art qui voudrait être vrai devrait donc admettre lune et lautre face. La tragédie et la comédie sont trop absolues dans leurs exclusions. Aucune action nest dun bout à lautre effrayante ou risible; il y a des choses fort comiques dans les évènemens les plus sérieux, et des choses fort tristes dans les plus bouffonnes aventures. La tragédie et la comédie sont donc des poèmes classiques; attendu que, daprès une convention arrêtée davance, elles rejettent lexpression de certains sentimens et de certaines idées. La netteté un peu sèche de lesprit français saccommode de ces divisions et de ces compartimens dans le domaine de lart. Pleurons ou rions pendant cinq actes, cest bien; mais ce désir dharmonie et de régularité ne se satisfait que par le sacrifice des couleurs et des tons. On a une littérature monochrome, comme ces combats de gladiateurs peints avec de locre rouge dont parle Horace, ou ces peintures en camaïeu dont les artistes de lautre siècle ornaient les dessus de portes et les trumeaux. Tel poème est bleu, tel autre est vert; tout y est modelé, comme dans les grisailles, par lombre et le clair; dans aucun ne se marient harmonieusement les teintes variées de la nature. Nous ne reviendrons pas faire ici, à propos de Scarron, la théorie du grotesque, si éloquemment exposée dans une préface célèbre. Depuis Malherbe, la langue française a été prise dun accès de pruderie et de préciosité dans les idées et dans les termes vraiment extraordinaire. Tout détail était proscrit comme familier, tout vocable usuel comme bas ou prosaïque. Lon en était venu à nécrire quavec cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de lidiome général, comme un dialecte abstrait à lusage des savans. A côté de cette poésie si noble et si dédaigneuse sétablit un genre complètement opposé, mais tout aussi faux assurément, le burlesque, qui sobstinait à ne voir les choses que par leur aspect difforme et grimaçant, à rechercher la trivialité, à ne se servir que des termes populaires ou ridicules. Cest lexcès inverse, et voilà tout. Nous admettons parfaitement la bouffonnerie, linvention des détails comiques, la gaieté du style, la réjouissante bizarrerie des mots, les rimes imprévues et baroques, les plus folles imaginations de tous genres; mais nous avouons ne rien comprendre à la parodie, au travestissement. Le Virgile travesti, un des principaux ouvrages de Scarron et celui qui a fondé sa réputation, est à coup sûr un de ceux qui nous plaisent le moins, bien quil soit semé de mots plaisans et de vers très drôlement tournés. Après tout, quest-ce que cela signifie? Mettre à la place dun héros une épaisse figure bourgeoise, à la place dune belle princesse une grosse maritorne, et les faire parler en style des halles, na rien en soi-même de fort récréatif. Il nest pas de chef-doeuvre dont on ne puisse, par ce procédé, faire aisément la chose la plus plate du monde. Nous concevons la parodie dans le sens critique, cest-à-dire au moyen dune certaine exagération humoristique des défauts de loeuvre quon travestit, qui en fait ressortir le ridicule ou le danger, comme le Don Quijote, quand il parle des Amadis de Gaule, des Galaor, des Agesilan de Colchos, des Lancelot du Lac, des Esplandian et des autres romans de chevalerie. Nous avons vu la parodie de toutes les pièces représentées avec succès depuis une dizaine dannées, et bien quil y ait au fond de lhomme le moins envieux du monde un petit sentiment de malveillance qui lui fasse écouter avec une certaine satisfaction des plaisanteries sur une tragédie ou sur un drame en vogue, nous devons avouer ny avoir jamais pris le moindre divertissement. Du reste, Scarron était tout-à-fait de notre avis sur les parodies, et la manière dont il sen exprime dans une épître à M. Deslandes-Payen, à qui il dédie le cinquième livre du Virgile travesti, prouve une modestie qui va jusquà linjustice: « Je suis prêt de signer devant qui lon voudra que tout le papier que jemploie à écrire est autant de papier gâté, et quon aurait droit de me demander, ainsi quà lArioste, où je prends tant de c.... Tous ces travestissemens de livres, et mon Virgile tout le premier, ne sont autre chose que des c...., et cest un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule; tant ceux qui se sont jetés sur Virgile que sur moi comme un pauvre chien qui ronge son os, que les autres qui sadonnent à ce genre décrire comme au plus aisé; cest, dis-je, un très mauvais augure pour ces très brûlables burlesques que cette année, qui en a été fertile, et peut-être autant incommodée que de hannetons, ne lait pas été en bled. Peut-être que les plus beaux esprits, qui sont gagnés pour tenir notre langue saine et nette, y mettront bon ordre, et que la punition du premier mauvais plaisant qui sera convaincu dêtre burlesque relaps, et comme tel condamné à travailler le reste de sa vie pour le Pont-Neuf, dissipera le fâcheux orage de burlesque qui menace lempire dApollon. Pour moi, je suis toujours prêt dabjurer un style qui a gâté tout le monde, et sans le commandement exprès dune personne de condition qui a toute sorte de pouvoir sur moi, je laisserais le Virgile à ceux qui en ont tant denvie, et me tiendrais à mon infructueuse charge de malade, qui nest que trop capable dexercer un homme entier. » Il résulte de cette épître que les contrefacteurs et les copistes ne manquaient pas à Scarron, et le travestissement du Virgile lui était vivement disputé. Le mode de publication quil avait adopté favorisait les fraudes des continuateurs. Il devait dabord faire paraître un livre chaque mois; toutefois, soit que les souffrances len empêchassent, soit quil fût ennuyé et rebuté de cette besogne, ce qui est plus vraisemblable, il ne mit pas beaucoup dexactitude à tenir son engagement, et de longs intervalles séparèrent les apparitions des diverses parties de son poème. Certes, il faut toute la verve de Scarron pour soutenir une si longue plaisanterie; il faut son habileté souveraine à manier le vers de huit pieds, sa facilité à trouver des rimes imprévues, des tours piquans, des suspensions, des enjambemens hardis, des coupes bizarres, enfin tout ce qui peut varier une oeuvre dune telle haleine. Souvent, à travers mille incongruités plus étranges les unes que les autres, se trouvent des morceaux vraiment bien traités, et dont la littéralité familière rend beaucoup mieux lantique que les traductions sérieuses et en beau style. Des réflexions judicieuses servent de commentaire au texte: Soyez justes, craignez les dieux; Discite justitiam moniti et non temnere divos
! Le Virgile fut continué, si cela peut sappeler continué, par un certain Jacques Moreau, marquis ou comte de Brazey, et par autre rimeur dont le nom est resté inconnu. Il est difficile de lire quelque chose de plus plat et de plus rampant, de plus insipide. Le sieur Offray na guère été plus heureux dans sa suite du Roman comique. Limmortel auteur du Don Quijote, don Miguel Cervantès de Saavedra, ayant laissé un long intervalle entre la publication de la première et de la dernière partie de son roman, eut aussi cet inconvénient dêtre continué par un sacrilège barbouilleur de papier; mais Cid-Hamet-Ben-Engeli accrocha si haut sa plume, que personne depuis ne pus la reprendre. Le Typhon, qui fut composé avant le Virgile travesti, est un poème burlesque sur la guerre des dieux et des géans. Il a cinq chants en vers de huit pieds. Sil y eut jamais un personnage mythologique sinistre et grandiose, cest ce monstre informe que fit sortir de la terre Junon, jalouse de la création de son mari, qui avait produit Pallas tout seul. Sa révolte gigantesque a un caractère mystérieux et cosmogonique, effrayant comme ces bas-reliefs sculptés dans les cavernes qui font allusion à des évènemens dont on a perdu la mémoire et le sens symbolique, mais quon pressent avoir été terribles. Ce Typhon fut sur le point de mettre la terre à la place du ciel; il coupa les bras et les jambes à Jupiter avec une faux de diamant, et inspira aux Olympiens une telle panique, quils se déguisèrent, pour lui échapper, en animaux, en légumes, formes sous lesquelles les Égyptiens les adorent. Son aspect était formidable et monstrueux; il avait cent têtes, et de ses cent bouches sortaient avec des flammes des cris si horribles, que les dieux et les hommes en tremblaient. Le haut de son corps était couvert de et le bas seffilait en queues de dragon. Ce géant, tout abominable quil était, trouva à se marier, et dEchidna, sa femme, il eut toute une affreuse famille de monstres : Orcus, Cerbère, lhydre de Lerne, la Chimère, le Sphinx, et le lion de Némée. Enfin, Jupiter, ayant recouvré ses bras et ses jambes par ladresse de Mercure et de Pan, monta sur un char attelé de chevaux ailés et foudroya Typhon si dru et si serré, quil le renversa et lui mit sur la poitrine, pour lempêcher de se relever, le mont Etna qui, depuis ce temps, ne cesse de cracher à la face du ciel, en signe de mépris et de révolte, des jets de flamme, des rochers, des torrens de lave, et des trombes de fumée. Voyons comment Scarron a caricaturé ce sujet épique et traduit cette lutte colossale. Au début du poème, les dieux font bombance dans un Olympe macaronique arrangé en pays de Cocagne. Ils ont bu du nectar un peu plus quassez et se sont donné des indigestions dambroisie. Jupiter dort le nez sur la table; Junon est étendue sur son lit très peu chastement drapée; Mars, qui vient de Flandre, boit de la bière et fume du petun en vrai soudart quil est. Quant à Vénus, elle fait loeil à quelque jeune dieu encore imberbe quelle veut déniaiser. Typhon et les géans ses amis samusent aussi sur terre à leur façon. Ils jouent aux quilles dans les champs de Thessalie. Vous pensez que les quilles de gaillards pareils ne peuvent être des jouets denfans: ce sont dénormes roches, aussi hautes que le clocher de Strasbourg, que Typhon a arrachées de ses mains puissantes et quil a grossièrement façonnées. Un prodigieux quartier de montagne à peine dégrossi sert de boule. Cette partie de quilles cause des tremblemens de terre dans la contrée. Cependant les géans ne sont pas encore échauffés; ils jouent posément, comme cela se pratique dabord; petit à petit, le jeu sanime, et Mimas, en lançant la boule, attrape le pied de Typhon précisément à lendroit de son durillon. Typhon, enragé de douleur, mais ne pouvant sen prendre à Mimas, qui ne la pas fait exprès, ramasse les quilles et la boule et les jette en lair avec tant de force, quelles percent les voûtes bleues du ciel et retombent sur le buffet des dieux, où elles brisent tous les verres et toute la vaisselle. Jupiter se réveille en sursaut à ce tintamarre dassiettes cassées, et demande, transporté de colère, ce que signifie une pareille bacchanale: - Majesté, répond Pallas, cest un coup de quelque épouvantable machine de guerre braquée de terre contre le ciel qui a causé ce dégât dans votre buffet. Tous les verres sont en pièces, et il nous faudra désormais boire dans nos mains comme des mendians ou des philosophes cyniques. - Ce sont neuf quilles et une boule, ajoute Mome, le gentil bouffon. - Ah çà! Dit Jupiter, le ciel est donc pénétrable; on le crève donc comme un plafond de papier; nous ne sommes donc plus en sûreté dans cette bicoque dazur. Les fils de la terre deviennent de plus en plus insolens, mais je leur rabattrai bien le caquet; je tonnerai, je grêlerai, je pleuvrai sur eux dune si rude manière, quils rentreront bien vite dans le devoir. La conversation en est là quand paraît Apollon, qui a fini sa journée, mis ses rosses à lécurie et son coche sous sa remise; il est naturellement mieux informé que personne de ce qui se passe sur la terre, quil est chargé déclairer en sa qualité de grand-duc des chandelles, que lui a décernée Dubartas. Il a vu Typhon, qui jouait avec sa bande en Thessalie, jeter les quilles contre le ciel. - Ce drôle finit par méchauffer la bile, et la moutarde commence à monter à mon nez olympien, dit Jupiter en fronçant son sourcil de peau de taupe. Holà! Mercure, chausse au plus vite tes souliers à talonnières, ils sont tout frais ressemelés, et va dire à ce sacripant que, sil ne se tient pas tranquille, il aura à faire à moi. Le fils de Cyllène se coiffe de son petasus, sattache les ailes au pied avec une bonne ficelle, prend sa canne entourée danguilles, fait une révérence denfant de choeur, et le voilà parti. Il fend lair, traverse les nuées, et ne sarrête que sur lHélicon pour casser une croûte et boire un coup. Il trouve là les neuf Muses occupées à bluter des rondeaux, à vanner des sonnets, à trier des jouissances et des regrets. Cest le propre des vieilles filles et des dévotes de sadonner à faire des confitures; aussi présentent-elles à Mercure un pot de cerises et un fond de pâté entamé la veille par Apollon. Quand il a mangé, il sessuie proprement la bouche avec le dos de la main, comme le fait un dieu bien élevé à qui lon na pas présenté de serviette, et il repart au pas de course pour sacquitter de sa commission. Mercure arrive entre chien et loup dans lendroit où se trouvent les géans; on y voit encore un peu clair, mais la nuit ne tarde pas à déployer ses jupons pailletés détoiles. Les vauriens sont dans une plaine, non loin dune forêt, occupés à faire un bûcher pour faire cuire une carbonnade. La forêt tout entière y passe: cest un entassement de chênes noueux, de pins échevelés, dormes avec leurs racines, à croire que lon veut brûler le monde. Des centaines de boeufs mis en quartier et quon a négligé déplucher de leurs charrues, rôtissent sur cet océan de charbons. Des milliers de moutons enfilés comme des alouettes dans des broches faites de cyprès tout entiers tournent lentement devant la flamme : ce souper a dû affamer toute une nation. Les géans entourent Mercure, qui nest pas plus rassuré quil ne faut en voyant se resserrer autour de lui cette ceinture de corps monstrueux, pourtant il prend son courage à deux mains et tient ce discours à Typhon, qui le regarde de travers et de sa mine la plus effroyable : - Seigneur Typhon, malgré votre gigantosité, vous nêtes quune grande canaille. Jupin, mon bourgeois et le vôtre, menvoie vous dire que vous vous teniez coi désormais, sinon il vous foudroiera bel et bien. Vous avez démoli notre vaisselle, et il faut que vous alliez promptement à Venise chercher une centaine de verres pour remplacer ceux que vos quilles ont brisés: - qui casse les verres les paie. - Vous êtes assez ivrogne pour connaître cette maxime. - Vous avez une semaine devant vous, mais pas plus. Sur ce, bonsoir. A ce discours, une huée formidable, à rendre sourds les quatre élémens, sort de ces bouches plus larges que des fours, de ces poitrines plus profondes que des cavernes Mercure pensa en rendre le sang par les oreilles, comme un canonnier qui a manoeuvré sa bombarde toute la journée Sauve-toi vite, bélître, maroufle, ou je te jette tout vif dans le feu, hurle Typhon. Je me moque de ton maître. et de ses fusées et pétarades comme de colin-tampon. Là-dessus, le colosse se met à dévorer avec sa bande des montagnes de viande à moitié grillée, et ne tarde pas à sendormir auprès du feu qui séteint, après avoir mis sous sa tête, en guise doreiller, un rocher que vingt mille hommes nauraient pas fait bouger dun pouce. Ainsi se termine le premier chant. Le pauvre Mercure, fort effrayé, grimpe sur un arbre où il perche jusquau retour de laurore, les chemins étant peu sûrs et infestés de tirelaines. Le jour venu, il descend de son juchoir et se remet en route; il trouve Jupiter encore au lit, et ce dieu se donne à peine le temps de passer une robe de chambre, tant il est pressé de savoir les nouvelles que son messager apporte de la terre. - Tout ce que jai pu obtenir, dit Mercure au maître des dieux, cest la chanson de Daye-Dandaye. Ces faquins mont éclaté de rire au nez comme un cent de mouches, et peu sen est fallu quils ne me bernassent. Typhon en particulier ma accueilli comme un cueilleur de pommes du Perche. Que jaie la gale qui dure sept ans si je nai dit la vérité aussi nue quau sortir de son puits! Le conseil céleste sassemble, et lon agite la question de savoir sil faudra sévir ou non. De leur côté, les géans se consultent et se démènent. Encelade, dont le nom fournit la plus heureuse rime à escalade, veut absolument dénicher Jupiter de son taudis aérien, et se propose de faire déloger tous les hôtes des maisons étoilées. Il na besoin de personne pour cette entreprise; il en aura tout seul le péril et lhonneur. Typhon entend ces fanfaronnades avec joie, et toute la bande démesurée pousse des acclamations en signe dacquiescement. Mimas se met à braire daise, Porphyrion étend ses griffes de bête fauve; Polybotte, au grouin de baleine, grogne pesamment; Asie, le grand assommeur dours, Thoon, Ephialte, Coée, Japet, Echion, Almops, se mettent à crier comme des enragés : Vive Typhon! Malheur aux dieux! Pendant ce temps-là, Jupiter tempête et jure dans son Olympe comme un charretier dans un chemin creux de Basse-Bretagne. On fait la revue des munitions, qui ne sont pas très considérables, et lon députe le factotum Mercure au dieu qui produit les exhalaisons. Celui-ci ne veut pas dabord en donner à crédit, on lui doit déjà beaucoup, car au ciel on ne paie personne; cependant, vu lurgence du danger, il répond quil va en faire monter de quoi contenter maître Jupin. - Mercure, chemin faisant, met dans sa poche la Gazette et lExtraordinaire qui renferment des détails sur les forces des géans. Le conseil des dieux ressemble beaucoup à un conseil terrestre; on sy dispute dabord sur le pas et la préséance. Neptune, qui nest pas grand orateur et ne sait que gronder, sembrouille dans son discours; Mars fait le capitaine Fracasse, le tranche-montagne, au seul vent de sa tueuse il renversera larmée des géans. Vulcain soffre à fabriquer pour les fenêtres et les portes de lOlympe des grilles et des serrures si compliquées, que Typhon sy retournerait les ongles. Le temps se passe en délibérations ridicules, et Jupiter lève la séance. Chacun retourne dans sa chacunière sans que les choses soient plus avancées. Au commencement du troisième chant, Apollon fait monter là-haut les nuages demandés : ce sont des nuages première qualité, gros de nitre, de soufre et de résine; lair en est obscurci: jamais brouillard de Londres ne fut dune telle épaisseur. A la faveur de ces nuages qui empêchent de voir la terre du ciel, Encelade commence à poser des montagnes les unes sur les autres, comme un maçon qui arrange des briques; il met Pelion sur Ossa, et fait un si prodigieux entassement, quil atteint à la hauteur du logis des Olympiens, dont il rejoint les murailles à laide dun pont volant. Jupiter, voulant voir le temps quil fait, ouvre une fenêtre, et nest pas médiocrement effrayé en se trouvant face à face avec le monstrueux visage du géant. Heureusement la fenêtre est trop étroite pour quil y puisse passer. Jupiter crie: A moi! à moi! Demande sa boite à poudre, retrousse sa manche jusquau coude et sapprête à darder un coup dans la tête du géant, qui, voyant le péril, enfonce par la croisée un immense tronc de cèdre. - Il ne sen faut pas de trois doigts que Jupiter ne soit embroché et piqué contre le mur comme une chouette à la porte dun garde-chasse. Lalarme est donnée; les dieux jettent par-dessus les créneaux des remparts célestes des fagots, des plâtras, des escabeaux, des eaux de toutes sortes, excepté des eaux de senteur, des poêles pleines de beurre bouillant; Encelade en reçoit une sur le museau qui, bien que fort chaude, refroidit son courage et lui fait céder sa place à Mimas, qui, plus mince de taille, parvient à sintroduire par louverture. La bataille devient générale. Jupiter monte à cheval sur son aigle et fait une sortie à la tête de tous les dieux. La foudre étonne dabord les géans, mais elle leur fait plus de peur que de mal. Mars et Encelade se provoquent en combat singulier, mais ils se trouvent si redoutables lun lautre, quils se tournent le dos après sêtre injuriés, comme des héros dHomère. Pendant la bataille, une vieille bohémienne fait parvenir Jupiter, par un valet de pied, une lettre ainsi conçue : « Tirésias et Protée ont prédit que cette guerre ne pouvait être terminée à la gloire des dieux quavec laide dun fils de mortelle; cest larrêt du destin. » Cet avis jette le découragement dans lOlympe, et les dieux sont déjà vaincus; lorsque revient Typhon avec des géans frais cuirassés de pierres de taille. La déroute est complète, et Jupiter gagne au pied en criant: Sauve qui peut! Les dieux et les déesses en font autant et détalent comme des Basques ou des coureurs dératés. Pour échapper aux énormes drôles qui le poursuivent en faisant des enjambées plus grandes que le Petit-Poucet avec ses bottes de sept lieues, ils sont obligés de se cacher sous des formes danimaux. Jupiter se change en bélier, Junon en vache, comme son épithète de ???p?? lui en donne bien le droit; Neptune en lévrier, Mome en singe, Apollon en corbeau, Bacchus en bouc, Pan en rat, Diane en chatte, Vénus en chèvre, Mercure en cigogne. Les géans, qui ne sont pas très fins de leur nature, ne savent ce que leurs ennemis sont devenus, et, pendant quils les cherchent, ceux-ci, à la faveur de leur mascarade, gagnent les bords du Nil où ils vont attendre que la chance tourne, et que le jour paraisse de punir cette engeance impie et grossière. La troupe céleste arrive près de Memphis. Jupiter, peu habitué à être vêtu de laine, a très chaud et se fond en sueur; il traîne péniblement le gigot; il sest fourré une épine dans le pied et se laisse choir piteusement sur lherbe tendre. Dans cette position, il bêle une harangue en grec, et conseille à Mercure de tâcher de dérober quelque habillement et dentrer dans la ville prochaine pour aller chercher des vêtemens pour les dieux; un collier de perles que Vénus a gardé à son col paiera la dépense. Mercure, sans se décigogner, vole au bord du Nil, où des naturels du pays sont en train de se baigner et de chercher des oeufs de crocodiles; le dieu des larcins, naturellement passé maître dans le vol à la tire, sempare dune tunique et reprend sa forme, sous laquelle il entre dans Memphis. Il charge un mulet de pourpoints, de manteaux, de jupes et de caleçons, une friperie complète dont les dieux se revêtent après avoir dépouillé leurs déguisemens danimaux. Ils vont se loger dans une auberge dont lhôte est cocu et la femme coquette, allitération et rapprochement tout-à-fait vraisemblables, et bientôt leur divinité se révèle par un symptôme que nous vous donnons en mille à deviner, et dont nous laissons toute la responsabilité à la bouffonnerie de Scarron. - Le vulgaire des mortels na pas, en général, le gousset fort parfumé, et lon peut adresser à beaucoup de gens la question: An gravis hirsutis cubet hircus in alis? Les voyageurs mystérieux se distinguent, au contraire, par lexcellente odeur qui sexhale de leur aisselle. Cette particularité surprend si fort les gens de la ville, quils nhésitent pas à reconnaître sur ce seul fait la divinité de leurs hôtes. Ajoutez à cela quils marchent ou plutôt quils glissent sans lever les pieds, comme sils patinaient, attribut distinctif des puissances supérieures. Les prêtres de Memphis, informés de ces circonstances, apportent en présens aux célestes étrangers quatre poinçons de vrai baume, des poissons du Nil, des crocodiles, des hippopotames, et deux paires de gants lavés. Sur ces entrefaites, Hercule., qui était occupé nous ne savons où, rejoint la bande divine, que sa présence ragaillardit, et Mercure est de nouveau détaché en manière despion pour voir ce que deviennent les géans. - Les géans continuent à entasser montagnes sur montagnes, et à faire de la Thessalie un vrai pays de casse-cou. Typhon a élevé si haut sa plate-forme, quil croit pouvoir bientôt sasseoir de plain-pied sur le trône de Jupiter; mais il a compté sans son hôte. Larmée céleste arrive en tapinois, suivie de charrettes pleines de foudres fabriquées à Memphis. Jupiter lâche un coup de foudre, mais seulement pour faire diversion et dissimuler le vrai point dattaque. Les colosses à moitié endormis se jettent à bas du lit en caleçons, et se portent du côté où le tonnerre a grondé. Pendant quils se frottent de leurs doigts gros comme des colonnes leurs yeux larges comme de boucliers, les dieux envahissent le camp, et bientôt la mêlée devient générale. Les plus terribles horions sont échangés; plusieurs des géans sont tués, ce qui les contrarie beaucoup, attendu quils nétaient jamais morts jusquà cette heure, et après diverses alternatives, grace à la valeur dhercule, qui est né dune mortelle, larmée gigantale est mise en déroute, et la prédiction de la bohémienne accomplie. Typhon, sautant de sommet en sommet, enjambe la botte de lItalie et se sauve en Sicile, où Jupiter le poursuit, le renverse et lui met, en manière de cauchemar, le mont Etna sur la poitrine, ce qui ne le gêne pas médiocrement: quand il tousse, il y a une éruption; quand il se retourne, un tremblement de terre. Ainsi presque toujours le vice Boileau ne se montre pas fort tendre à lendroit de Scarron et du Typhon en particulier. On connait ces vers de lArt Poétique: La cour, enfin désabusée, Vois sur quoi ton erreur se fonde, Le Typhon, dont Boileau lui-même reconnaissait que le début était bien tourné et dune assez fine plaisanterie, est dédié à son éminence monseigneur le cardinal Jules de Mazarin. Cette dédicace offre un assez curieux rapprochement avec la Mazarinade du même auteur. Scarron appelle Mazarin grand homme, Jules plus grand que le grand Jules, Alcide sur lequel Atlas peut saccouder quand il se sent fatigué; il le supplie de jeter du haut de son Olympe un regard sur le pauvre poète; sil lobtient, il sera aussi joyeux que sil avait recouvré la santé, et que si, nétant plus impotent, il pouvait à son éminence faire profonde révérence. Il paraît que le Mazarini ne se montra pas très sensible au compliment, ou que, pressentant quelque largesse à faire, quelque nouvelle pension émarger (Scarron en touchait déjà une de la reine), il fit la sourde-oreille et trompa les espérances que le poète avait fondées sur sa dédicace. Ladmiration de Scarron pour le grand Jules fut immédiatement calmée, et il se fit dans sa manière dapprécier le ministre écarlate une révolution complète. Ce fut dans cette disposition desprit quil fit la Mazarinade; il est difficile daller plus loin en fait dinvectives et dordures: cest du Juvénal, moins lindignation honnête à ne la considérer que sous le rapport littéraire, cette pièce, qui est fort longue, contient des morceaux très-remarquabIes de verve et desprit, mais de cet esprit affreux dont Catulle étincelle dans ses épigrammes contre Mamurra. Il lui reproche, entre autres crimes, et cest sans doute le plus noir à ses yeux, davoir sa bourse fermée à ces gueux quon appelle poètes, si chéris du feu rouge-bonnet Richelieu, qui craignait sur toute chose de voir ses beaux faits ternis par ces divins affamés, il lui reproche le ballet dOrphée, ou tout le monde dormit, sa musique de châtrés, ses courtisanes, ses gardes, ses deux cents robes de chambre, ses extraits dambre et de musc, son jeu de hoc, ses amours doubles, où il se montre Homme aux femmes et femme aux hommes! Sa carcasse désentraillée, Le logis de Scarron servait de lieu de rendez-vous aux frondeurs. On appelait ainsi, comme chacun sait, ceux qui tenaient pour le parlement, et mazarins ceux qui tenaient pour lautorité royale. M. le prince ny allait pas lui-même, mais il y envoyait des gens de sa maison. On lisait là en petit comité lAvis de dix millions et plus, le Courrier burlesque de la guerre de Paris, la Juliade, le Ramage de lOiseau, les Triolets frondeurs. Les mazarins avaient aussi leurs poètes et leurs écrivains. Cyrano de Bergerac, qui était du parti de léminence, détacha en manière de réponse à Scarron, quil désigne sous lanagramme transparent de Ronscar, une épître vertement sanglée. Cyrano, à qui les nombreux duels quil avait soutenus pour la forme de son nez donnaient, même la plume à la main, des airs de capitan matamore, traite le pauvre Scarron de haut en bas; il lui dit quil na jamais vu de ridicule plus sérieux ni de sérieux plus ridicule que le sien; il laccuse davoir fait radoter Virgile, et lappelle grenouille fâchée qui coasse dans les marécages du Parnasse. Il prétend que ce quil écrit est fait pour les harengères, et que, si le jargon de la halle vient à changer, il ne sera plus compris. Puis, passant à la description de sa personne, il assure que, si la mort voulait danser une sarabande, elle prendrait une paire de Ronscars pour castagnettes. - Voilà dix ans que la parque lui a tordu le col sans pouvoir létrangler. A le voir ses bras tors et pétrifiés sur ses hanches, on prendrait son corps pour un gibet où le diable a pendu une ame. Et quelle ame! plus laide encore que le corps! Ce monstre difforme, qui reste sur terre pour être un exemple continuel de la vengeance de Dieu, a osé vomir sa bave et son venin sur la pourpre dun prince de léglise, qui, sous les auspices de Louis, conduit si heureusement le premier état de la chrétienté. La vue dun chapeau écarlate le fait entrer en fureur, comme un boeuf ou coq dinde, et même il na pas voulu entendre un sonnet assez doux de Cyrano, et a forcé la personne qui lavait déplié à le remettre dans sa poche. - Certes, lon ne peut douter que Cyrano de Bergerac ne professât une grande admiration pour le cardinal Mazarin et ne lui fût tout dévoué; cependant le certain petit sonnet assez doux, qui a dû sembler fade à un homme poivré, entre pour quelque chose dans toute cette colère. Scarron, du reste, navait pas la chance pour les dédicaces. Son père, qui était un homme dhumeur assez singulière, une espèce de philosophe cynique, bizarre et fantasque dans sa conduite, eut limprudence de se mettre dune partie faite entre des conseillers pour traverser quelques desseins que le cardinal-duc Armand de Richelieu avait fort à coeur : la robe-rouge ne badinait pas en fait dincartades politiques, et pourtant elle montra une clémence relative en se contentant dexiler en Touraine le conseiller Scarron. Heureusement le bonhomme avait du bien près dAmboise; il sy retira et sy tint tranquille. Notre poète comique, qui savait le cardinal rancunier comme un Espagnol, et vindicatif comme un Corse, laissa du temps sécouler, et lorsquil pensa le ressentiment de laffaire amorti, il se hasarda dadresser une requête à léminence, démarche dautant plus nécessaire que, pendant labsence du père Scarron, la marâtre, restée à Paris, navait rien négligé pour sapproprier le bien, et que la pension du pauvre infirme, comme vous le pouvez penser, nétait guère exactement payée. Dans cette requête, une de ses meilleures pièces, il demande à monseigneur le cardinal la grace de son père, quil excuse de son mieux. Depuis ce malencontreux exil, Paul fils de Paul se trouve attaqué dun mal bien dangereux : Cest pauvreté, qui perd tous
les esprits Fait à Paris ce dernier jour doctobre,
Cest-à-dire en vile prose en lan 1642. Cétait flatter lorgueil du cardinal à deux endroits bien chatouilleux; aussi, lorsquon lui lut lépître de Scarron, il la trouva assez agréablement tournée, et il dit à plusieurs reprises quelle était datée plaisamment. Malheureusement le poète ne put ressentir leffet de la bonne volonté de léminence qui mourut fort peu de temps après, évènement quil déplore en ces termes dans une autre requête au roi : Je suis, depuis quatre ans, atteint dun
mal hideux On aurait tort, après tout, daprès ces cris de misère et de détresse, dinduire que Scarron fût réellement misérable. Cette espèce de mendicité poétique était à la mode alors, et navait rien qui déshonorât. Par les sonnets flatteurs, les épîtres liminaires, les dédicaces, les auteurs cherchaient à se faire des protecteurs, à extorquer quelques cadeaux pensions ou secours pécuniaires. Comme cétait la cour qui décidait de tout, et quun mot de M. le duc, un sourire de Mme la marquise suffisaient à mettre, un ouvrage en vogue, il était naturel que le auteurs tâchassent de se concilier les suffrages des personnes haut situées par toutes les cajoleries possibles, et lon sait quen matière de flatteries il ny en a point de trop grosses, surtout auprès des gens de cour, accoutumés à se regarder comme le parangon et le centre de toutes les perfections. Ces phrases, qui nous paraissent aujourdhui dune bassesse abjecte, navilissaient pas plus les gens qui les employaient, que les formules de prostration dont on se sert maintenant encore au bas des lettres. Et puis, il ne faut pas oublier qualors les nobles et les gens titrés étaient considérés comme une espèce supérieure, comme des déités visibles auxquelles il nétait pas plus humiliant de demander des graces quà Dieu lui-même, tant était grande la distance qui séparait le protecteur du protégé. Sans doute, la dignité humaine semble avoir gagné à la fierté quaffichent aujourdhui les écrivains: leurs livres ne sont plus précédés de ces épîtres à de deux genoux ou lauteur élève au-dessus du Maecenas antique un grand seigneur ignare, dans lespoir dun régal de quelques écus; mais aussi ils ne fréquentent plus le grand monde et ne vivent plus dans la familiarité des princes et des gens de qualité. Réduits à leurs propres ressources, ils sont contraint à un travail incessant et manquent presque tous de loisir, - le loisir, cette dixième muse, et la plus inspiratrice ! sils ne sacrifient pas leur orgueil, il faut quils sacrifient leur art. Lhonneur de lhomme est sauf mais la gloire du poète périclite. Scarron, bien quil se prétendît logé à lhôtel de limpécuniosité, habitait réellement une assez jolie maison, il avait une chambre à coucher tendue de damas jaune, avec un ameublement de six mille livres, il portait des habits de velours, faisait une chère délicate, avait plusieurs domestiques, et menait un train assez considérable. La pension quil touchait de la reine, celle que lui servait son père, son bénéfice et largent que lui rapportaient ses livres, devaient subvenir abondamment à ses dépenses. Son marquisat de Quinet lui rendait de bonnes sommes. Il appelait ainsi le revenu de ses écrits; son libraire avait nom Quinet. Il nétait donc pas si à plaindre quil voulait bien le dire, et sil souffrait de toutes les tortures de Job, il nen fut du moins jamais réduit à sasseoir sur un fumier et à racler ses plaies avec un tesson. Son fumier était un très bon fauteuil parfaitement rembourré avec des bras et une planchette, disposés de façon quil pût travailler lors que la goutte ne le tourmentait pas trop. Il avait même un secrétaire ou un laquais qui en tenait lieu, sil faut sen rapporter à ces vers : Et le valet que je faisais écrire,
On faisait souvent dans sa maison des écots et des régals entre gens de la meilleure compagnie; le vin y était bon, la chère délicate, et la conversation des plus enjouées. Il est probable que ses illustres convives ne laissaient pas toute la dépense à sa charge, quils lui envoyaient soit des bourriches de gibier, soit des paniers de vins généreux, et que Scarron ne fournissait guère que lesprit, la table et les morceaux de résistance, il ne manquait même pas dans le logis du poète de jolis visages, quoiquil ne fût pas encore marié. Il avait retiré chez lui ses deux soeurs du premier lit, Anne et Françoise. Lune delles avait de la tournure, une figure charmante et de lesprit. Le duc de Trêmes, qui fréquentait chez Scarron, se prit de goût pour elle et lui rendit des soins qui furent assez favorablement accueillis pour quil en résultât un enfant que Scarron appelait en plaisantant son neveu à la mode du Marais. Ce garçon épousa une demoiselle Anne de Thibourt et fut écuyer de Mme de Maintenon. Scarron était loin, comme on voit, de se poser en frère féroce, et il disait de ses deux soeurs que lune aimait le vin et lautre aimait les hommes; cette appréciation succincte nous a la mine dêtre sincère. Il prétendait aussi que dans la rue des Douze-Portes il y avait douze coureuses, en ne comptant les deux Mlles Scarron que pour une: cette pauvre rue du Marais nest plus si gaillarde aujourdhui, et la vertu y règne sur des murailles moisies. Quoique perclus de tous ses membres, Scarron avait limagination vive. La lecture des auteurs espagnols dont il se nourrissait (car il possédait fort bien le castillan) lui remplissait la tête daventures romanesques Madaillan, un de ses amis, résolut de le mystifier; il lui écrivit des lettres sous un nom de femme et lui assigna quelques rende-vous où ce pauvre diable se fit porter en chaise, la seule manière de se mouvoir qui fût à sa disposition; il est bien entendu quil ny trouva personne, et il comprit quon lui avait joué un tour. Une correspondance poétique avait préalablement été établie entre la dame mystérieuse et le galant paralytique, qui lui adressa, entre autres, une épître en vers dont voici le commencement: ous voyez, ô dame inconnue, Ce nest pas à la vanité, mais à la seule bonté de son coeur quil faut attribuer laction suivante. Ayant appris quune certaine Mlle Céleste de Palaiseau, quil avait aimée avant quil fût malade, se trouvait dans état voisin de lindigence, il la retira chez lui, et sagita de telle sorte quil lui fit obtenir le prieuré dArgenteuil, qui était de deux mille livres; cette pauvre fille navait pas vu le jour sous une étoile heureuse, car elle eut limprudence et la faiblesse de résigner son prieuré à une personne qui la laissa à la lettre mourir de misère. Pour en finir avec les détails biographiques, arrivons à lépoque où Scarron fit la connaissance de Mlle dAubigné, qui devint plus tard sa femme, et dans la suite reine de France sous le titre de Mme de Maintenon. Si jamais existence fut aventureuse et accidentée, cest assurément celle de Mlle dAubigné. Elle est fabuleuse comme la réalité. Un roman noserait pas être si invraisemblable. Mlle dAubigné descendait de ce fameux dAubigné qui se fit connaître sous Henri III par la Confession de Sancy et le Divorce satirique, oeuvres étincelantes de verre, dune fermeté et dune énergie de style admirables. Nous ne nous arrêterons pas à faire ici lhistoire de Mlle dAubigné, elle est assez connue, et on peut la trouver dans toutes sortes de livres, sans que nous prenions la peine de la transcrire. A son retour dAmérique, Mlle dAubigné vint se loger avec sa fille, qui navait pas plus de quatorze ans, vis-à-vis de la maison de Scarron. Le voisinage ayant établi la liaison, notre burlesque, qui, malgré son gros rire, avait le coeur facile à émouvoir, sintéressa aux malheurs de la mère, qui était dans la plus précaire des situations; il trouva la petite charmante et proposa de lépouser. Bien quil fût impotent et tordu comme un Z, sa demande ne fut pas rejetée, et la seul objection quon y fit, cest la trop grande jeunesse de Mlle dAubigné. Il fut convenu que lon attendrait deux ans, et que, ce temps passé, le mariage se ferait: ce qui eut lieu effectivement. Il fallait que ces deux femmes, la mère et la fille, fussent réduites à de bi tristes extrémités pour accepter un semblable parti; peut-être cet espace de deux ans fut-il demandé par elles dans lespoir de quelque chance heureuse qui ne se présenta point, puisque Mlle dAubigné devint Mme de Scarron. Voici une lettre assez curieuse que Scarron écrivait à Mlle dAubigné dans les commencemens de leur liaison. « Je métais toujours bien douté que cette petite fille que je vis entrer il y a six mois dans ma chambre avec une robe trop courte, et qui se mit à pleurer je ne sais pas bien pourquoi, était aussi spirituelle quelle en avait la mine. La lettre que vous avez écrite à Mlle de Saint-Hermant est si pleine desprit, que je suis mal content du mien de ne pas mavoir fait connaître assez tôt tout le mérite du vôtre. Pour dire vrai, je neusse jamais cru que dans les îles dAmérique ou chez les religieuses de Niort on apprît à faire de belles lettres, et je ne puis bien mimaginer pour quelle raison vous avez apporté autant de soin à cacher votre esprit que chacun en a de montrer le sien. A cette heure que vous êtes découverte, vous ne devez point faire de difficulté de mécrire aussi bien quà Mlle de Saint-Hermant. Je ferai tout ce que je pourrai pour faire une aussi bonne lettre que la vôtre, et vous aurez le plaisir de voir quil sen faut beaucoup que jaie autant desprit que vous. » Dans une autre lettre, on trouve ce passage : « Je ne sais si je naurais point mieux fait de me défier de vous la première fois que je vous vis. Je devais le faire, à en juger par lévènement; mais aussi, quelle apparence y avait-il quune jeune fille dût troubler lesprit dun vieil garçon, et qui leût jamais soupçonnée de me faire assez de mal pour me faire regretter de nêtre plus en état de me revancher?... La male peste que je vous aime, et que cest une sottise que daimer tant! A tout moment, il me prend envie daller en Poitou; et par le froid quil fait, nest-ce pas une forcenerie? Ha! revenez de par Dieu; de par Dieu, revenez, puisque je suis assez fou pour me mêler de regretter des beautés absentes. Je me devais mieux connaître, et considérer que jen ay plus quil ne men faut dêtre estropié depuis les pieds jusquà la tête sans avoir encore ce mal endiablé quon appelle limpatience de vous voir... » Nest-ce pas un spectacle étrange et philosophique de voir celle qui plus tard partagea presque le trône de France entrer dans le mince taudis dun poète avec un jupon trop court, car elle avait grandi depuis quil était fait, et sa pauvreté lavait empêchée de le renouveler? - Et ce bélître de Scarron qui se demande pourquoi, elle pleurait ! Elle pleurait parce que sa robe nétait pas assez longue. Nest-ce pas une bonne raison, une vraie raison de femme? Pour se marier, il fallut que Scarron résignât son bénéfice, quil céda, moyennant trois mille livres, à un valet de chambre de Ménage, garçon desprit que son maître protégeait. Il se défit aussi dune petite terre quil avait du côté du Maine, et dont M. de Nublé eut la délicatesse de lui donner vingt-quatre mille livres, ayant reconnu, après lavoir visitée, que le prix de dix-huit mille, auquel elle avait été fixée dabord, était au-dessous de sa valeur réelle. Malgré son mariage, Scarron, avec ce penchant à changer de lieux qui caractérise les gens malades, nourrissait depuis long-temps lidée daller à la Martinique, dou lun de ses amis était revenu parfaitement guéri de douleurs semblables aux siennes. Dans une lettre à Sarrazin, il parle de cette intention en termes explicites: « Je me suis donc mis pour mille écus dans la nouvelle compagnie des Indes qui va faire une colonie à trois degrés de la ligne, sur les bords de lOrillane et de lOrenoque. Adieu, France! adieu, Paris! adieu, tigresses déguisées en anges! Adieu, Ménages, Sarrazins et Marignys! Je renonce aux vers burlesques, aux romans comiques et aux comédies, pour aller dans un pays où il ny aura ni faux béats, ni filous de dévotion, ni inquisition, ni dhiver qui massassine, ni de défluxion qui mestropie, ni de guerre qui me fasse mourir de faim. » Son union avec Mlle dAubigné ne pouvait que raviver ces projets, qui pourtant ne saccomplirent pas. Admirez la marche des choses! Si, par un concours de circonstances quelconques, Scarron neût pas été empêché daccomplir son dessein, Mlle dAubigné, devenue sa femme, serait retournée en Amérique, et la fin du règne de Louis XIV eût sans doute été toute différente. Linfluence de Mme de Maintenon a été grande sur le roi vieilli et tourné vers les idées moroses, dans lesquelles elle le maintint, soit pour assurer son empire, soit par suite dune dévotion que rien ne prouve ne pas avoir été sincère. Bien que Mme de Maintenon eût de la coquetterie et la poussât jusquà se faire saigner très souvent pour conserver la blancheur délicate qui était une de ses principales beautés, les rudes leçons quelle avait reçues de ladversité, les chances si diverses de sa fortune, avaient dû jeter dans son ame un sentiment grave et mélancolique de la vanité des choses dici-bas; elle qui avait dormi sous la couverture de Ninon et sous le toit dun pauvre poète contrefait, couchée entre les courtines dor des alcôves de Versailles, devait faire détranges rêves et douter de sa propre identité. Il ne serait pas étonnant que Mme de Maintenon eût regretté du haut de sa grandeur le logis si joyeux, si gai et si libre de Scarron, et les jours où elle remplaçait le rôti absent par une histoire. Scarron nétait pas si difficile à rire que Louis XIV, dont elle disait quelle sennuyait à la fin de tâcher de divertir quelquun qui nétait plus amusable. Dans cet intérieur royal qui va sassombrissant, se glissent les robes noires, les confesseurs rôdent en chuchottant, et doucement se préparent et sorganisent lédit de Nantes, les dragonnades des Cévennes, le ministère Chamillard. A quoi cela a-t-il tenu? à quelques centaines de pistoles, à un rhumatisme de plus ou de moins. Cromwell manque de souliers pour se rendre au vaisseau qui devait emporter la Jamaïque. Si le farouche puritain avait eu une paire de chaussures, Charles Ier aurait gardé sa tête sur ses épaules. Si Mme Scarron fût retournée en Amérique, Louis XIV aurait probablement continué ses ballets, ses carrousels et ses amours; lennui des dernières années de son règne neût pas provoqué le long carnaval de la régence et les orgies de Louis XV, où la noblesse fit tant dexcès, que la révolution devint fatalement indispensable comme réaction et comme châtiment. Il faut si peu de choses pour faire gauchir et détourner à sa source tout un, fleuve dévènemens! Lorsquon dressa le contrat de mariage, le notaire demanda à Scarron ce quil reconnaissait lui être apporté par sa future? - Deux grands yeux fort mutins, un très beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup desprit, répondit-il. - Quel douaire lui assurez-vous? ajouta le notaire. - Limmortalité, continua le poète. - Les noms des femmes de rois meurent avec elles; celui de la femme de Scarron vivra éternellement. Mme Scarron amena dans la maison de son mari lordre, la bonne tenue, et, sinon la décence, du moins un enjouement plus voilé. Elle changea laspect de ce triste intérieur de vieux garçon malade, où les fioles coudoyaient les bouteilles, et si la compagnie fut aussi nombreuse quavant, du moins elle était plus choisie et plus contenue. Sous cette douce influence, Scarron, qui avait une liberté de langage toute cynique et toute rabelaisienne, se corrigea de ses vilains mots et de ses équivoques. Lon remarque dans tout ce quil a fait depuis son mariage une plaisanterie de meilleur goût, moins de choses grossières et surtout dobscénités. Il ne faut pas croire pourtant, daprès cela, que notre burlesque se fût amendé complètement : une originalité aussi forte que la sienne ne pouvait ainsi renoncer à elle-même; il se permettait encore beaucoup de licences, et justifiait le programme quil avait adopté en se mariant : - Si je ne fais pas de sottises à ma femme, au moins je lui en dirai beaucoup. Eh bien! ce petit homme contrefait, malade et ridicule, évita le malheur dont les plus grands hommes, dont les plus fiers génies nont pas toujours été à couvert. Sa femme, belle, jeune, spirituelle, courtisée par tout ce quil y avait de galant, dillustre et de riche, lui garda une stricte fidélité, que personne ne mit en doute, excepté le Gilles Boileau, et qui fut reconnue des auteurs les plus médisans, au nombre desquels on peut compter Sorbière. Lorsque tant de maris jeunes, amoureux, charmans, sont trompés pour des magots ou des bélîtres, une mandragore sculptée comme Scarron évita ce qui fit le malheur de la vie de Molière. On doit rendre du moins à lauteur de Virgile travesti cette justice, quil nabusait pas de ses prérogatives conjugales, et ne sen faisait pas accroire sous ce rapport. Un jour, Ménage lui disait : « Vous devriez au moins avoir un enfant de votre femme.» Notre paralytique se tourna vers un sien valet nommé Mangin, homme simple et rustique, et lui dit: « Mangin, ne ferais-tu pas bien un enfant à ma femme, si je te le commandais? - Oui-dà, monsieur, sil vous plaît et avec la grace de Dieu. ». Les affaires de Scarron nallaient pas trop mal; il avait, avec la protection du surintendant Fouquet, organisé une espèce de garantie pour les voitures arrivées à la barrière, et quil faisait conduire à leur destination dans la ville par des agens sûrs qui répondaient des droits. Cette entreprise lui rendait environ six mille livres par an. Outre ses nouvelles et son Roman comique, Scarron travaillait pour le théâtre, et fit plusieurs pièces qui lui rapportèrent beaucoup dargent. Jodelet Maître et Valet fut représenté en 1645. Le sujet en est tiré dune pièce espagnole de don Francisco de Rojas, intitulé Don Juan Alvaredo. Jodelet Duelliste se donna la même année, à lhôtel de Bourgogne, sous le titre des Trois Dorothées, et ne fut imprimé sous lautre titre quen 1651. Les Boutades du Capitan Matamore, tirées du Miles Gloriosus de Plaute, furent jouées en 1646 (car Scarron avait une extraordinaire facilité) et offrent cette particularité, dêtre en vers de huit pieds, tous sur la même rime: lassonance choisie est ment; pour continuer la plaisanterie, il est juste de dire que rien nest plus assommant. LHéritier ridicule ou la Dame intéressée parut en 1649. Cette pièce plut tant au roi Louis XIV, quil la fit, dit-on, jouer trois fois devant lui dans la même journée. Nous lavons lue, et nous avouons quune représentation nous satisferait et au-delà. Le caractère odieux et vil de doña Hélène, les vanteries et les coqs-à-lâne du valet Filipin, que son maître fait travestir en don Pedro de Buffalos pour éprouver la dame intéressée, qui ne manque pas de le trouver charmant, le croyant possesseur des mines du Pérou, le tout relevé des naïvetés du laquais Carmagnole, ne nous semblent pas mériter cet engouement. Après cela, lanecdote est peut-être controuvée. Sil fut jamais un cadre heureux et commode, cest celui de Don Japhet dArménie, une des pièces les plus drolatiques de Scarron. Voici comme don Japhet se pose et décline ses qualités : Moi je suis don Japhet, de Noé petit-fils,
Ce fut sur le théâtre du Marais, en 1654, que se produisit lÉcolier de Salamanque; cest la première pièce où le rôle de Crispin ait été introduit. Ce sujet fut traité simultanément par Thomas Corneille et Boisrobert. La pièce de ce dernier fut donné à lhôtel de Bourgogne la même année, et il est probable quil abusa dune lecture que Scarron avait faite de son manuscrit, comme cétait son habitude, pour brocher au plus vite une tragi-comédie sur le même argument Nous ne nous arrêterons pas au Prince corsaire, à la Fausse apparence, et à quelques autres comédies dont on na imprimé que des fragmens, et nous donnerons, pour faire connaître la manière de Scarron, une analyse du Jodelet. Don Juan Alvaredo arrive nuitamment à Madrid, si pressé de conclure son mariage avec doña Isabelle, fille de don Fernan, que sans descendre dans aucun parador, sans se donner le temps de boire ni de manger, il veut aller au logis de son futur beau-père, malgré les sages représentations de son laquais Jodelet, qui voudrait bien se mettre quelque chose sous la dent, et trouve quil est incongru de réveiller ainsi les gens, et daller chercher à tâtons une maison dans une ville quon ne connaît pas. Don Juan est amoureux fou dIsabelle, dont il na cependant vu que le portrait. Il lui a envoyé le sien, fait par un peintre de Flandre, pensant quil produira un effet semblable. Jodelet na pas lair aussi sûr que don Juan du pouvoir de cette peinture, et cela par une bonne raison : cest que Jodelet, qui est la distraction même, a emballé, au lieu du médaillon de son maître, son propre museau à lui Jodelet, que le peintre flamand, fort bon homme, avait eu la complaisance de portraire par-dessus le marché. Cet aveu transporte de rage le seigneur Alvaredo. Quaura dit Isabelle? sécrie le galant désespéré.- Elle aura dit que vous nêtes pas, beau, répond Jodelet avec un flegme désespérant. Enfin don Juan sapaise un peu, et, tout en cherchant la maison de don Fernan de Rochas, il raconte quen revenant de Flandre à Burgo, sa patrie, il a trouvé son frère tué en duel et sa soeur Lucrèce enlevée, sans savoir ni par qui ni comment. En errant dans lombre, Jodelet se heurte contre un drôle quil interroge, et qui lui apprend que cest bien là le logis de don Fernan de Rochas. Pendant cette conversation, un homme descend du balcon et manque denfoncer avec son pied le sombrero des voyageurs jusque sur leurs yeux. Il appelle Estienne, et, voyant que cest Jodelet qui répond, il séchappe, non sans avoir échangé, à travers lobscurité, quelques estocades inutiles avec don Juan dAlvaredo. Est-ce donc lhabitude, à Madrid, de se servir des fenêtres en manière de portes? dit Jodelet à son maître, tout penaud et tout déconfit, un commence à prendre une mauvaise idée de la vertu dIsabelle. Pour savoir à quoi sen tenir, il propose à Jodelet de prendre ses habits et de jouer le rôle de maître dans la maison de don Fernan, déguisement déjà préparé par lerreur dans lenvoi des portraits. Grace à ce déguisement, don Juan dAlvaredo apprend que don Luiz, lhomme quil a vu descendre du balcon, est le séducteur de Lucrèce et le meurtrier de son frère. Lucrèce, par un hasard romanesque, est venue précisément chercher un asile chez doña Isabelle; don Luiz répare sa faute et rend lhonneur à celle quil a séduite. Don Juan dAlvaredo épouse Isabelle, qui la aimé bien quelle le prît pour un domestique, et a su reconnaître Iame du maître sous les habits du valet. Quant à maître Jodelet, ce quil entasse de bévues, ce quil commet dextravagances et de bêtises énormes, monte à un chiffre que nous ne sommes pas en état de calculer. Ce rôle est assurément un des plus naturellement bouffons qui se puisse voir; il a été fait pour un acteur de beaucoup de talent, nommé Julien Geoffrin, qui prenait au théâtre le nom de Jodelet et a joué tous les Jodelets. Cet acteur fut incorporé par ordre royal dans la troupe de lhôtel de Bourgogne. Ce fut lui qui joua le personnage de don Japhet dArménie, et il contribua fortement au succès des pièces de Scarron. Ces pièces, que Scarron brochait en trois ou quatre semaines au plus, sont tout-à-fait conduites à lespagnole, sans nul souci des règles dAristote, et notre burlesque y met en pratique le précepte de Lope de Vega, denfermer les préceptes sous six clés, quand il sagit de faire une comédie. La scène est tantôt dans une rue, tantôt dans un jardin, dans une chambre ou sur un balcon; les duels, les rencontres imprévues, les travestissemens, les substitutions de personnes, les enlèvemens, les masques, les lanternes sourdes et les échelles de soie y sont prodigués. Quelque valet ridicule ou stupide remplit le personnage du gracioso. Le style, précieux et contourné dans les scènes damour ou de galanterie, offre en général cette rondeur familière et cette propriété qui est la grande qualité de la manière de Scarron. La plupart de ses comédies sont entremêlées de stances, comme cétait la mode alors. Au second acte de Jodelet se trouve une parodie en stances du Cid, qui commence ainsi: Soyez nettes, mes dents, lhonneur vous
le commande. Laction du Roman Comique se passe aux environs du Mans, que Scarron avait visitée, et quil décrit avec la sûreté et la facilité de touche dun homme qui peint daprès nature. Les personnages ne sont pas moins finement indiqués que les lieux. Il semble quon assiste aux mésaventures de Ragotin, tant le détail est vrai, les gestes sûrs, et la scène nettement indiquée. Les caractères du comédien La Rancune, de lavocat Ragotin, sont devenus des types. Le Destin, Mlle de lEstoile et Mlle Lacaverne, vivent dans toutes les mémoires. Il nest pas jusquà la grosse Bouvillon qui nait un cachet de réalité, si fermement empreint, quil semble quon lait connue. Cest dailleurs une excellente prose, pleine de franchise et dallure, dune gaieté irrésistible, très souple et très commode aux familiarités du récit, et, quoique plus portée au comique, ne manquant cependant pas dune certaine grace tendre et dune certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques de lEstoile est une figure charmante, une délicieuse personnification de la poésie. Qui de nous dailleurs na suivi comme le Destin, en imagination du moins, dans les routes effondrées du Mans, quelque Mlle de lEstoile sur la charrette embourbée des comédiens ? nest-ce pas lhistoire éternelle de la jeunesse et de ses illusions. La première partie du Roman Comique est dédiée au coadjuteur, le cardinal de Retz, qui était des amis de Scarron et le venait visiter assez fréquemment, et la seconde à Mme la surintendante, avec qui Mme Scarron était en relation damitié, ainsi quon le voit par un passage dune lettre de Scarron au maréchal dAlbret. «Mme Scarron a été à Saint-Mandé voir Mme la surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que jai peur quil ne sy mêle quelque chose dimpur; mais comme elle ny va que quand ses amis la mènent, faute de carrosse, elle ne peut lui faire la cour aussi souvent quelle le souhaite.» Le succès du Roman Comique fut si grand, que La Fontaine ne dédaigna pas décrire une comédie des aventures de La Rancune, où il ne fait, le plus souvent, que rimer la prose de Scarron. Le Roman Comique est entremêlé de nouvelles fort agréables imitées ou traduites de lespagnol: outre celles-là., Scarron en a fait quelques autres tirées du recueil de doña Maria de Layas, intitulé Novelas ejemplares. Le Châtiment de lAvarice est, pour ainsi dire, une traduction interlinéaire dEl Castigo de la Miseria. Ce nest pas là, du reste, le seul emprunt que notre poète burlesque ait fait à la littérature dau-delà des monts. Un volume ne suffirait pas pour mentionner toutes les pièces et les poésies diverses de Scarron, sonnets, épithalames, requêtes, étrennes, épîtres, rondeaux, odes burlesques, chansons à boire. Ne pouvant marcher et nayant guère dautres distractions, il composait presque sans cesse, joignez à cela quil avait une immense facilité, et vous comprendrez aisément que le recueil de ses oeuvres soit considérable. Les deux Légendes de Bourbon, les Adieux au Marais, la Foire de Saint-Germain, Héro et Léandre, les Requêtes à la Reine, lEpître à la comtesse de Fiesque, la Lettre à son ami Sarrazin, en vers trisyllabiques, son Sonnet sur Paris, et deux ou trois autres où lemphase poétique est fort agréablement raillée, sont les morceaux les plus lus et les plus souvent cités. Lexistence de Scarron nétait en quelque sorte quune trêve entre la vie et la mort, et quil fallait sattendre à voir rompre au premier jour. Chaque année, malgré les secours de la médecine, les soins de Quenault et ceux de sa femme, ses souffrances saggravaient de façon à lui faire comprendre que sa fin était prochaine. Toute son inquiétude était de laisser sans ressource une femme jeune, belle et honnête, à laquelle il était tendrement attaché. La cour se disposait alors au voyage en Guyenne pour le mariage de Louis XIV, et cet éloignement de ses amis lattristait encore davantage. Un jour, il fut pris dun accès de hoquet si violent, que lon crut quil allait mourir. Dans les courts momens de répit que lui laissaient les convulsions, il dit : « Si jen reviens jamais, je ferai une belle satire contre le hoquet. » Il ne put tenir sa parole, car il retomba bientôt malade, et voyant autour de son lit les gens de sa maison tout en larmes: «Mes amis, leur dit-il, vous ne pleurerez jamais tant pour moi que je vous ai fait rire. » Il mourut en 1660, âgé denviron cinquante ans, les uns disent au mois de juin, les autres au mois doctobre. Un passage de la Muse historique de Loret du 16 octobre de la même année semblerait corroborer cette dernière opinion : Scarron, cet esprit enjoué THEOPHILE GAUTIER |