Théophile
Gautier 1811 - 1872
24 - Revue des Deux Mondes, tome 25, 1841
La divine épopée
par M. Alexandre Soumet
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Revue des Deux Mondes,
tome 25, 1841
Pourtant la liste des poèmes épiques connus en France, à partir de la Franciade de Ronsard tiendrait à elle seule un volume, si lon avait la patience den faire le relevé. Sous le règne de Louis XIII, cette idée de doter la France de lépopée qui lui manquait agita les cerveaux de tous les poètes : de mémoire nous en citerions une douzaine, la Pucelle de Chapelain, le Saint Louis du père Le Moine, le Clovis de Desmarets, le Moïse sauvé de Saint-Amant, lAlaric du sieur de Scudéry la Madeleine au désert du père Pierre de Saint-Louis, le Constantin du père Mambrun, le Martel de M. de Boissat, le Saint Paul de monseigneur lEvêque de Vence, et bien dautres enfoncés au plus profond des eaux noires de loubli, tous parfaits, tous construits selon les lois de larchitectonique, de la symbolique, de lésotérique, et autres recettes admirables, chefs-duvre auxquels ne manque, pour pouvoir être lus, quune toute petite chose bien dédaignée, bien repoussée aujourdhui par les mystagogues et les rêveurs à grandes prétentions.... la forme, rien que cela! Sous lempire et au commencement de la restauration, il y eut recrudescence dépopées; Népomucène Lemercier, novateur malheureux que labsence de style empêcha dêtre un poète, en a fait trois ou quatre à lui seul, lAtlantide, Attila, les Chants cataloniques, Alexandre, Homère et la Panhypocrisiade, poème bizarre où se joue devant les démons la grande comédie du XVIe siècle. On cite encore le Philippe-Auguste de M. Parceval de Grand-Maison, la Pucelle dOrléans de M. Lebrun des Charmettes, la Caroleïde de M. dArlincourt, la Philippide de M.Viennet. Les contemporains ont aussi tenté le poème épique. Il. nest pas besoin de rappeler aux lecteurs de cette Revue lAhasvérus, le Napoléon et le Prométhée de M. Edgar Quinet. M. de Lamartine a fait, outre Jocelyn, la Chute dun Ange, poème dont létendue et le style sont des plus épiques. Il nous semble, daprès cela, que nous ne sommes pas si dénués dépopées que nous en avons lair. M. Alexandre Soumet a-t-il enfin doté la France de lépopée si impatiemment attendue ? cest là la question, that is question, comme dit Hamlet. Nous allons tâcher de faire entrer dans le cadre étroit dune analyse ce gigantesque poème qui na pas moins de deux vol. in-8°. Linvocation sacramentelle est remplacée par une vision dapocalypse où le poète voit un aigle symbolique planer et lutter dans un ciel orageux avec une effroyable tempête à travers la noire épaisseur des nuées, laigle tâche de diriger son vol vers le soleil; mais le soleil agonisant pâlit et sefface, et la tempête triomphante au milieu dun déluge déclairs foudroie lastre et loiseau, car les derniers jours du monde sont arrivés : une plume à demi brûlée séchappe de laile de laigle mourant et tombe en tournoyant sur la terre des hommes, et le poète la recueille, comme saint Jean dans lîle de Pathmos, pour quelle lui serve à tracer « les récits étoilés de son drame mystique. » - Tu seras peut-être foudroyée de nouveau, sécrie le poète en sadressant à la plume, mais nul ne peut se refuser à linspiration, et il faut la suivre où elle nous conduit comme Dante suivait le laurier de son maître Virgile; on na pas le doit de désobéir à lesprit évoqué. Lunivers nest plus. - Dieu a replié, la création et la serrée dans les magasins du chaos, comme une décoration de théâtre quand le spectacle est fini. Il ny a plus rien que le paradis et lenfer, pour que léternelle justice puisse saccomplir. - Le paradis a toujours été lécueil des opéras et des poèmes épiques. Dante lui-même, et MM. Feuchères, Séchan, Dieterle et Desplechins, y ont médiocrement réussi. Notre terre, qui peut fournir dinnombrables variétés de douleurs, est bien stérile en images heureuses. Quand le poète a peint son ciel avec loutre-mer le plus pur, quil a doré ses étoiles et ses auréoles à neuf, quil a illuminé à giorno du gaz sidéral le plus éclatant les palais de sa Jérusalem céleste, quil a mis un lis de Saron dans la main de chacun de ses bienheureux, quil a bourré ses cassolettes et ses encensoirs de toutes sortes de parfums bibliques ignorés dHoubigant et de Laboullée, il est au bout de ses imaginations, qui ne vont pas au-delà des splendeurs dun bal comfortable. Le ciel de M. Alexandre Soumet ne vaut pas mieux que les ciels de ses devanciers, et cest assurément le morceau le plus faible de son poème. Il y a cependant prodigué les roses et les parfums de manière à contenter les nerfs olfactifs les plus exigeans et les plus délicats. Comprenant lui-même que les délices quil décrivait ne suffiraient pas à défrayer une éternité de bonheur, il a essayé quelques créations en dehors du monde connu, telles que loiseau Alexanor, qui na figuré, que nous sachions, dans aucun recueil dornithologie. le meloflore ou melosiflore, car ils se trouve écrit de deux façons, qui est, autant que nous avons pu comprendre, une espèce darbrisseau musical qui a des gammes et des arpéges pour feuilles, des trilles ou des points dorgue pour fleurs. Dans quelle catégorie Linnée et Reicha placeraient-ils piano végétal ? Il y a encore un arbre Nialel, dune botanique suspecte, et une certaine matière baptisée Argyrose, dont sont bâtis les palais des anges, que M. Alexandre Soumet prétend avoir été inconnue aux splendeurs dOphyr, et que nous croyons inconnue à des splendeurs moins problématiques que celle dOphyr, attendu quaucun dictionnaire nen fait mention. Nous ne parlerons pas du Nictantès, de lIxia, de lOsmonde, et autres végétations élyséennes dune botanique beaucoup trop recherchée. M. Alex. Soumet ne paraît pas savoir quune langue sappauvrit de tout ce quon lui ajoute, et que, sil est permis de créer des mondes, il ne lest pas de créer des mots. Dans ce ciel, outre le Père et le Fils, le Saint-Esprit et la sainte Vierge, personnages indispensables et consacrés, le poète en a placé dautres qui personnifient les vertus et les gloires humaines : Adam et Eve, Jeanne dArc, Dante, Milton, Raphaël, sainte Cécile, chantant le Stabat de Pergolèse, plus quelques milliers danges musiciens exécutant de colossales symphonies avec accompagnement dextaséon, instrument dû sans doute à la fertile imagination de M. Soiumet, car nous ne lavons encore vu figurer dans aucun orcherstre de ce globe terraqué. Entre les rameaux touffus de ces plantes fantastiques voltigent et sautillent, au lieu doiseaux, les ames blanches de lait des petits enfans qui sont morts en venant au monde, et dont les yeux ne se sont ouverts quà la lumière céleste. A la place de ce paradis fiévreux et convulsif, où le poète sépuise en invention stériles et en mignardises gigantesques, nous aurions mieux aimé un petit paradis gothique tout simple, tout naïf, dans le goût de Giotto ou de Fra Angelico de Fiesole, Dieu le père en habit dempereur, Dieu le fils en tunique et son manteau traditionnels, le Saint-Esprit, sous la forme dun pigeon, les pieds et le bec rouges, deux ou trois collerettes de chérubins cravatés dailes, quelques anges à longues figures ovales, aux mains fluettes, avec des dalmatiques de brocard et de belles robes blanches se recourbant comme une écume légère autour de leurs pieds divoire, jouant du kinnor, du rebec ou de la basse, une sainte Vierge bien chaste, bien candide, bien étonnée, avec ses grands yeux en amande bordés de cils blonds, exécutés un à un par lartiste plein de foi et de patience; le tout sur fond dor gaufré de fers et dimpressions dans le goût byzantin. M. Taillandier, lauteur de Béatrice, poème trop peu connu, a su parfaitement sapproprier cette sobriété calme et naïve des artistes pisans qui ont donné à la mythologie catholique des formes dont on ne doit pas séloigner lorsque lon traite des sujets chrétiens, sous peine de dénaturer des types consacrés désormais, et de commettre en quelque sorte une hérésie iconographique : au lieu de celà, M. Alexandre Soumet semble avoir pris à tâche de transporter dans la poésie les conceptions désordonnées de Martin, qui sont plutôt des cauchemars de titans que de lart véritable. Un personnage dinvention, Sémida, antithèse dEve, dernier effort de la nature expirante, qui réunit en elle seule toutes les perfections de la femme, la seule qui eût pu sauver le monde et devenir la mère dune nouvelle humanité, sennuie beaucoup dans le paradis de M. Soumet. Elle regrette la création évanouie, songe disparu dun Dieu qui séveille à laurore de léternité ; elle seule, parmi tous les bienheureux, na pas perdu le souvenir ; Marie-Madeleine, la plus compatissante de toutes les saintes, en sa qualité de grande repentie, sinquiète de la mélancolie de Sémida, qui exhale sa tristesse en jouant de la viole au pied dun mélodore, et elle linterroge doucement sur la situation de son cur, Sémida lui raconte que, même dans les splendeurs célestes, il est un nom quelle ne saurait oublier, et elle demande à la sainte de prier pour elle; à quoi Madeline répond fort judicieusement que les élus ne peuvent pas prier lun pour lautre, et quelle sadresse au Christ, le grand consolateur des affligés; Sémida suit ce conseil et dévoile à Jésus les tristesses de son ame; elle lui avoue quelle adore toujours Idaméel, lamant auquel elle a si vertueusement résisté sur la terre, que le monde en a fini. Or, cet Idaméel nest autre que lAntechrist, le dernier né du Caucase, un Prométhée, plus impie et plus audacieux encore que le Prométhée antique; Idaméel est irrévocablement perdu, il a lutté avec Dieu et détrôné Satan dans lenfer; à moins que Sémida ne descende comme Eloa sa cousine vers les sphères infernales et les régions maudites, il ny a guère de probabilité que les amans se rencontrent jamais. Une grande pitié sémeut dans lame de Jésus à laspect de cette douleur que ne peuvent consoler les félicités éternelles; il prend subitement une grande résolution, et monte lescalier symbolique qui conduit dans les abîmes de lincréé. O prodige! À chaque pas quil fait, les stygmates de ses anciennes blessures reparaissent, son flanc saigne, la couronne épineuse de la passion se mêle aux rayons de lauréole. Tous les cieux gémissent dans une attente pleine danxiété; les chérubins voilent leur face du bout de leurs ailes; la sainte Vierge sent se rouvrir les cicatrices faites par les sept points du glaive des douleurs, car une résolutiont errible et suprême vient dêtre prise dans le triangle mystérieux, celle du rachat de lenfer! Si nous étions des théologiens, nous tancerions dimportance cette imagination qui sent lhérésie dune lieue à la ronde, et qui, au moyen-âge, eût fait brûler très proprement tout vif lauteur qui sen serait avisé; mais nous ne somme quun poète, et nous nous contenterons de relever les hérésies poétiques de M. Soumet, qui sont assez nombreuses. Après le ciel vient lenfer; cest dans cette partie du poème que se trouvent les morceaux les mieux réussis, à notre sens, de lépopée deM. Alexandre Soumet. Selon lui, lenfer est composé de quatre élémens qui sont la haine, la colère, lorgueil et la mort. Comme Dante, dont il a bien fait de suivre lexemple en cela, il divise le royaume funèbre, tout infini quil soit, en neuf parts ou cercles. Sans les parcourir les uns après les autres, le poète se contente desquisser treize tableaux ou visions, où sont décrits les supplices des principaux damnés; quelques-uns de ces tableaux sont dune invention vraiment infernale et dune exécution vigoureuse, quoique déparés çà et là par lafféterie et la fausse élégance, défauts passés à létat chronique chez M. Alexandre Soumet. Parmi ces damnés figure Byron, ce qui ne paraît pas charitable de la part dun poète; les gorgones, les chimères monstrueuses, les méduses au regard pétrifiant, les sphinx à loeil oblique et cruel, toutes les formes repoussantes et hideuses que lidée du mal a produites en saccouplant à la perversité humaine, car Dieu ne peut créer que le beau, grouillent, rampent, sautent et fourmillent dans la brume enflammée qui monte incessamment des lacs de bitume et de soufre en fusion. Mais le poète ne sarrête pas long-temps aux bagatelles de la porte, et va tout droit au trône où siége Idaméel, lamant de Sémida : seul entre tous les maudits, il a gardé la beauté, beauté pâle et terrible, plus effrayante peut-être que la laideur. Idaméel, qui a vainement, tenté de reculer la fin du monde en tâchant de séduire Sémida, la vierge féconde, la dernière Ève, et de faire ainsi dévier la volonté de Dieu, sest proclamé roi de labîme et na eu besoin que dun geste pour détrôner Satan, qui languit captif dans un coin obscur de lenfer. Le nouveau monarque a refait le code des tortures avec une supériorité toute romantique; les vieux supplices ne sont que des délassemens en comparaison; il sait à fond ce que peuvent produire dangoisses le plomb fondu, le fer, la flamme, le poison, la glace, le cauchemar; il trouve pour chacun un tourment spécial, mais il cache à tous le sien, quil na pas inventé. Bien quil souffre une punition égale à son orgueil, aucun: signe ne trahit sa douleur, son masque garde une majestueuse immobilité, et les damnés qui lépient nont pas la satisfaction dy voir passer lombre dune souffrance. Cependant le cur dIdaméel est en proie aux agitations les plus tempestueuses; des ouragans de blasphèmes, des trombes de désirs furieux labourent ce noir océan sans fond et sans rivage. La pensée de Sémida lagite et le torture; il voudrait sélancer jusquau ciel pour larracher du sein de la béatitude, et la faire monter de lui sur le trône brûlant des enfers. - Souvent, le front pensif, il va relire les trois tables dairain où est écrite en caractères cabalistiques lhistoire de son ame et de son esprit; cest tout ce quil a emporté dhumain au fond de son ténébreux royaume, et la trace de lexistence du monde ne vit plus que sur ces tablettes mystérieuses. Pour distraire sa mélancolie, Idaméel ordonne une fête, une orgie infernale qui doit dépasser tout ce quont produit de plus violent les énormités cyclopéennes, les vertiges des Lylacq et les monstruosités de Gomorrhe, les raffinemens de Sardanapale et les tigreries de Néron; tout lenfer se réveille et se rue aux bacchanales titaniques; les sphinx sournois, les psylles au vol sifflant, les brucolaques infects, les vampires vermeils les hydres vertes de poison, les briarées aux bras de polype, les chimères aux ailes onglées, les incubes obscènes, les harpies fétides, les mammouths, les dugongs, le dinotherium giganthum, toutes les formes hideuses et fourmillantes québauche le cauchemar sur la toile noire de la nuit, se dirigent vers la salle du banquet en toute hâte. Cela rampe, cela vole, cela se culbute dans un pêle-mêle inimaginable, comme dans le Walpurgisnacht-stourm de Goethe. Après ce repas qui laisse bien loin en arrière les magnificences de Balthazar, les princes des damnés se racontent leurs bonnes fortunes et leurs exploits sur un ton de rouerie et de fatuité supérieures. Celui-là a vendu son ame pour séduire une religieuse, ajoutant à la passion le raffinement du sacrilège; Néron prend la parole à son tour, et raconte en vers très beaux, que lon peut ranger parmi les meilleurs et les plus irréprochables du poème, ce célèbre festin où les convives furent enterrés sous une pluie de fleurs. Don Juan explique sa dernière aventure: ce nest pas, comme on la cru jusquici, le commandeur aux talons tonnans, le spectre au poignet de marbre qui la fait plonger vivant dans les flammes bleues de lenfer; son trépas ne fut quun dernier rendez-vous avec une duchesse Esmeralflor de Grenade, morte voluptueuse à qui Satan rend pour une heure la vie et la beauté. Ces histoires ne manquent pas de saveur; cependant le sphinx les trouve fades, et voudrait quelque chose dun goût plus relevé. - Maître, dit-il à Idaméel, absolument comme un jeune poète au génie dune soirée littéraire, tu devrais bien nous lire quelque chose. Idaméel, qui nest point un grimaud, ne donne pas dans le piége vulgaire de débiter sa poésie lui-même; il envoie trois cents filles de rois chercher les tables dairain que lon expose aux regards de lassemblée. Le sphinx, en sa qualité dexpert aux choses obscures, est chargé dexpliquer les endroits difficiles; maïs, quelque étrange et singulier que puisse paraître le texte, personne na le droit de demander des explications au maître. Sur la première table dairain est écrite la biographie dIdaméel; toutes sortes de présages sinistres ont accompagné sa naissance. Venu au monde par le moyen de lopération césarienne, il est sorti vivant du sein mort de sa mère. Ce jour-là, son père disparut frappé par la foudre, et, à dater de cette naissance, tous les hymens furent stériles; ces signes non équivoques montraient que la terre, arrivée à sa décrépitude, touchait au jour suprême. Aucune femme ne voulut dabord nourrir le petit Idaméel; mais enfin, il sen trouva une qui pleurait auprès dun berceau vide, et qui, émue de compassion, entrouvrit sa tunique et le nourrit moins de lait que de larmes et de sang. Un vieux rabbin juif, retiré dans les grottes dEléphanta, résumant sous son crâne chauve toutes les sciences et toutes les sagesses humaines, fit léducation du jeune Idaméel; leur cabinet détude était une de ces immenses pagodes souterraines, une de ces syringes vertigineuses de profondeur, noirs abîmes où lInde et lÉgypte ont enfoui leur symbolisme monstrueux : là dorment des familles de dieux oubliés, des olympes abolis, cest comme une espèce de cimetière théogonique où sont enterrées les religions mortes. Idaméel; guidé par le rabbin, lit couramment le secret des hiéroglyphes, interroge les divines momies, relève le voile des Isis, fait parler les mille têtes des dieux indous, déchiffre, les stèles, déroule les papyrus, scrute les zodiaques, épèle dans lalphabet dor des constellations, combine, les chiffres de la cabale, évoque les ombres, les démons et les esprits, et devient plus savant à lui seul que toutes les académies du monde. Lhistoire, la philosophie, la science, nont plus de mystères pour lui; il na pas même dédaigné le magnétisme et la phrénologie, il raisonne sur les crânes des races caucasienne, éthiopienne et mongole, comme Camper lui-même; il sait sur le bout du doigt son saint Jean, son Swedenborg et son. Jacob Bhme ; toute lintelligence humaine semble sêtre réfugiée, avant de fuir la terre, dans cette tête encyclopédique. Les sombres problèmes de lame, tous les écueils de la mer intellectuelle, sont explorés par ce rude plongeur que neffraient ni les suçoirs des poulpes, ni lépée des narvals, ni les dents des requins, ni les inextricables entrelacemens de la Flore océanique. Un problème plus difficile à résoudre que tout cela occupe les forces de son esprit : il voudrait parvenir à réchauffer le soleil, qui se refroidit, à retenir lame de la terre qui sen va ; il voudrait remettre de lhuile aux rouages inconnus de la vieille machine du monde qui se détraque. Prométhée plus vaste et plus hardi, il songe à dérober le flambeau céleste, non pour lappliquer au flanc dune poupée dargile, mais pour redonner la vie à lunivers défaillant. Sil arrivait à ce résultat, il verrait avec joie tomber sur sa tête la foudre de tous les Jupiter, et souvrir, dans le ciel enflammé, les ailes du vautour que rien ne rassasie : non pas quil soit sincèrement épris dun grand amour de lhumanité, mais lidée de contrarier les desseins de Dieu sourit à son orgueil de titan. Dans ce dessein impie, Idaméel commence un voyage dexploration ; il examine les endroits qui ont besoin dêtre réparés, les mers quil faut tarir, les steppes et les déserts de sables quil faut rendre fertiles, etc. tout en voyageant, il arrive au pied du mont Arar ; le printemps y fleurit encore, les arbres y verdissent, les fleurs sy épanouissent et sy reproduisent. La mort et la stérilité, qui règnent en maîtresses sur le reste du globe, nont pu envahir la montagne sacrée ; un pieux solitaire nommé Cléophanor, de laspect le plus patriarcal, habite sous une tente au flanc de la montagne. Il offre lhospitalité à Idaméel ; quoique celui-ci étale une impiété voltairienne, Cléophanor ne désespère pas de le convertir. Le vieux mage a une fille parée de toutes les perfections imaginables, qui nest autre que cette Sémida que nous avons déjà vue languissante au milieu des joies célestes, et attristant de sa mélancolie lazur de léternelle sérénité. Idaméel ne manque pas de devenir amoureux de Sémida, la seule femme dont les flancs ne soient pas maudits et qui ait la possibilité de perpétuer lespèce humaine ; Sémida répond à lamour dIdaméel, mais elle sait résister aux enivremens dont il lentoure, et garde avec soin sa virginité providentielle : Sémida ne doit avoir dautre époux que lépoux immortel. Son amant, que le baptême administré par le vieux Cléophanor na pas rendu beaucoup plus religieux, monte jusquau sommet de lArar, malgré les défenses célestes, les avalanches et les éclairs. Sur le sommet, inaccessible jusque-là, repose larche sainte au même endroit où elle sest arrêtée aux jours du déluge. Laudacieux y pénètre, en fouille les profondeurs, et en ressort triomphant : il a trouvé le plan du monde, la sphère aux cercles dor qui a servi de modèle à la création ; il était temps, car trois volcans sétaient ouverts dans le disque de la lune, et des taches grandissantes couvraient de leur lèpre la face du soleil, et sétendaient comme les taches de la putréfaction sur la peau dun cadavre. Le nouveau Prométhée, initié par ce sacrilège à la plus secrète pensée de Dieu, et maître de la puissance cosmogonique, raccommode les planètes avariées, pétrit la terre à sa fantaisie, bâtit des villes géantes pour les générations de lavenir, car il ne doute pas que Sémida, éblouie de tant de splendeurs et de gloire, naccorde au dieu ce quelle a refusé à lhomme; en quoi il se trompe, car le génie ne sert pas à grandchose en amour, et linfériorité est souvent une raison de réussite, car lon aime mieux donner que recevoir. Après avoir raffermi la création chancelante, Idaméel, qui se trouve être tout bonnement lAntechrist, retourne au mont Arar pour tenter un suprême effort sur la pudeur de Sémida; Cléophanor est, au moment de rendre lame, il est couché à terre, dans une grotte, ayant pour oreiller le grand lion symbolique, le fauve ami des saints. Jérôme, le sauvage fossoyeur des anachorètes, dont la crinière, épanché à grands .flots, sert de cheveux au crâne dépouillé du mourant, et mêle ses mèches jaunes aux touffes dargent de sa barbe. Le vieillard recommande bien à sa fille de garder sa vertu et de se souvenir de son serment; puis il rend lame, et le lion creuse avec ses ongles dairain une large fosse; .ldaméel y roule un énorme quartier de roche, et enlève dans ses bras la pauvre Sémida tout en larmes, sans se laisser effrayer le moins du monde par lapparition fulgurante dÉloïm, lange gardien de la jeune fille; le ravisseur dun coup doeil fait reculer larchange, qui sévanouit dans les immensités du ciel et nose engager le combat... Lenfer en est là de sa lecture, lorsquil se sent remué jusque dans ses profondeurs; trois éléphans de fer roulent de leur piédestal jusquau pied dIdaméel, qui, toujours impassible, fait signe de la main que lon continue. - Cette commotion est produite par la résolution du Christ, rédempteur clandestin, comme lappelle M. Soumet, qui du fond de linfini descend déjà vers labîme que veut combler son inépuisable miséricorde. LAntechrist a beau faire des miracles et déployer un génie surhumain, il ne peut vaincre la résistance de Sémida, protégée en outre par le lion de son père, qui pousse des hurlemens horribles, se bat les flancs avec sa queue, fait craquer ses mâchoires, creuse le sable avec ses griffes, et commet tous les excès habituels aux lions de mauvaise humeur, lorsquIdaméel approche de sa maîtresse. Celui-ci, se ressouvenant du père Enfantin, exerce sur le lion la puissance du regard : la bête fauve, pétrifiée par cette prunelle magnétique et fascinatrice, se trouble, recule, se sent subjugué, malgré elle et, faisant un suprême effort pour se soustraire à cet ascendant vainqueur, enfonce ses ongles dans ses yeux, et saveugle volontairement, - excellent moyen de déjouer les magnétiseurs; - puis, toute sanglante, elle sélance sur son adversaire pour le mettre en pièces, mais celui-ci lévite aisément, lenchaîne et lattache à un rocher. Il ne sert pas de grandchose à Idaméel davoir dompté et vaincu ce farouche gardien de la virginité de Sémida; il a beau la promener déblouissement en éblouissemens la tenir suspendue sur des gouffres de splendeurs, lui montrer des entassemens de Babylones, des étages de palais fabuleux et des superpositions de tours dorgueil : il ne peut parvenir à triompher de sa pudeur. Sémida laime, mais dun amour trop épuré pour perpétuer le monde. Le titan tente un effort suprême; Sémida invoque Eloïm; son ange gardien, et nhésite pas, pour échapper aux poursuites du démon quelle adore, à se jeter dans le sein étincelant de larchange, foyer de lumière et de flamme où elle est consumée à linstant comme un papillon qui traverse un flambeau. Avec Sémida finit le genre humain; les anges de lair, des mers, des forêts et des fleuves, chantent lhymne funèbre de la terre dans une longue complainte alternée; Idaméel se couche sur le sol infertile, sûr de se réveiller roi des enfers; là sarrêtent naturellement les tables dairain. Le chant qui suit est intitule Apparition de Jésus-Christ aux régions de labîme. Les peuples de lenfer ont achevé la lecture des tables dairain et se préparent à envahir le ciel pour enlever la blonde Sémida, la maîtresse de leur roi; mais leffroi sest mis dans les rangs, un inconnu sest introduit au séjour où lon nattend plus personne, puisque le monde est fini et que le grand jugement a été rendu. Quel est cet inconnu à lair calme et radieux qui dun geste apaise tous les monstres de lenfer, à laspect duquel les roues à pointes dacier sarrêtent, les fers sélargissent, les chaînes se descellent et les tortures se suspendent? On le conduit devant le sombre monarque qui, étonné de cette puissance, le fait asseoir sur le trône vide de Satan et entame avec lui une longue discussion théologique; linconnu ne sourcille pas un instant des inexprimables douleurs attachées au trône de Satan, et, tout en parlant, écrase du talon la tête de lhydre qui voulait se remettre à luvre. Pour savoir le nom de linconnu, Idaméel fait appeler les trois plus grands criminels de ses états, Caïn, Sémiramis et Robespierre Cest Abel, dit Caïn, cest Abel qui vient mabsoudre; Cest Ninus, sécrie Sémiramis, Ninus qui ma pardonné; cest Louis, murmure Roberpierre, qui maccorde ma grace. Peu satisfait de cette triple solution, Idaméel conduit linconnu vers Satan, qui nhésite pas une minute et crie aux réprouvés : - Mes fils, cest Jésus-Christ. Ah ! dit Idaméel, lennui du paradis te pousse jusquaux enfers. Tu veux essayer de nos supplices et connaître aussi linfini des douleurs, tu seras satisfait. Nous allons exercer notre savoir-faire sur toi, et tu vas voir comme ton père nous apprit à punir. Le chant se termine sur cette menace impie. Lautre chant, intitulé : le Drame, nous fait voir Sémida dans le paradis, soutenant un dialogue fort coquet dabord avec la viole céleste, ensuite avec Marie-Madeline. Labsence du Christ étonne et inquiète les élus; quest-il devenu? Dans quel coin de léternité et de linfini se cache-t-il? Sémida veut aller à sa recherche, et elle part accompagnée dEve et de Mehala, car Marie-Madeleine, avec sa foi inperturbable, a préféré attendre son bien-aimé comme autrefois, lorsquelle sassit sur la pierre du tombeauc, certaine quil reviendrait. Les trois bienheureuses descendent perçant les voiles dhyacinthes de tous les paradis, et arrivent bientôt aux limites de la béatitude. Eve et Mehala, effrayées du vide incommensurable qui souvre devant elles, refusent daller plus loin; mais Sémida, entraînée par son amour, continue à descendre; elles descend si bas, que son ange la quitte et remonte. Sémida, craintive, sarrête un moment sur le bord du chaos, et, dans une langoureuse élégie, invite son infernal amant à venir la rejoindre; elle est si près de labîme, que son chant parvient à loreille du maudit. Idaméel a reconnu la voix de la sainte, et il savance jusquaux limites du chaos, à lendroit extrême où latmosphère cesse dêtre respirable pour lui, car lair de la vie le tuerait. II ne peut exister que dans la mort. II sétablit entre lélue et le réprouvé un dialogue mélangé damour et de reproches; le démon se montre fort jaloux de lange Eloïm, quil menace de plumer tout vif sil le rencontre jamais sur son chemin; Il accuse, ce qui est une fort bonne méthode, la pauvre Sémida de ne lavoir jamais aimé, et davoir, par ses scrupules de dévote, tué en germe luvre de son génie : Sémida se défend de son mieux, et tâche dinspirer au réprouvé des sentimens de repentir; elle lui conseille de sadresser au Christ pour obtenir sa grace. - Ton Christ, répond Idaméel entrouvrant les voiles du chaos, il est ici prisonnier dans mon enfer. Regarde-le; il ne peut rien ni pour toi ni pour moi. Sémida, éperdue, veut voler vers le divin martyr, qui lui crie : - Remonte, Sémida, remonte chez mon père; najoute pas à mes douleurs le poids de ta rédemption : le sillon de mes souffrances peut sallonger dun pas! Mais Sémida est trop avancée, elle fait de vains efforts pou regagner les régions supérieures; elle tomberait sur le sein dIdaméel comme le rossignol qui descend de branche en branche, fasciné par les yeux fauves du crapaud ou lhaleine musquée du serpent, si le Satan détrôné, si lantique Lucifer, touché de la .grace den haut, ne sinterposait entre le séducteur et la victime, et dun coup de son aile puissante, ne la reportait aux sphères des pures splendeurs. Ici commence une effroyable parodie de la Passion. Les angoisses du Gethsemani sont reproduites sur une grande échelle. Tout ce que limagination en délire peut inventer de plus atroce et de plus monstreux est entassé là avec une furie incroyable; ce sont des Ossa et des Pélion de douleurs, des tortures démesurées; on ne voit que torrens de sang, chairs bleues de meurtrissures, jets de flamme et de soufre; la croix est une montagne de granit taillée en gibet; un océan de fiel gonfle léponge damertume; les dards de cent mille aspics hérissent les nuds de la couronne dépines, les damnés, pâles, dépouvante à laspect de ces terribles supplices, sentent se fondre les glaçons et les rochers de leur ame; ils pleurent comme de simples femmes sur les souffrances de ladorable victime, et comprennent lénormité de leurs forfaits à la rigueur de lexpiation. Idaméel seul nest pas touché; il raille le divin crucifié, et, prenant une lance au fer de laquelle sont attachés les feux de neuf enfers, il la plonge et la retourne dans le flanc de la victime. Jésus-Christ, vaincu par linsoutenable douleur de cette dernière blessure, se détache de la croix et se réfugie tout sanglant et tout mutilé dans le sein de son père, avouant que son amour négale pas la haine du coupable Les cieux, sont dans la consternation de cet échec, Sémida, plus dé.so1ée que jamais, éteint de ses larmes la flamme des trépieds... Tout à coup un épouvantable coup de tonnerre se fait entendre; une lumière dévorante illumine jusquaux derniers recoins de linfini; Jehovah se révèle plus fulgurant encore que sur lHoreb ou le Sina; les trônes, les principautés et toutes les dominations angéliques attendent dans un recueillement plein de frisson et de terreur!... Le chaos nexiste plus, labîme est comblé, lenfer sest dissipé comme un brouillard du matin, et dans une brume de lumière montent des légions desprits transfigurés. - Lincréé sest ouvert un instant aux regards du révolté; il a vu ce que nulle langue ne peut redire, et sa conversion a été complète. - Eve a retrouvé son fils Caïn, désormais réconcilié avec Abel; Sémida sunit à son amant, qui ne sera plus jaloux dÉloïm, lange gardien. Marie-Madeleine verse de nouveau la myrrhe et le nard sur les pieds de son bien-aimé, quelle essuie ave sa longue chevelure dor. Lucifer reprend sa place parmi les changes, le poème se termine par un hosannah général, où le cygne du ciel, Éloïm, Sémida, la vierge Marie, les enfans nouveau-nés exécutent chacun leur partie, et lépopée se clôt par ces mots écrits en lettres de soleils : - SALUT ÉTERNEL! Voici, autant quil est possible de réduire en quelques pages deux gros volumes in-8°, lanalyse exacte du poème de M. Soumet : le choix du sujet ne nous paraît pas heureux, et lépigraphe placée au frontispice du livre, La lyre peut chanter tout ce que lame
rêve, De la foi du chrétien les mystères
terribles Lidée première du poème de M. Soumet a été inspirée visiblement par le Dernier homme de Grandville, sublime ébauche en prose, grandiose conception révélée par un brillant article de M. Charles Nodier, inséré il y a quelques années dans la Revue de Paris; la Sémida est bien proche parente de lEloa de M. de Vigny, cette ange née dune larme du Christ, qui descend du ciel par pitié pour Satan, et de cette Rachel de lAhasvérus, qui se souvient de la terre dans les félicités du paradis. LIdaméel appartient plus particulièrement à M. Soumet, quoique le Satan de Milton et le Prométhée de M. Quinet aient bien jeté çà et là quelques reflets sur lui; mais ce nest pas à ces ressemblances plus ou moins sensibles que sadresseront nos critiques, - les idées sengendrent les unes les autres, et ont chacune leur généalogie : en cherchant bien, on trouve des aïeux à tous les hommes et à toutes les pensées, - mais elles porteront sur le style et la forme. Lon a beaucoup agité, dans ces derniers temps, la question de la prééminence de la pensée sur la forme, lon a beaucoup parlé du spiritualisme et du matérialisme, de la synthèse et de lesthétique. Nous croyons que lon sest mépris sur la véritable portée de lart; lart cest la beauté, linvention perpétuelle du détail, le choix des mots, le soin exquis de lexécution; le mot poète veut dire littéralement faiseur; tout ce qui nest pas bien fait nexiste pas. Lisez la préface de la Pucelle de Chapelain et vous verrez que de mythes, que de symboles, et de hautes intentions métaphysiques sont cachés sous cette enveloppe coriace; le plan de son poème, si justement oublié, est dune régularité et de lIlliade est à coup sûr plus défectueuse, et cependant un seul vers dHomère, contenant une de ces épithètes qui font tableau, vaut mieux que les douze énormes chants du malencontreux rimeur. La métaphysique nest pas lart, il ne faut pas sy tromper, et Kant na rien à faire avec les poètes. On ne peut refuser à M. Alexandre Soumet une grande habileté à manier le rhythme; son poème est plein de beaux vers dans la plus mauvaise acception du mot; cest quelque chose de creux, de brillant et de sonore, qui éblouit les oreilles et les yeux sans satisfaire lesprit; le dessin est lâché et la couleur de convention; nulle part on ne sent létude de la nature, nulle part le désir dappliquer exactement le mot sur la chose; les descriptions sont vagues, sans arrêt, et névoquent pas les objets quelles devraient représenter; le style passe de lafféterie la plus maniérée à la boursoufflure la plus asiatique, et rien nest plus désagréable que ce mélange du mignard et du gigantesque. Les métaphores manquent de logique, et arrivent rarement à bien ; les comparaisons ne se rapportent pas aux choses quelles expriment, et détruisent leffet des vers qui les précèdent Par exemple, dans la description de lenfer, il est dit :: dans chaque antre, dans chaque puits, quelque forme hideuse, quelque monstre enfoui, Tremble comme une perle au fond des mers de
lnde, Il écrase sa fête, Le volcan voyageur qui sélance
avec lui. M. Alexandre Soumet a cru quun style vague et gigantesque convenait davantage à lordre didées surnaturelles qui composent son poème, oubliant que cest la forme doit être claire, et que des images énergiquement modelées doivent mettre en relief les ombres insaisissables de la métaphysique: donner un corps à lidée, incarner le verbe, telle est la fonction du poète. Assurément, lon ne peut pas être très intelligible lorsquon parle de mystères, tels que linfini, Iincréé, léternité, etc.; mais que la syntaxe soit toujours respectée à défaut de la théologie. A ce reproche, nous enjoindrons un autre, cest le faux goût qui règne dans quelques parties de louvrage, et qui surprend de la part dun académicien, dun homme nourri dans les graves études et la familiarité des modèles. Une grace maniérée, bleuâtre et froide comme lEndymionde Girodet, vient gâter, par ses grimaces et ses mines, les endroits les plus sérieux et les plus solennels. Les recherches de Gongora et de Marini ne sont rien à côté de cela : cest un entassement de mignardises puériles, de naïvetés précieuses, de coquetteries de vieille Célimène dont on na pas lidée : les roses, les lis, lalbâtre, la neige, les parfums pétris ensemble y sont prodigués à chaque pas. Lhéroïne est vêtue dune tunique bleu de ciel nouée dune faveur, et porte à son cou une croix de saphyrine, que le dictionnaire assure être une variété de calcédoine, mais qui est certainement une pierre dun goût pharamineux et supercoquentieux, sil nous est permis de nous servir nous-même de néologismes en reprochant à M. Soumet den commettre. Ce costume donne la mesure du reste; élégance de pension, idéal de petite fille, afféterie de boudoir, voilà ce que lon trouve le plus souvent où il faudrait les lignes chastes, la couleur sobre, lexécution délicate et naïve des premiers maîtres catholiques. Nous ne saurions mieux caractériser ce style quen disant: - Cest du Dorat au point de vue du peintre Martin, - du joli colossal, du mignard démesuré. Les passages terribles sont traités avec lexagération la plus monstrueuse; on ne peut aller au-delà en fait dexcès et dambitions. Chaque phrase avec ses mots est comme une armée de titans qui veut escalader le ciel. Les rimes se haussent lune sur lautre, et les métaphores au pied hardi montent jusquau sommet dincommensurables adjectifs pour atteindre le grandiose et le gigantesque. Le sesquipedalia verba dHorace semble avoir été inventé tout exprès pour M. Soumet. Le .nouveau Gethsemani, que nous avons mentionné au courant de notre analyse, dépasse en ce genre tout ce que lon peut imaginer; ce nest plus ni de livresse ni de linspiration, cest du délire et de la fièvre chaude poétique. Une malheureuse imitation de lorientale du Feu du ciel de M. Victor Hugo et de lorgie babylonienne de la Chute dun Ange se fait sentir dans les descriptions architecturales qui remplissent lenfer et la première table dairain dIdtaméel, et lon voit que le souvenir des idoles de jaspe à têtes de taureaux a beaucoup préoccupé M. Soumet. Lambition effrénée du sujet a fait illusion au poète; il a cru que lhyperbole la plus violente était faible en pareille occurrence, et ne saurait rien inventer qui fût assez bizarre et assez énorme. En quoi il sest mépris complètement. Lexagération engendre la lassitude; on est étonné dabord, mais bientôt tout ce tapage vous abasourdit, et vous êtes obligé de fermer le livre et de reprendre haleine. Tout ceci nempêche pas que lépopée de M. Soumet ne renferme des passages remarquables; lauteur de Clytemnestre, dUne Fête de Néron, et de tant dautres ouvrages recommandables à plusieurs égards, ne peut faire dix à douze mille vers sans quil y en ait quelques-uns de bons; les treize visions sont des morceaux dun grand mérite, et le tableau de la coquette brûlée par ses pierreries et contente de son supplice, pourvu quelle garde sa beauté, est, à part quelques légères taches, un morceau dun éclat et dune élégance peu communes. - Lhomme qui monte du fond dun puits le long dune chaîne dont chaque anneau représente un de ses crimes, est une invention digne du poète florentin. Le récit de Néron a vraiment la grandeur et la simplicité antiques, et montre tout ce que pourrait faire M. Soumet sil voulait ne pas se laisser emporter par sa facilité, et sil purgeait son style de tous ces mots fabriqués et de tous ces néologismes barbares dont il devrait sabstenir plus que tout autre. Sommes-nous enfin dotés de lépopée en question? nous ne le pensons pas. Il manque à la Divine Épopée de M. Soumet ce qui manquait aux poèmes dont nous avons fait la liste en commençant, le style, cet émail indestructible qui fait durer éternellement la pensée quil recouvre : la longueur et la dimension ne font rien pour limmortalité dun ouvrage. Lon surprendrait sans doute M. Soumet en lui disant quun fragment dAndré Chénier contenant une douzaine de vers sur un jeune berger qui joue de la flûte à sept trous, une blanche jeune fille entrevue à la fenêtre, une nayade endormie dans son lit de cresson et de graviers, a plus de valeur et de chances de durée que bien des poèmes compacts. Le vers est une matière étincelante et dure comme le marbre de Carrare, qui nadmet que des lignes pures et correctes, et long-temps méditées. Lon a dit que la peinture était sur de la poésie cela serait bien plus vrai de la sculpture ; en effet, le poète et le statuaire cachent dans une forme réduite dénormes travaux didéalisation ; ni lun ni lautre ne peuvent se passer de dessin, la couleur peut pallier les défauts du prosateur ou du peintre, mais en poésie et en sculpture .il faut le style et la perfection de chaque chose. Toute statue qui, brisée en morceaux, nest pas toujours admirable, ne vaut rien; tout poème dont une dizaine de vers pris au hasard ne font pas dire de lauteur quil est un grand poète, peut être considéré comme non avenu. Quand lon écrit des vers, il faut songer que ce seront peut-être précisément ceux-là seuls qui resteront de nous dans mille ans, car on ne retrouve de toute civilisation disparue que des fragmens de statues et des lambeaux de poèmes. du marbre et des vers ! Ces réserves une fois faites, nous louerons M. A. Soumet davoir eu le courage, en ce temps de travail menu et dispersé, de se renfermer dans son uvre, et davoir accompli sans faiblir une tache de cette longueur. Il est beau de pouvoir sisoler des préoccupations du jour et de renoncer à cette petite gloire, du moment, si facile maintenant que le poète a vingt journaux pour mettre sa carte chez le public. Dans labandon om, gît aujourdhui la littérature sérieuse cest, vraiment un acte plein dhéroïsme que de publier un poème épique, et lon doit pardonner beaucoup à lauteur en faveur de lintention. Toute tendance levée, tout élan vers le beau, même lorsquil nest pas couronné de succès, doit être encouragé et mérite les égards de la critique; nous aimerons toujours mieux un poème épique manqué quun vaudeville réussi. Les visiteurs sont si peu nombreux sur les hauts sommets de lart, quils doivent être salués respectueusement et comptés parmi les natures délite. La Divine Epopée de M. Alexandre Soumet restera, sinon comme une uvre accomplie, du moins comme une noble tentative vers le but le plus escarpé que puisse tenter la pensée humaine, comme un louable. Effort pour arriver au sommet olympien, qui na gardé sur son front, depuis tant de siècle, que lempreinte ineffaçable de la sandale dHomère. THEOPHILE GAUTIER. |