Théophile
Gautier 1811 - 1872
23 - Chronique de Paris, 14 août 1836
23
- Les Contes dHoffmann
Le forçat de la presse
En 1836, Gautier édita son premier article dans la Presse, le nouveau journal dÉmile de Girardin, pour lequel il travailla jusquen 1855, puis il se consacra au Moniteur universel jusquen 1868. Gautier écrivit quelque mille deux cents articles, tout en se plaignant du joug que lui imposait la presse quotidienne - son seul véritable gagne-pain qui était aussi, selon lui, un obstacle matériel à la réalisation dune oeuvre littéraire. Malgré ses difficultés matérielles, Théophile Gautier devint un poète presque officiel à la fin de sa carrière, sous lEmpire!; en 1868, il fut nommé bibliothécaire de la princesse Mathilde. À sa mort, survenue le 23 octobre 1872,
Victor Hugo et Mallarmé témoignèrent de limportance
de cet écrivain par deux poèmes qui furent réunis
sous le titre de Tombeau de Théophile Gautier (1873). En 1857,
Baudelaire lui avait dédié ses Fleurs du mal par ces vers
élogieux : |
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Chronique de Paris,
14 août 1836 Hoffmann est populaire en France, plus populaire quen Allemagne. Ses contes ont été lus par tout le monde?; la portière et la grande dame, lartiste et lépicier en ont été contents. Cependant il semble étrange quun talent si excentrique, si en dehors des habitudes littéraires de la France, y ait si promptement reçu le droit de bourgeoisie. Le Français nest pas naturellement fantastique, et en vérité il nest guère facile de lêtre dans un pays où il y a tant de réverbères et de journaux. Le demi-jour, si nécessaire au fantastique, nexiste en France ni dans la pensée, ni dans la langue, ni dans les maisons?; avec une pensée voltairienne, une lampe de cristal et de grandes fenêtres, un conte dHoffmann est bien la chose du monde la plus impossible. Qui pourrait voir onduler les petits serpents bleus de lécolier Anselme en passant sous les blanches arcades de la rue de Rivoli, et quel abonné du National pourrait avoir du diable cette peur intime qui faisait courir le frisson sur la peau dHoffmann lorsquil écrivait ses nouvelles, et lobligeait à réveiller sa femme pour lui tenir compagnie?? Et puis que viendrait faire le diable à Paris?? Il y trouverait des gens autrement diables que lui, et il se ferait attraper comme un provincial. On lui volerait son argent à lécarté?; on le forcerait à prendre des actions dans quelque entreprise, et sil navait pas de papiers on le mettrait en prison?; Méphistophélès lui-même, pour lequel le grand Wolfgang de Goethe sest mis en frais de scélératesse et de roueries et qui effectivement est assez satanique pour le temps et lendroit, nous paraît quelque peu enfantin. Il est sorti tout récemment de luniversité dIéna. Nos revenants ont des lorgnons et des gants blancs, et ils vont à minuit prendre des glaces chez Tortoni?; au lieu de ces effroyables soupirs des spectres allemands, nos spectres parisiens fredonnent des ariettes dopéra comique en se promenant dans les cimetières. Comment se fait-il donc que les contes dHoffmann aient été si vite et si généralement compris, et que le peuple de la terre qui a le plus de bon sens ait adopté sans restrictions cette fantaisie si folle et si vagabonde?? I?! faut écarter le mérite de nouveauté et de surprise, puisque le succès se soutient et saccroît dannée en année. Cest que lidée quon a dHoffmann est fausse comme toutes les idées reçues. Arrêtez délicatement un littérateur ou un homme du monde par le bouton de son habit et acculez-le dans un angle de croisée ou sous une porte cochère, et, après vous être informé du cours de la Bourse et de la santé de sa femme, mettez-le sur le compte dHoffmann par la transition la plus ingénieuse que vous pourrez imaginer. Je consens à devenir cheval de fiacre ou académicien de province sil ne vous parle dabord de la grosse pipe sacramentelle en écume de mer et de la cave de maître Luther à Berlin?; puis il vous fera cette remarque subtile quHoffmann est un grand génie, mais un génie malade, et queffectivement plusieurs de ses contes ne sont pas vraisemblables. La vignette qui le représente assis sur un tas de tonneaux, fumant dans une pipe gigantesque qui lui sert en même temps de marchepied, et entouré de ramages chimériques, de coquecigrues, de serpenteaux et autres fanfreluches, résume lopinion que beaucoup de personnes, même parmi celles qui sont desprit, ont acceptée toute faite à lendroit de lauteur allemand. Je ne nie pas quHoffmann nait fumé souvent, ne se soit enivré quelquefois avec de la bière ou du vin du Rhin et quil nait eu de fréquents accès de fièvre?; mais cela arrive à tout le monde et nest que pour fort peu de chose dans son talent?; il serait bon, une fois pour toutes, de désabuser le public sur ces prétendus moyens dexciter linspiration. Ni le vin, ni le tabac ne donnent du génie?; un grand homme ivre va de travers tout comme un autre, et ce nest pas une raison pour sélever dans les nues que de tomber dans le ruisseau. Je ne crois pas quon ait jamais bien écrit quand on a perdu le sens et la raison, et je pense que les tirades les plus véhémentes et les plus échevelées ont été composées en face dune carafe deau. La cause de la rapidité du succès dHoffmann est assurément là où personne ne laurait été chercher. Elle est dans le sentiment vif et vrai de la nature qui éclate à un si haut degré dans ses compositions les moins explicables. Hoffmann, en effet, est un des écrivains les plus habiles à saisir la physionomie des choses et à donner les apparences de la réalité aux créations les plus invraisemblables. Peintre, poète et musicien, il saisit tout sous un triple aspect, les sons, les couleurs et les sentiments. Il se rend compte des formes extérieures avec une netteté et une précision admirables. Son crayon est vif et chaud?; il a lesprit de la silhouette et découpe en se jouant mille profils mystérieux et singuliers dont il est impossible de ne pas se souvenir, et quil vous semble avoir connus quelque part. Sa manière de procéder est très logique, et il ne chemine pas au hasard dans les espaces imaginaires, comme on pourrait le croire. Un conte commence. Vous voyez un intérieur allemand, plancher de sapin bien frotté au grès, murailles blanches, fenêtres encadrées de houblon, un clavecin dans un coin, une table à thé au milieu, tout ce quil y a de plus simple et de plus uni au monde?; mais une corde de clavecin se casse toute seule avec un son qui ressemble à un soupir de femme, et la note vibre longtemps dans la caisse émue?; la tranquillité du lecteur est déjà troublée et il prend en défiance cet intérieur si calme et si bon. Hoffmann a beau assurer que cette corde nest véritablement autre chose quune corde trop tendue qui sest rompue comme cela arrive tous les jours, le lecteur nen veut rien croire. Cependant leau séchauffe, la bouilloire se met à jargonner et à siffler?; Hoffmann, qui commence à être inquiet lui-même, écoute les fredonnements de la cafetière avec un sérieux si intense, que vous vous dites avec effroi quil y a quelque chose là-dessous qui nest pas naturel et que vous restez dans lattente de quelque événement extraordinaire : entre une jeune fille blonde et charmante, vêtue de blanc, une fleur dans les cheveux, ou un vieux conseiller aulique avec un habit gris de fer, une coiffure à loiseau royal, des bas chinés et de boucles de strass, une figure réjouissante et comique à tout prendre, et vous éprouvez un frisson de terreur comme si vous voyiez apparaître lady Macbeth avec sa lampe, ou entrer le spectre dans Hamlet?; en bien regardant cette belle jeune fille, vous découvrez dans ses yeux bleus un reflet vert suspect, la vive rougeur de ses lèvres ne vous paraît guère conciliable avec la pâleur de cire de son col et de ses mains, et au moment où elle ne se croit pas observée, vous voyez frétiller au coin de sa bouche la petite queue de lézard?; le vieux conseiller lui-même a de certaines grimaces ironiques dont on ne peut pas bien se rendre compte?; on se défie de sa bonhomie apparente, lon forme les plus noires conjectures sur ses occupations nocturnes, et pendant que le digne homme est enfoncé dans la lecture de Puffendorf ou de Grotius, on simagine quil cherche a pénétrer dans les mystérieuses profondeurs de la cabale et à déchiffrer les pages bariolées du grimoire. Dès lors une terreur étouffante vous met le genou sur la poitrine et ne vous laisse plus respirer jusquau bout de lhistoire?; et plus elle séloigne du cours ordinaire des choses, plus les objets sont minutieusement détaillés?; laccumulation de petites circonstances vraisemblables sert à masquer limpossibilité du fond. Hoffmann est doué dune finesse dobservation merveilleuse, surtout pour les ridicules du corps?; il saisit très bien le côté plaisant et risible de la forme, il a sous ce rapport de singulières affinités avec Jacques Callot et principalement avec Goya, caricaturiste espagnol trop peu connu, dont luvre à la fois bouffonne et terrible produit les mêmes effets que les récits du conteur allemand. Cest donc à cette réalité dans le fantastique, jointe à une rapidité de narration et à un intérêt habilement soutenu quHoffmann doit la promptitude et la durée de son succès. En art, une chose fausse peut être très vraie, et une chose vraie très fausse?; tout dépend de lexécution. Les pièces de M. Scribe sont plus fausses que les nouvelles dHoffmann, et peu de livres ont, artistement parlant, des sujets plus admissibles que les contes du Majorat et du Violon de Crémone. Puis, on est très agréablement surpris de trouver des pages pleines de sensibilité, des morceaux étincelant desprit et de goût, des dissertations sur les arts, une gaieté et un comique que lon naurait pas soupçonnés dans un Allemand hypocondriaque et croyant au diable et, chose importante pour les lecteurs français, un nud habilement lié et délié, des péripéties et des événements, tout ce qui constitue lintérêt dans le sens idéal et matériel du mot. Du reste, le merveilleux dHoffmann nest pas le merveilleux des contes de fées?; il a toujours un pied dans le monde réel, et lon ne voit guère chez lui de palais descarboucles avec des tourelles de diamant. Les talismans et les baguettes des Mille et une Nuits ne lui sont daucun usage. Les sympathies et les antipathies occultes, les folies singulières, les visions, le magnétisme, les influences mystérieuses et malignes dun mauvais principe quil ne désigne que vaguement, voilà les éléments surnaturels ou extraordinaires quemploie habituellement Hoffmann. Cest le positif et le plausible du fantastique?; et, à vrai dire, les contes dHoffmann devraient plutôt être appelés contes capricieux ou fantasques, que contes fantastiques. Aussi les plus rêveurs et les plus nuageux des Allemands préfèrent-ils de beaucoup Novalis, et considèrent-ils Hoffmann comme une nourriture pesante et bonne seulement pour les plus robustes estomacs littéraires. Sa vivacité et lardeur de son coloris, tout à fait italien, offusquent leurs yeux habitués aux mourantes pâleurs des clairs de lune dhiver. Jean-Paul Richter, bon juge assurément en pareille matière, a dit que ses ouvrages produisaient leffet dune chambre noire et que lon voyait sy agiter un microcosme vivant et complet. Ce sentiment profond de la vie, quoique souvent bizarre et dépravé, est un des grands mérites dHoffmann et le place bien au-dessus des nouvellistes ordinaires, et, sous ce rapport, ses contes sont plus réels et plus vraisemblables que beaucoup de romans conçus et exécutés avec la plus froide sagesse. Dès que la vie se trouve dans un ouvrage dart, le procès est gagné, car il nest pas difficile de pétrir de largile sous toute espèce de forme?; le beau est de ravir au ciel ou à lenfer la flamme qui doit animer ces fantômes de terre : depuis Prométhée on ny a pas souvent réussi. La plupart des contes dHoffmann nont rien de fantastique, Mademoiselle de Scudéry, le Majorat, Salvator Rosa, Maître Martin et ses apprentis, Marino Faliero, sont des histoires dont le merveilleux sexplique le plus naturellement du monde, et ces histoires sont assurément les plus belles de toutes celles qui lui font le plus dhonneur. Hoffmann était un homme qui avait vu du monde et de toutes les sortes?; il avait été directeur de théâtre et il avait longtemps vécu dans lintimité des comédiens : dans sa vie ambulatoire et agitée, il dut voir et apprendre beaucoup. Il passa par plusieurs conditions?; il eut de largent et nen eut pas?; il connut lexcès et la privation?; outre lexistence idéale, il eut aussi une existence réelle, il mêla la rêverie à laction, il mena enfin la vie dun homme et non celle dun littérateur. Cest une chose facile à comprendre et quon devinerait, si sa vie était inconnue, à la foule de physionomies différentes, évidemment prises sur nature, de réflexions fines et caustiques sur les choses du monde et à la connaissance parfaite des hommes qui éclate à chaque page. Ses idées sur le théâtre sont dune singularité et dune justesse remarquables, et prouvent une grande habitude de la matière?; personne na parlé comme lui de la musique avec science et enthousiasme?; ses caractères de musiciens sont des chefs-duvre de naturel et doriginalité?; lui seul, musicien lui-même, pouvait dépeindre si comiquement les souffrances musicales du maître de chapelle Kreisler, car il a un excellent instinct de comédie, et les tribulations de ses héros naïfs provoquent le rire le plus franc. Nous insistons longtemps sur tous ces côtés humains et ordinaires du talent dHoffmann, parce quil a malheureusement fait école, et que des imitateurs sans esprit, des imitateurs enfin, ont cru quil suffisait dentasser absurdités sur absurdités et décrire au hasard les rêves dune imagination surexcitée, pour être un conteur fantastique et original?; mais il faut dans la fantaisie la plus folle et la plus déréglée une apparence de raison, un prétexte quelconque, un plan, des caractères et une conduite, sans quoi luvre ne sera quun plat verbiage, et les imaginations les plus baroques ne causeront même pas de surprise. Rien nest si difficile que de réussir dans un genre où tout est permis, car le lecteur reprend en exigence tout ce quil vous accorde en liberté, et ce nest pas une gloire médiocre pour Hoffmann dy avoir obtenu un pareil succès avec des lecteurs si peu disposés pour entendre des légendes merveilleuses. Hoffmann ne sest pas, il faut le dire, présente en France avec sa redingote allemande toute chamarrée de brandebourgs et galonnée sur toutes les coutures, comme un sauvage doutre-Rhin?; avant de mettre le pied dans un salon, il sest adressé à un tailleur plein de goût, à M. Loëve-Weimar, qui lui a confectionné un frac à la dernière mode avec lequel il sest présenté dans le monde et sest fait bien venir des belles dames. Peut-être quavec ses habits allemands il eut été consigné à la porte, mais maintenant que la connaissance est faite et que tout le monde sait que cest un homme aimable et seulement un peu original, il peut reprendre sans danger son costume national. Nous commençons à comprendre quil vaut mieux laisser au Charrua et à lOsage leur peau tatouée de rouge et de bleu que de les écorcher pour les mettre à la française. Le temps nest plus des belles infidèles de dAblancourt, et un traducteur serait mal venu de dire quil a retranché, transposé ou modifié tous les passages qui ne se rapportent point au goût français?; il faudrait plutôt suivre dans une traduction le procédé précisément inverse, car si lon traduit, cest pour enrichir la langue de pensées, de phrases et de tournures qui ne sy trouvent pas. M. Massé Egmont a parfaitement compris son rôle de traducteur et na pas cherché à substituer lesprit quil a à celui dHoffmann?; il a traduit en conscience le mot sous le mot et dans un système de littéralité scrupuleuse. Jaime beaucoup mieux un germanisme de style quune inexactitude. Une traduction, pour être bonne, doit être en quelque sorte un lexique interlinéaire?; dailleurs cest une fausse idée de croire que lélégance y perde, et quand elle y perdrait, cest un sacrifice quil faudrait faire. Un traducteur doit être une contre-épreuve de son auteur?; il doit en reproduire jusquau moindre petit signe particulier, et comme lacteur à qui lon a confié un rôle, abdiquer complètement sa personnalité pour révêtir celle dun autre. Outre la connaissance profonde des deux langues, il faut toujours de lesprit et quelquefois du génie pour être un bon traducteur?; cest pourquoi il y a si peu de bons traducteurs. M. Massé Egmont a traduit tous les passages difficiles passés ordinairement par les traducteurs et plusieurs contes inédits, ce qui fait de cette traduction une uvre entièrement nouvelle. Les vignettes de M. Camille Rogier complètent admirablement bien le travail de M. Egmont. Après avoir lu lun et regardé lautre, on peut dire que lon connaît Hoffmann. M. Camille Rogier semble avoir dérobé à Jacques Callot le spirituel caprice de sa pointe, et à Westall tout le moelleux et le vaporeux de ses plus délicates compositions. Ces vignettes entourées dun encadrement assorti font de ces deux volumes deux véritables bijoux que tout le monde voudra placer dans sa bibliothèque.
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