Théophile
Gautier 1811 - 1872
25 - Revue des Deux Mondes, tome 26, 1841
Revue littéraire
Poésies nouvelles
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Revue des Deux Mondes,
tome 26, 1841 Assurément il ny a pas au monde de labeur moins encouragé que celui -de la poésie : la première prière quadresse au ciel un père qui pense à lavenir de son enfant, est pour supplier Dieu quil ne soit pas poète, et la seule instruction que lon reçoive dans les collèges, cest dapprendre à ne pas faire de vers français. A la proposition fabuleuse déditer un volume de poésie, les libraires prennent des mines rébarbatives, hérissées et sourcilleuses. Les cabinets de lecture vous repoussent; les trente journaux qui analysent consciencieusement et minutieusement le plus mince vaudeville, le plus épais mélodrame, nont pas le moindre petit coin à consacrer aux volumes de vers dont les couches plus vierges que la neige des Alpes sétendent en silence sur la table des feuilletonistes dans lespoir toujours déçu dune mention, dune réclame ou dun article. Et cependant, malgré de tels obstacles et une défaveur si marquée chaque mois il paraît pour le moins une douzaine de volumes beurre-frais paille, serin, gris de perle, et autres nuances délicates affectées spécialement à la poésie. Les poètes sont les gens les plus désintéressés du monde, puisquils nont dautre récompense de leur travail que le plaisir quils en retirent. On fait de la prose pour les autres et des vers pour soi; la poésie est une maîtresse dédaigneuse pour laquelle on se ruine, la prose une honnête femme qui vous nourrit, et ce nest pas celle-là quon aime, car lesprit de lhomme est aussi ingrat que son cur. Les esprits dits sérieux, qui souvent déraisonnent en pauvre style sur une foule de sujets plus ou moins soporifiques, ont toujours trouvé que la poésie était une occupation doisifs, un amusement de songe-creux, une espèce de casse-tête chinois intellectuel tout-à-fait méprisable, en quoi ils, se sont parfaitement trompés ; la poésie est plus utile que le religions, que les lois, que les sciences et toutes les inventions industrielles ; la poésie, cest la beauté, lintelligence et lharmonie ; cest par limage, la compréhension de la nature, par lidée, la philosophie, par le rhythme, la musique, plus le sentiment de la difficulté vaincue, lorgueil de lesprit se faisant jour malgré la matière : Homère, Virgile, Horace ont mieux mérité de lhumanité que les théosophes, les législateurs et les savans : depuis deux mille ans, ils révèlent aux ames lidée du beau par la perfection de leur forme; ils arrêtent la marée toujours montante de la barbarie moderne, ils allégent les heures le lennui et de la solitude, et procurent à lintelligence humaine les plus hautes jouissance où elle puisse aspirer; ils ont duré que leurs dieux, plus que leur civilisation, et quand Horace sécriait dans un noble mouvement dorgueil : « Jai fait un monument plus durable que lairain, lon dira mes vers tant que le pontife montera lescalier du Capitole, accompagné de la vestale silencieuse, tant que la langue romaine sera parlée dans lunivers, il a été trop modeste, car il y a long-temps que la vestale silencieuse ne monte plus les degrés de marbre du Capitole, le latin nest plus parlé que par les magnats de Hongrie, et lon lit toujours les odes dHorace chez tous les peuples de la terre et le globe sest enrichi dun nouveau monde pour fournir de nouveau lecteurs au poète. - Certainement les jeunes gens qui font paraître de petits volumes de vers, essais, préludes, échos, etc., ne sont pas dans ce cas, mais intérieurement chacun se dit : - Qui sait? je serai peut-être un de ceux-là. Et puis comme la dit si bien un poète connu des lecteurs de cette Revue:
M. Auguste Barbier, dont nous avons à nous occuper à propos des Chants civils et religieux quil vient de faire paraître, a eu le bonheur, et ces bonheurs-là narrivent quà ceux qui les méritent, de débuter par un coup déclat qui attira tout dabord sur lui lattention générale et lui conquit soudainement sa réputation. Nous voulons parler de la Curée, qui est restée une des plus belles uvres du poète. M. Auguste Barbier offre cette par dans lhistoire physiologique de la poésie, que son talent a donné des fruits sans avoir produit de fleurs : il na pas eu les tâtonnemens de la première manière; on na pas vu chez lui les transformations successive par lesquelles lartiste arrive à formuler complètement son idéal. Chose, rare, sa première pièce contient lexpression la plus violente de sa pensée, toutes ses qualités et aussi tous ses défauts ! Il na pas brûlé ses vaisseaux, et sest mis dans limpossibilité daller plus loin. Il ne peut pas ajouter une spirale à la spirale inférieure de son uvre, et monter ainsi par un mouvement progressif jusquau sommet souhaite et prévu davance Dun bond, il sest élancé à son but, et lon peut même dire quil la dépassé. Mûri par le brûlant soleil de juillet, le talent de M. A. Barbier a éclaté comme ces gigantesques fleurs daloès qui souvrent avec un coup de tonnerre Lart même semble étranger à ce développement que le poète pouvait fort bien ne pas avoir prévu ! Et cest une position difficile que celle des écrivains qui débutent par leur chef-duvre. M. Auguste Barbier est avant tout moraliste et rhéteur; chez lui lindignation fait le vers aussi souvent que chez Juvénal ou Perse tout a un : but a un visible un dessein transparent Le penseur, préoccupé trop fortement de la difformité morale, oublie la beauté éternelle de la création et laissé dans lombre les profils sourians et les perspectives heureuses. Le fougueux hippogryphe de lhyperbole, fouaillé à grands coups diambes, lemporte hors de la réalité dans le domaine grimaçant de lhorrible. Le besoin de frapper fort pour stygmatiser le vice, pousse le poète à des excès de paroles qui ne sont pas dans les limites de lart. Assurément nous ne sommes pas de ceux qui demandent des périphrases ou des équivalens; nous navons pas dhorreur académique pour le mot propre, et nous trouvons que les idées sont déjà bien assez difficiles à traduire, sans décimer le vocabulaire; mais M. Barbier ne se contente pas toujours du mot propre il va jusquau mot sale : ainsi il mettra soûl pour ivre, charogne pour cadavre, gueux pour pauvre, etc. Nous ne faisons quindiquer la nuance; mais ces quelques exemples, quon pourrait multiplier à linfini, suffiront pour nous faire comprendre. Avec ce parti pris de style hardiment mené jusquau bout, M. Barbier a produit des effets nouveaux dans la langue et dune énergie extraordinaire; sa phrase est large, ample, éloquente, dune trivialité robuste, dun mouvement soudain, se prêtant à tous les emportemens de lindignation et de la satire; mais quelquefois la force est remplacée par la violence, la franchise par le cynisme (cynisme honnête et toujours bien intentionné), la propriété des termes devient de la crudité, la liberté de la négligence, lart disparaît, et lintention morale reste seule; ce nest pas assez, car il faut bien se pénétrer de cette vérité que sans la beauté du style, la perfection de la forme et linnovation perpétuelle du détail, toutes les déclamations sur la vénalité, la corruption et autres infamies de lépoque, ne sont guère que des lieux communs dont le fonds se retrouve en prose dans les premiers Paris des journaux; léloquence dailleurs ne suffit pas pour la poésie, il faut encore la prosodie, le rhythme et la rime; outre la pensée, il faut la musique. Les vers de M. Barbier renferment plusieurs fautes de quantité et beaucoup de négligences de facture impardonnables dans une époque où la perfection matérielle du vers a été portée à un si haut degré. II nest pas possible de revenir sur un progrès acquis. Aux Iambes écrits dun bout à lautre sur le mode infernal, comme le dit lauteur lui-même, et dont le fragment dAndré Chénier sur les pauvres moutons égorgés, - pendus aux crocs sanglans du charnier populaire, - semble avoir donné le ton, a succédé le Pianto, composé pendant un voyage en Italie. Ici ce nest plus de la déclamation pure comme, dans les Iambes; la mélancolie remplace la colère. La grande fureur du premier volume est tombée, la philosophie générale succède à limprécation directe. La beauté des horizons et des terrains, la splendeur du ciel, la vue des chefs duvre de lart, cette heureuse facilité de la vie italienne à laquelle nul désespoir ne résiste semblent avoir adouci lhumeur âpre et farouche du poète; il laisse refléter à son vers plus dazur et de clarté; ces hideuses peintures de faubourgs malsains, de voyous livides, de dogues aux mufles sanglans, aux babines baveuses, de poitrines velues et de bras rouges jusquaux coudes, sont déjà bien loin. Le dialogue de Salvator et du pêcheur a la sérénité mélancolique et la noblesse dune églogue antique : le bleu de la mer et le bleu du ciel y brillent de toute leur splendeur napolitaine; cest un heureux mélange de la pensée et de la nature extérieure, mélange sans lequel on est un métaphysicien, un philosophe, un moraliste, mais non pas un poète. Dans lhistoire de Bianca, M. A. Barbier a su trouver sur sa sombre palette des tons clairs et charmans pour peindre Venise. Les sonnets sur les peintres et les musiciens, à part quelques irrégularités de forme, sont très beaux et très poétiques: les pièces sur le Campo-Santo, le Campo-Vaccino, déparées çà et là par quelques inutiles brutalités de style, renferment des beautés de premier ordre, et, quoique moins susceptibles dagir sur la masse que la Curée, nous paraissent dune exécution supérieure et dune pensée plus élevée. Sans vouloir déprécier les Iambes, il Pianto est le livre de M. A. Barbier qui jusquà présent lui donne le plus de titres au nom et à la gloire de poète; dans Lazare, il a fait des efforts trop souvent malheureux pour jeter du lyrisme sur un sujet ingrat dont les données, toutes modernes et toutes prosaïques, offrent une grande résistance à lidéalisation. Certes, la pitié pour les malheureux part dune belle ame et peut fournir de nobles inspirations, mais cette déploration perpétuelle devient monotone et fatigante, et ces peintures rembrunies sans contraste finissent par vous paraître de pures exagérations de rhéteur - Cest un triste sujet de poésie que lAngleterre industrielle avec ses obélisques de briques rouges, son ciel de houille, ses tuyaux noirs, ses machines aux dents acérées qui vomissent fumée et feu, ses milliers de bobines fébriles pirouettant sans repos; Birmingham et Manchester ne valent pas Amalfi et Sorrente; tous les bateaux à vapeur de Londres ne valent pas la moindre barque de pêcheur à la voile latine, blanche étincelle qui tremble sur lazur inaltérable; les pales prostituées qui errent sous le gaz de Regents-Park sont bien laides à côté des nobles paysannes de Castel-Gandolfe ou de Tivoli. - Il eût fallu, pour tirer parti de telles données, une habileté technique et une patience dexécution que M. A. Barbier ne possède pas Aussi Lazare est-il bien inférieur aux Iambes et au Pianto. Les Chants civils et religieux sont encore au-dessous de Lazare : dans les Iambes, il est rhéteur à la façon de Juvénal, dans le Pianto poète, dans Lazare humanitaire, et dans les Chants civils et religieux moraliste seulement. Le mélange de lidée et de limage qui forme la poésie ne se rencontre avec de justes proportions que dans le Pianto; ce nest point à dire que les autres uvres de M. A. Barbier soient dénuées de poésie; mais les défauts, ou, si vous aimez mieux, les qualités que nus avons indiquées, y prédominent. Dans une courte préface, M. A. Barbier explique lintention, de son uvre. « Les poètes anciens, dit-il, épiques ou lyriques, tels quHomère, Hésiode, Alcée et Pindare, et les auteurs dramatiques, tels quEschyle et Sophocle, Aristophane et Ménandre, nont donné aucune place au moi dans leur uvre. Ils se sont effacés complètement derrière leur sujet, et ont chanté, sans sy mêler en rien, les dieux et les héros, la nature des choses, lagriculture; les mystères religieux, les gloires de la patrie, ou stigmatisé les ridicules et les vices de leurs concitoyens. La poésie individuelle est de création plus moderne, et lon doit lattribuer au jeu plus important de la conscience, à la réflexion profonde, à lexamen de soi-même inspiré aux hommes par le christianisme. » Cela est vrai sans doute; mais la conséquence que M. A. Barbier en tire ne nous paraît pas juste. Chaque chose a son temps; nous croyons que celui des épopées, de théogonies et des géorgiques est passé. Les généralités ont été traitées mille fois, et noffrent plus rien de neuf. Dailleurs, nous navons plus grand foi aux dieux ni aux héros; lagriculture nintéresse que les fermes modèles, et les poésies religieuses ne nous plaisent que par les peintures de lame humaine et des souffrances intimes qui sy trouvent jointes. Des vers orthodoxes et purement dogmatiques nous ennuieraient fort. Les anciens, dont nous admirons le mérite plus que personne, avaient lavantage dhabiter une planète plus jeune de deux ou trois mille ans, et de vivre dans un temps où lart de limprimerie nétait pas intenté. Ils nétaient pas gênés par les travaux de leurs devanciers, et leurs inspirations, reproduites lentement à un petit nombre dexemplaires par la copie manuelle, gardaient leur fraîcheur plus long-temps et ne se vulgarisaient pas avec autant de promptitude. En outre, ils avaient à leur service dadmirables instrumens, des langues homogènes, abondantes, sonores, prosodiques, avec des facilités dinversion et de rhythme dont nous sommes privés. Ils jouissaient dune vie générale et publique qui nexiste pas dans notre civilisation, où tout pousse à lisolement à la concentration. Les anciens ne connaissaient pas le chez soi, ils vivaient au soleil, dans la rue et sur les places; ils produisaient leurs vices : leurs vertus au grand air. Laxiome fondamental des sociétés modernes est que la vie privée doit être murée. Dans un monde ainsi fait, la poésie générale na pas beaucoup de chances de succès. Limportant est de savoir ce qui se passe dans ces ames ainsi retranchées, sous ces poitrines toujours couvertes, derrière ces murs opaques et ces fenêtres si bien closes. Lart antique était nu, lart moderne est habillé; ce qui fait que nous natteindrons jamais à la perfection de formes des Grecs, ni même des Romains. Bien peu de gens aujourdhui sont capables de juger de la beauté dun contour car le christianisme, dans son horreur exagérée du matérialisme, a supprimé la chair, et fait un crime de la nudité. Dans la vie moderne, comme elle est arrangée, on peut très bien arriver à. la fin de ses jours sans avoir aperçu, tel que Dieu la fait, le corps humain, cet admirable poème, cette éternelle adoration de lantiquité païenne. Ce que nous disons là de la forme purement plastique, sapplique également à la forme littéraire A lexception des poètes eux-mêmes, il ny a que très peu de juges en fait de style. Nous sommes des barbares. Nos vers nont ni longues, ni brèves, ni pieds, ni césure. Ils nont que la supputation arithmétique des syllabes, lhémistiche, coup grossier de couperet donné au milieu de la ligne, et la rime périodique, invention de bas-empire et de décadence. Nos vers ont donc besoin, pour être supportables, dun soin excessif dans la facture, et il faut toutes les ressources du rhythme et du style pour en dissimuler la monotonie. Des vers français ne peuvent donc être quexcellens ou exécrables. Dans les langues antiques, des vers dont la pensée est presque nulle, ou du moins fort ordinaire, peuvent avoir un charme infini par la beauté matérielle de la phrase. Lépithète insignifiante acquiert de la valeur par la quantité ou leuphonie. En français, où la moitié des mots finit par des sons sourds et séteint misérablement dans le muet, il faut toujours une composition plus compliquée, des détails plus rares, des images serrées de plus près; les généralités deviennent fort aisément des lieux communs, et cest ce que M. Barbier na pas toujours évité dans les Chants civils et religieux. Ses hymnes à la terre, au soleil, à la mer, aux montagnes, au travail, au froment, à la vigne; à la liberté, à la famille, au mariage, dont le sujet ressemble en quelque sorte aux sujets de composition que lon donne aux élèves de rhétorique ou à ces lieux communs que les faiseurs dépopées intercalent dans les vides de leur action, ne pouvaient acquérir une importance littéraire que par une exécution parfaite et une constante nouveauté de forme et de détails. Tout le monde sait que la vigne et le froment sont dune grande utilité; personne na mis en doute lai beauté du soleil, de la mer et des montagnes; la sainteté de la famille et du mariage est universellement reconnue; ces vérités axiomatiques sont dans toutes les mémoires. Proclamer des principes suffit à la morale, mais la poésie exige davantage : ce nest pas assez de donner de bons préceptes, il faut donner de bons préceptes, il faut donner de bons vers, car à ce compte les lignes du décalogue, les quatrains de Pibrac et les doctes sentences du conseiller Matthieu seraient les plus admirables poésies du monde. La moralité de lart ne consiste pas, on ne saurait trop le répéter, en sentences religieuses ou sociales, mais à élever lhomme par ladmiration du beau lattrait des jouissances intellectuelles les plus nobles et les plus pures de toutes. Une idylle Théocrite ou deux bergères se disputent une coupe de hêtre, une houlette a nuds dairain, remplit ce but tout aussi bien et mieux quune pièce farcie de sentence morales ou de préceptes philosophiques. Nous ne blâmons pas lintention de M. A. Barbier, elle est honnête et louable. Dailleurs, tout sujet est bon Seulement nous regrettons que, préoccupé de son idée, lauteur des Chants civils et religieux se soit laissé aller à de telles négligences de forme et de style. Nous aurions en outre souhaité que ces hymnes ne fussent point écrits en alexandrins à rimes plates ou mêlées et en vers libres; il serait impossible de les mettre en musique et de les réciter, et lintention du poète a dû être quon les chantât aux moissons, aux vendanges, aux mariages, etc., etc. : les strophes lyriques auraient eu lavantage de pouvoir sadapter à la mélodie, et par leur forme nette et précise resserreraient et contiendraient linspiration trop vagabonde de lécrivain. Le style de M. A. Barbier, autrefois, nerveux, robuste et coloré à lexcès, est devenu incertain, languissant et pale; la périphrase abonde, lépithète de remplissage accroche à toutes les hémistiches ses rameaux parasites, les rimes sont plus douteuses que de coutume, et la facture porte presque partout le cachet de la négligence, et de la précipitation; linspiration réelle est absente, et lon voit que lauteur remplit un cadre tracé davance. Cette suite dhymnes sur le ton admiratif a quelque chose de fatigant. Nul poète, si longue que soit son haleine, ne pourrait donner de la variété à cette exclamation perpétuelle. Sans doute, il est bon de louer les belles choses, mais le dithyrambe est, de toutes les variétés de lode, la plus difficile à soutenir; lidée philosophique est dailleurs trop visible dans ces pièces si monotones de ton : cest comme si, dès les premiers vers dune fable, on en devinait le sens et la morale. Dans le chant adressé au poète se trouve la strophe suivante :
M. Barbier nest pas toujours absent de son uvre; on le retrouve dans maint endroit, au détour dune strophe ou dune amplification philosophique, au moment le plus inattendu. Vous êtes éblouis par une lueur subite dancienne flamme que la cendre grise dune esthétique mal comprise ne couvre pas toujours. La personnification hardie de lhomme amoureux de la terre symbolisée sous la figure de la jeune Cybèle, rappelle la hardiesse de métaphore de la Popularité et des iambes du bon temps. Lode au Travail se termine par un tableau du buf de labour rentrant à létable après une longue journée de courageux efforts, qui a la netteté et la simplicité de lignes dun bas-relief antique; le dernier morceau de lHymne au Mariage est dun grand charme et dune grande délicatesse. Nous ne pouvons résister au plaisir de la citer :
Nous avons été assez désappointé en lisant les Poésies sociales des Ouvriers. Nous nous attendions à de la nouveauté, à du pittoresque, à de lénergie, à du naturel, enfin à toutes les qualités non littéraires. Nous avons trouvé des vers bien faits, académiques, incolores et vides, tels que pourraient les faire des poètes par état. Si lon ne voyait pas au bas de chaque pièce un tel, cordonnier ou menuisier, on prendrait aisément ce recueil pour un almanach des muses quelconque. Limitation de Lamartine et de Victor Hugo sy fait sentir à chaque ligne, ce sont des méditations, des rêveries qui ne rappellent en rien la profession et la situation particulière de ceux qui les ont écrites. Ce titre de sociales, que M. Olinde Rodrigue a inscrit sur ces pièces, nest guère justifié. Il est vrai que les mots avenir, progrès, capacité, exploitation, oppression, sy présentent assez fréquemment; mais ce bagage, ramassé dans les premiers Paris et les articles de fonds des journaux utilitaires, nest rien moins que social. Est-il quelque chose au monde de plus subversif et de plus funeste que cette fiévreuse préoccupation de lavenir qui dégoûte du présent et vous rend la vie insupportable par lespérance de félicités chimériques? - riches sont-ils bien des ogres et des cannibales, des monstres pétris de vices, comme on les représente, toujours? Les prolétaires ont-ils donc toutes les vertus? Linégalité des conditions est une loi fatale, quil faut accepter comme la différence de taille et de force, de beauté et de laideur. Il y a un hasard social comme il y a un hasard naturel; vous naissez pauvre comme vous naissez bossu, sans raison apparente, et vous aurez beau changer les formes de la société et du gouvernement, il en sera toujours ainsi. - Cest avec chagrin que nous voyous toutes ces idées malsaines dinjustice et doppression germer dans les cerveaux de la classe inférieure, ou qui se croit telle - Personne na intérêt à étouffer une intelligence, et nous ne croyons guère au génie méconnu. Le talent mène à tout; la médiocrité elle-même, quand elle est laborieuse et persévérante, réussit. Les poésies des ouvriers nous auraient plu davantage si elles navaient pas été sociales, et se fussent contentées dêtre tout simplement des poésies. Certes, cest une chose louable à des gens occupés douvrages manuels, daspirer aux plaisirs de lintelligence et de trouver à faire des vers un divertissement que dautres vont demander au vin bleu des cabarets et aux danses obscènes des guinguettes, mais il ne faudrait pas pour cela quils se crussent des anges déchus, des génies incompris, des êtres injustement traités par le sort, et quils ne vinssent à dédaigner le métier honnête qui les nourrit. Un bon bottier vaut mieux quun littérateur médiocre; la poésie ne doit être pour eux quune consolation, quun amusement comme de jouer de la flûte et du violon, et non une surexcitation de vanité maladive. - Entrons maintenant dans quelques détails. Au nombre des morceaux remarquables il faut compter les pièces de M. Savinien Lapointe, cordonnier, de M. Louis Festeau, horloger, de M. Ponty, ouvrier en vidanges, qui a fait une méditation sur le to be or not to be dHamlet, où il est question de la monade de lAndrogyne et autres métaphysiques des plus abstraites; mais la meilleure pièce est le dialogue de lEpée et du Marteau de M. Francis Tourte, peintre sur porcelaines et commis-négociant; lidée est ingénieuse et bien rendue; le Chant des Compagnons par M. Piron, blancher-chamoiseur, dit Vendôme la Clé-des-Curs, est incolore et vague, et na pas la franchise énergique et la jovialité familière quexigent le sujet cétait là, à coup sûr, quaurait dû se déployer dans tout son luxe la poésie ouvrière; mais, chose étrange en littérature, la dernière chose à quoi lon pense, cest au naturel ; des gens illettrés essayant de faire des vers, font de la poésie académique et mirlitonnent des lieux communs. Ce nest quà force dart et détudes quon peut arriver à ce qui devrait être le point de départ ; pour décrire une mansarde de couturière, il faut être Victor Hugo : la couturière véritable fera des vers dans le genre de Delille ou dEsménard. Les vieilles chansons populaires pleines de fautes, de rimes inexactes et dassonances hasardées improvisées par des compagnons en voyage, des contemplations, renferment mille fois plus de poésie que le gros volume colligé par M. O. Rodrigue. On y sent au moins les amers parfums de laubépine et lodeur des fraises nouvelles ; il y a de lépanouissement, de la vie, des idées imprévues qui sélancent brusquement du bout dun vers comme un oiseau effrayé qui part dune haie. Le littérateur est absent, et quand les plus grands poètes peuvent faire une strophe valant un de ces couplets-là, ils sestiment les plus heureux du monde. Les Echos lyriques dfe M. Eugène Borel sont une espèce danthologie allemande, un petit bouquet de fleurettes germaniques de Goethe, de Schiller, dUhland, de Heine, de Schubart, de Hoelty, dEichendorff, de Ruckert, et autres poètes peu connus en France; le texte allemand est sur une page, et la traduction française sur lautre. Les pièces sont rendues presque toujours dans la même mesure et avec le même nombre de vers, avec assez dexactitude; cependant il nous semble que le pénétrant parfum germanique, cette forte saveur de vin du Rhin qui vous monte à la tête lorsquon ouvre les poètes de la terre des chênes, ne se trouve pas dans les traductions trop francisées de M. Eugène Borel; un peu de rudesse et de barbarie ne messied pas quand il sagit de ces âpres langues du nord toutes chargées de rêverie et de pensées. Nous croyons aussi que M. Eugène Borel eût pu faire un choix plus singulier et plus caractéristique. La moisson est immense dans ces champs presque inexplorés, et eût pu nous rapporter une gerbe mieux fournie et plus riche. Les Chants du Voyageur, de M. Delâtre, à travers beaucoup dinexpérience laissent voir un bon sentiment poétique, une certaine nouveauté dimagés et de comparaisons, qui permettent de bien espérer du premier volume que fera paraître lauteur. - Lon en peut dire autant des Cloches, de M. Lacretelle fils, supérieur à M. Delâtre comme versification et comme rhythme, et qui na besoin, pour bien faire, que de se dégager de limitation involontaire où ladmiration du modèle préféré entraîne presque toujours les jeunes talens. Nous terminerons cette revue poétique par lanalyse dun charmant petit livre tout mince et tout coquet, nouvelle étoile de la pléiade de légendes illustrées qui brille au ciel de la boutique de Curmer. Cest la Légende de Rosemonde par M. Henri Blaze, avec des eaux fortes de M. Jacques. Vous ouvrez le livre, et vous voyez dabord en manière de frontispice la belle Rosemonde assise au milieu dun paradis de fleurs, sous deux arbres fluets dont les branches se contournent en capricieuses arabesques: elle étend nonchalamment la main, et coupe de son ongle dagathe la tige dun grand pavot pour le joindre aux touffes dhyacinthes, doeillets, de roses et de marguerites qui encombrent son giron. La guirlande aboutit, en séparpillant et en seffeuillant, à cet affreux hiatus noirâtre, à cette gueule formidable qui avale sans jamais se rassasier la jeunesse et la beauté du monde. Le nom de lauteur et celui de la légende, écrits en caractères rustiques et bizarres, complètent cette eau forte dune finesse extrême. Puis on tourne la page et lon voit la chambre de Rosemonde. Voilà le petit lit virginal, avec ses quatre colonnes torses et ses pentes de serge, le buffet de noyer miroitant de propreté, la fenêtre aux étroits vitraux de plomb où le jasmin en fleur frappe de sa petite main dargent, comme pour se faire ouvrir, le plafond rayé de solives, la table aux pieds croisés en x, le lourd flambeau de cuivre, le pot de grès au couvercle détain, le grand fauteuil à tapisserie de laïeule et lescabeau de la jeune fille. Ne vous semble-t-il pas entendre bourdonner le rouet de Marguerite dans cet intérieur si calme, si doux, dans ce blanc paradis de jeunesse et dinnocence. Lhistoire commence après cette vignette qui nest que la traduction des premières pages du récit. - Lon est au printemps; la nature, qui craint dêtre en retard et de ne pouvoir fournir au mois de mai sa belle robe de fleurs, a passé la nuit comme une ouvrière à qui une grande dame a commandé de beaux ajustemens pour une fête dont lépoque est rapprochée; elle lace autour de la taille des jeunes roses leur petit corset de velours vert, elle pique les pointes dargent dans le cur dor des marguerites, fourbit les étoiles rouillées par lhiver, satine le gazon de la prairie délivre les cascades de leurs prisons de cristal et se donne une peine extrême pour arriver à temps. Rosemonde, tout en filant son rouet, se sent émue par cet épanouissement de la nature elle pense à son bien-aimé Valentin que lamour de la peinture a entraîné à Rome. Laïeule sendort dans son fauteuil, et la folle brise qui entre par la fenêtre entrebâillée joue avec les feuillets dun riche missel, historié de miniatures admirables, posé sur la table ; ce missel est un cadeau de Valentin. Par un hasard inquiétant, le vent ouvre toujours la page à lendroit de loffice des morts. - Rosemonde, le cur envahi par une mélancolie pleine de pressentimens, se met à chanter une longue et douce complainte, une « chanson de saule et damour malheureux, » où elle raconte lhistoire de ses amours avec Valentin et son départ pour lItalie où il demeure depuis trois ans; dans son exaltation, elle demande des nouvelles de Valentin au rossignol, à létoile, à la rose : le rossignol se tait, létoile sefface, la rose se fane. Rosemonde troublée laisse choir sa quenouille qui se brise, et se lève pour fermer la fenêtre, car lhaleine de la nuit envoie détranges soupirs dans la petite chambrette, la lampe prend de singulières nuances en se penchant à la fenêtre, Rosemonde croit entendre un bruit de pas dans le feuillage : Est-ce toi, Valentin ? sécrie-t-elle haletante despoir et damour.
Cette légende est arrangée avec beaucoup dadresse et un fin sentiment de la narration. Mille petits détails jetés incidemment dans le cours du récit éveillent et inquiètent lattention du lecteur; le missel souvre à un endroit funèbre, la lampe grésille, les fleurs répandent des parfums énervans et délétères, le chant du rossignol ressemble au sanglot; tout prépare lesprit à une triste catastrophe. - Quelques négligences et quelques afféteries de style déparent çà et là cette charmante nouvelle, mais la narration permet plus de laisser aller que lode ou le discours. Ce nest plus le mois de mai, et cependant tous les poètes sont en fleurs. Parmi les nombreux volumes qui viennent de paraître, nous devons citer encore le recueil des frères Deschamps, les Sentiers perdus de M. Arsène Houssaye, et les Heures de Poésie de M. A. Renée. M. Brizeux, lauteur de Marie, fait aussi imprimer un recueil sous le titre de Mogana. - Vous voyez bien que la poésie nest pas tout-à-fait morte comme le prétend la critique, qui a ses raisons pour cela.
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