Théophile
Gautier 1811 - 1872
Le
Panthéon, peintures murales 1848
Chapitre I
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Le Panthéon,
peintures murales A part la figure de la Liberté et quelques statues allégoriques improvisées pour la fête de la Concorde, la République na encore commandé quun seul travail dart, les peintures murales du Panthéon. Lhomme choisi pour exécuter cette uvre immense porte un nom peu connu, mais qui le sera bientôt. Il sappelle Chenavard. On a paru étonné que ce gigantesque labeur ait été confié à un artiste obscur, dans un pays et à une époque où lon compte tant de maîtres dun talent et dune célébrité incontestables. Le mérite dun gouvernement est de deviner les hommes et de fournir au génie les occasions de se développer. Il neût pas fallu une grande hardiesse dinitiative pour prendre MM. Ingres, Delaroche et autres, qui ont fait leurs preuves : on pouvait ainsi prévoir davance les résultats ; mais une originalité nouvelle ne se fût pas produite, et un splendide horizon de lart serait resté voilé à tout jamais. Abstraction faite de quelques essais tous récents, la peinture murale na guère été pratiquée en France depuis plus dun siècle ; le plafond dHercule de Lemoine et les décorations de Versailles sont les derniers travaux de ce genre. A dater de là lon na peint que des tableaux de chevalet dune dimension plus ou moins restreinte dont lexécution est et devait être le principal mérite. La touche du maître en fait la plus grande valeur, et lidée dune vaste composition rendue par des mains étrangères choque nos préjugés dindividualisme. Accoutumés que nous sommes à estimer avant tout le faire de lartiste, nous napprécions pas autant sa pensée. Il nous faut pour ainsi dire dans chaque coup de brosse le paraphe de sa signature. La peinture murale veut dautres habitudes et des façons différentes : avec elle tous les petits mérites de clair-obscur, de transparence et de touche disparaissent ; une belle ordonnance, un grand style, une couleur simple et mate, voilà ce quelle exige ; et sans vouloir diminuer en rien le talent des maîtres contemporains que nous avons loués mainte et mainte fois avec la plus chaleureuse conviction, lon peut dire quils se sont en général très-peu préoccupés de la composition dans le sens philosophique du mot, et cela nest pas une faute, car loccasion de recouvrir un édifice de peintures, si fréquente dans la vie des maîtres italiens, ne se présente presque jamais aux artistes de notre siècle moins favorisé : resserrés entre les ais dorés dun cadre, ils cherchent à briller par les qualités matérielles, et sinquiètent moins du côté spiritualiste de luvre. Un homme sest trouvé, et cet homme est Chenavard, qui na pas été pressé de cette inquiétude de prendre la palette et de mêler plus ou moins au hasard des couleurs sur une toile. Le désir du tableau pour lui-même la peu agité, et il sest dit que lart devait descendre du cerveau à la main, et non remonter de la main au cerveau, et il a pensé que lorsquil serait savant il serait habile ; il a laissé les autres devenir adroits tout à leur aise, et lui, dans lombre où il sétait volontairement plongé, il sest livré à une étude consciencieuse et philosophique de la peinture ; il a vu toutes les galeries dEurope, analysé, copié et commenté toutes les fresques monumentales, et, par une fréquentation assidue, pénétré dans lintimité secrète de Michel-Ange, de Raphaël, des dieux et demi-dieux de lart : à force découter les discours muets de leurs chefs-duvre, il a recueilli des phrases mystérieuses quils ne disent point à dautres. Cette moderne école allemande, si érudite et si pleine de pensées et de style sous son froid coloris, a été de sa part lobjet dun examen attentif. Overbeck, Cornélius, Schnorr, Kaulbach, lui sont également familiers, et il a rêvé dans la Glyptothèque de Munich comme dans la chapelle Sixtine ; aucun chef-duvre de lesprit humain, même en dehors des arts plastiques, ne lui est demeuré étranger. Depuis Orphée jusquà nos jours, il nest guère de poëte quil ne connaisse, même les mauvais ; il sait Mozart et Beethoven comme Homère et Dante. Les sommets les plus escarpés ne leffraient pas ; il a gravi Platon, Spinosa, Kant, Schelling, Hégel, car il croit à la solidarité des sciences ; et à travers tout cela, il a rempli des cartons de dessins où se trouvent deux ou trois cent figures. Tous les Olympes, tous les paradis, tous les Walhallas y ont passé, sans compter les cosmogonies orientales, les jugements derniers, les fêtes babyloniennes, les orgies et les triomphes romains, les invasions de barbares, les conciles, les grandes scènes de la Convention, les batailles de lempire, tous les sujets où il faut remuer de grandes masses, et dont le personnage principal est la foule, personnage que nul ne sentend à faire agir comme Chenavard. Armé de cette érudition immense, encyclopédique, sans rival dans la composition, il eut la force de se tenir à lécart et dattendre que son tour arrivât. Il ne compromit pas son haut talent et ses austères qualités dans des tableaux épisodiques. Il ne voulait et ne pouvait peindre que le Panthéon, et comme tout vrai désir a le droit dêtre réalisé et lest toujours par le pouvoir équitable et bon qui proportionne les attractions aux destinées, Chenavard va enfin accomplir luvre qui a été loccupation et le but de toute sa vie. Le Panthéon peut-être était le seul monument où il pût formuler à laise ses doctrines dart et de philosophie. Le Panthéon est un temple et non pas une église ; sa forme, essentiellement païenne, se refuse aux exigences de la religion catholique, et sainte Geneviève a toujours eu, aux époques dévotes, beaucoup de peine pour y loger son culte : son nom même, qui signifie temple de tous les dieux et a prévalu parmi le peuple, le désigne à une destination plus vaste et plus générale que celle dune basilique chrétienne. Y mettre simplement les dieux de lancien Olimpe [sic] eût été dun paganisme par trop renouvelé des Grecs ; et bien que Jupiter et les autres habitants des palais célestes comptent en ce moment trois adorateurs pleins de conviction, prendre au pied de la lettre le sens du nom de lédifice eût été une tentative dune appropriation trop rigoureuse. Chenavard, imbu des idées panthéistes, fait de léglise de la naïve patronne de Paris le temple du génie humain ; il écrit sur ces vastes murailles lhistoire synthétique de ce grand être collectif, multiple, ondoyant, ubiquiste, éternel, composé de tous les hommes de tous les temps, dont lâme générale est Dieu, et qui, en marche depuis Adam, savance dun pas ferme et sûr vers le but connu de lui seul. La légende et lapothéose de lhumanité, telle est la tâche gigantesque que lartiste sest imposée : il a voulu montrer, en outre, que la Raison pure prêtait autant à la beauté et aux développements pittoresques, que les mythologies et les symbolismes recommandés comme les plus poétiques. Les dessins que nous avons vus nous permettent, dès aujourdhui, daffirmer que le problème est résolu victorieusement. A part le talent que le peintre y peut mettre, ny a-t-il pas autant de poésie, de haute moralité, de beauté véritable enfin, dans la représentation des grandes actions et des hommes illustres, lhonneur de la famille humaine, sans distinction de lieu, de temps et de secte, que dans celle de miracles et de martyres, où lart nest pas plus respecté que la vérité historique ? Nous allons tâcher de donner une idée de ce travail colossal, qui intéresse si vivement le public et les artistes. Quelques explications architecturales sont nécessaires pour faire bien comprendre lordre et lenchaînement des compositions que nous avons à décrire. Le Panthéon a la forme dune croix grecque, cest-à-dire dont les branches sont dégale longueur, contrairement à la croix latine, où les bras sont plus courts que le pied. Lintérieur en est divisé en soixante entre-colonnements ayant chacun onze pieds de large. Ces entre-colonnements sont eux-mêmes séparés en deux parties par une petite doucine, de façon que la partie inférieure a environ dix-huit pieds de haut et la partie supérieure onze, ce qui superpose un carré à un parallélogramme. Il y a en outre quatre gigantesques piliers triangulaires détachés du corps de lédifice, dont les sommets sévasent en pendentifs et qui soutiennent par leur masse le poids de lénorme coupole. En outre, du côté intérieur de la porte se trouve deux grands panneaux et une imposte. Dans les panneaux sont dessinées deux figures colossales dAdam et Eve, acceptées comme personnages génésiaques, sans préjudice des soixante-dix dynasties préadamites et des générations antérieures, car le panthéisme doit représenter le passé, le présent et lavenir. Ils sont là tous les deux, lun représentant lâge viril ou barbare, lautre lâge féminin ou civilisé. Adam, type de la force ; Eve, type de lintelligence ; Adam, le Titan de la Bible et du Thalmud, le colosse que Dieu a pétri avec les sept poignées du limon arrachées par lange Azraël aux sept lits de la terre effrayée, et dont la tête démesurée touchait presque les cieux ; Eve, la mère universelle, la grande aïeule du monde, la femme aux mamelles intarissables, aux larges hanches, aux flancs profonds où tressaillent déjà sourdement les générations futures et les germes ignorés de lavenir ; outre leur signification de pères des humains, ils en ont encore dautres plus profondes et plus cosmogoniques : ils indiquent les puissances génératives de la nature, les principes actif et passif, les deux portions séparées de landrogyne primordial, et les signes mystérieux, hiéroglyphes de la création que lInde adorait dans les temples dIxora, et que la Grèce promenait aux fêtes Eleusines dans le van recouvert dun voile Limposte qui ferme en quelque sorte comme un camée de bracelet la longue suite des compositions parties de cet endroit de lédifice, pour en faire le tour, renferme un sujet dont il vaut mieux ne parler que lorsque nous serons revenus à notre point de départ, car il est le résumé de la pensée générale. Le premier tableau que nous trouvons à notre gauche en entrant, quon nous permette cette anticipation pour une uvre qui nexiste encore quà létat de cartons et de croquis, représente le déluge, non pas pris comme ceux du Poussin ou de Girodet, dans le sens épisodique dune douzaine dhommes qui se noient dune façon plus ou moins théâtrale, mais entendu comme le cataclysme destructeur du monde primitif et des races antédiluviennes. Au fond sétagent les terrasses et les tours dEnochia, la ville des géants, dont le flot envahisseur lèche déjà les escaliers de granit ; sur le devant fourmillent, dans une confusion pleine dépouvante, les créations colossales et monstrueuses dont le poids fatiguait la terre ; informes ébauches de la matière qui devaient disparaître sans retour. Les générations étranges produites par le commerce dAdam avec la Dive Lilith et les créatures qui peuplaient lEden avant la formation dEve, les enfants des anges et des filles de la terre, les résultats hideux des incestes et des mélanges bizarres entre les géants et les esprits des planètes voisines qui alors se pouvaient visiter, tout ce monde démesuré et formidable, aux formes bestiales, aux regards farouches, aux faces où lintelligence humaine sallourdit [sic] des linéaments de la brute, disparaît et sengloutit sous ces vagues quil sétonne de ne pouvoir dominer : le dinothérium gigantum, le megalonix, le mastodonte, licthyosaurus, sont submergés, malgré leur taille énorme, leurs os qui sont comme des barres dairain, leur écailles pareilles à des boucliers, malgré les tempêtes de leurs narines et les trombes de leurs évents. Le ptérodactyle et le griffon cherchent en vain dans lair un refuge contre leau. Il faut périr ! Arrière, formes du cauchemar et de lébriété, ébauchées au hasard dans livresse et la folie de la création ; être massifs, difformes, péniblement soudés, épouvantables, rampant gauchement dans les fougères de deux cent pieds de haut, rudes et grossiers essais dun monde à refaire, délire de la matière à peine sortie du néant ; arrière ! Behemoth, Levianthan, et toi, poisson Macar, disparaissez ! Le temps nest plus des énormités et des monstruosités. Lébullition des premiers jours sest éteinte. La terre, rafraîchie par le déluge, a perdu son ardente atmosphère saturée doxygène et de carbone. La nature plus adroite na pas besoin de tant dargile pour modeler les formes nouveles [sic] dont elle repeuple le monde. LAvenir flotte sur labîme des eaux, renfermé aux flancs de larche ! Au second tableau, les eaux diluviales se sont retirées. Livresse de Noé maudissant Cham le mauvais fils, qui na pas respecté la nudité paternelle, symbolise la séparation des races. Selon les traditions rabbiniques, le visage de Cham serait devenu tout noir et tout bouffi après sa faute, et le fils réprouvé aurait, dans son exil, donné naissance aux races nègres et basanées, tandis que des bons fils, Sem et Japhet, sont descendues les races blanches et jaunes postdiluviennes. A partir de là, lhumanité, telle que nous la connaissons, et sous des formes qui nont pas varié depuis cinq mille ans, commence ses migrations et ses pèlerinages : de grands fleuves humains descendent des hauts plateaux de lInde et se ramifient par toute la terre ; et dès le troisième tableau, nous assistons à linvention de lastronomie, aux premiers commencements de lEgypte. Des pécheurs prennent dans le Nil, caractéristique du lieu de la scène, des béchirs et des fahakas ; plus loin, des pasteurs observent, dans leur repos contemplatif, les étoiles qui souvrent comme des fleurs dor dans lazur assombri du soir ; à lhorizon se dessine la silhouette des temples en construction. Lâge patriarcal va faire place à lâge théocratique. Déjà, dans les carrières de Syène, les multitudes asservies taillent le granit rose en sphinx, en obélisques, en stèles, en pylones [sic] ; déjà se sculptent les dieux à têtes de chien et dépervier ; déjà se creusent et se peignent les hiéroglyphes ; le symbolisme effrayant et monstrueux de lEgypte se traduit en édifices indestructibles qui offrent encore au monde leurs énigmes à deviner. Les nécropoles et les syringes étendent sous les temples leurs corridors et leurs chambres bariolés quhabite un peuple de momies, tandis quen haut règne sur des vivants non moins morts que ceux des hypogées, un prêtre plus que roi et presque Dieu. Lépoque théocratique est arrivée à son plus haut développement. Dans la composition suivant, le mage Zoroastre, entouré de prêtres et de fidèles dans lattitude du respect et de ladoration, offre un sacrifice au Dieu dont il sest fait le révélateur. Selon les traditions israélites, quon peut suspecter de partialité, Zoroastre servit longtemps le prophète Daniel, et ce fut de lui quil prit le côté judaïque quon remarque dans sa religion. Il écrivit le Zend-Avesta, réforma le culte des anciens Perses, et fit beaucoup de miracles. Daprès les uns, il fut tué par une étincelle de feu quil savait faire jaillir des astres, et que le démon détourna de lui (Zoroastre connaissait-il lélectricité ?) ; daprès les autres, il fut passé au fils de lépée avec quatre-vingt mille prêtres de son clergé par Argyaspe, rois des Scythes Orientaux, irrité de sa trop active propagande religieuse. Cest cette dernière version qua préférée lartiste comme plus historique et plus conforme à son projet. Argyaspe, suivi de ses hordes, sélance, sans sinquiéter de la colonne qui sépare les deux parties de la composition, sur le mage incliné qui ne laperçoit pas. Les guerriers, cuirassés de peaux de serpents, brandissant des armes bizarres, contrastent par leurs gestes violemment farouches avec la placidité sacerdotale et théurgique du mage et de son entourage. Cen est fait de la théocratie : lépoque guerrière commence, désignée aussi clairement que possible par un soldat tuant un prêtre. En cinq évolutions, nous voici arrivés du commencement du monde au cycle héroïque, et au premier angle de la croix qui forme le plan architectural du Panthéon. Sur langle intérieur se déroule la guerre de Troie, immense tableau que ninterrompent pas les colonnes, et qui semble vu à travers un portique. LIliade est résumée tout entière dans cette admirable composition. Ici la flamme sattache aux flancs des vaisseaux creux, là le jeune héros au poil fauve, lAchille Péliade, sort de sa tente pour disputer aux Troyens le corps de son ami Patrocle ; plus loin sélèvent les hauts murs dIlion, où le grand cheval de bois va introduire les Grecs, et le cadavre dHector, traîné dans la poussière, expie la mort de Patrocle ; puis, dans un coin, est assis Homère, aveugle : le récit auprès de laction. Il est entouré de vieillards, emblèmes de la tradition, qui lui racontent les hauts faits des hommes du temps passé, et de jeunes gens attentifs, rapsodes futurs, qui écoutent pieusement les légendes que le poëte transforme en vers à mesure quil les recueille. Pour mieux chanter le blond fils de Thétis aux pieds dargent, Homère vient dajouter une nouvelle corde à sa lyre. A ses pieds, une seconde lyre dune forme moins auguste, plus familière, pour ainsi dire, figure lOdyssée, épopée déjà moins sévère. Les temps héroïques sont clos : lhomme, après avoir secoué la terreur de dieux horribles et de religions écrasantes, na voulu dépendre que de sa force physique et de son courage personnel : il a appris à connaître sa valeur intrinsèque ; le progrès est déjà sensible : lhumanité se perfectionne. Aux chaos génésiaques, aux énormités antédiluviennes ont succédé les distinctions de race, la régularité théocratique. Mais si le désordre est funeste, limmobilité ne lest pas moins. Annihilé par un pouvoir trop puissant, lindividualisme avait besoin de se constater, et les héros se sont détachés violemment de la longue procession sacerdotale, où les pas étaient réglés et les attitudes prescrites. Cependant la force physique ne suffit pas à remplir lidéal que poursuit lhumanité. La force morale doit se joindre à la force physique comme lâme au corps. A côté de lidée de puissance commence à sourdre lidée de justice. Les législateurs ne vont pas tarder à se produire. Voici dans cet entre-colonnement Pythagore, Solon, Lycurgue, tous ceux qui ont formulé le sens moral, la notion du juste et de linjuste en vers dorés, en maximes et en lois. Le siècle de Périclès va souvrir, la civilisation grecque se développe et arrive à son apogée. Hippocrate, entouré délèves qui recueillent ses observations, visite un malade et fait une leçon de clinique dans le temple dEsculape. Démosthène, monté sur le pnyx ou tribune aux harangues, prononce devant la foule enthousiaste un de ces discours que Philippe craignait plus quune armée. A cet endroit sera placée, dans une niche qui sy trouve, une statue colossale dAlexandre, exécutée sur les dessins de Chenavard, comme les sculptures de Versailles qui furent faites pour la plupart sur les dessins de Lebrun. Alexandre est considéré comme le héros expansif du génie grec, comme le propagateur de la civilisation hellénique quil traînait, dans les fourgons de son armée, à travers les populations barbares ; un des premiers parmi les conquérants, il eut le rêve de lunité et chercha à réaliser un empire universel. Ce grand prince nétait pas seulement un soldat. Elève dAristote, admirateur de la poésie, il ne trouvait rien de plus précieux à mettre dans le coffre de Darius quun exemplaire de lIliade. Alexandre, à la fois artiste et guerrier, cur généreux et grand cerveau, symbolise mieux que personne cette famille humaine si intelligente, si brave, si amoureuse du beau, et qui est restée la patrie éternelle de tous les nobles esprits. Interrompu un moment par la statue dAlexandre, le grand défilé synthétique et pittoresque recommence : chaque pas quon fait vous vieillit dun siècle, chaque colonne quon dépasse, dune civilisation. La splendeur dAthènes séclipse déjà ; la Minerve divoire et dor, dont on apercevait la lance et le haut du casque dès le cap Sunium, na pu écarter les barbares de sa ville chérie. LAcropole est envahie et le Parthénon profané. De grossiers soldats jouent aux osselets sur les tableaux dApelle, de Zeuxis, de Parrhasius et de Protogène, quils rayent sans pitié. Dautres emportent les statues de marbre de Phidias, les bronzes de Lysippe, les trépieds et les cratères de Myron. Au fond la flamme dévore les monuments dIctinus, larchitecte qui sut donner la grâce humaine à un fronton et à une colonne. Athènes nest plus quune ruine. Ce qui reste delle et de sa tradition, nous le retrouvons dans la bibliothèque dAlexandrie. Voici les versificateurs, les grammairiens, les commentateurs, les érudits, les philosophes qui raturent, épluchent, scrutent, compilent, dissertent, pâles desservants dun art mort quils ont embaumé pour lui conserver lapparence de la vie, mais qui némeut personne, et auquel nul ne veut croire. Cette belle civilisation grecque a fini comme tout finit, par les barbares et les sophistes ! Maintenant, de lOrient et de la Grèce, nous passons à lItalie : les Etrusques dEvandre savourent les douceurs de la paix et des arts ; occupés dun joyeux festin, ils boivent à longs traits dans de belles coupes le vin que des jeunes filles leur versent, en inclinant ces amphores rouges et noires, fragiles chefs-duvre céramiques dont quelques-uns pourtant sont parvenus intacts jusquà nous. On en voit qui, déjà rassasiés, sont étendus sur lherbe, et jouent du chalumeau ou de la flûte de Pan. Cette scène de bonheur paisible et que rien ne semble devoir troubler ne se renouvellera plus. Regardez dans ce coin, au milieu de ces roseaux, cette louve couchée qui lève son museau maigre, et sous le ventre de laquelle fouillent deux enfants joueurs et avides. Cette louve est la louve romaine qui aura bientôt dévoré lEtrurie, et dont le monde entier ne pourra assouvir la faim insatiable. Rome est constituée : les pères conscrits siègent sur leurs chaises curules, et Brutus, type de labnégation républicaine et du sacrifice des sentiments de la famille aux sentiments patriotiques, sort pour commander aux bourreaux et aux licteurs lexécution de ses fils. La prise de Carthage, centre de la civilisation dAfrique, occupe deux entre-colonnements : Carthage doit disparaître et se fondre dans la grande unité romaine : cette scène de carnage et de terreur fait face à la chute dIlion et occupe le second angle de la branche gauche de la croix. A langle de retour commencent les guerres civiles : César est sur le point de passer le Rubicon. Cette composition nous a vivement frappé par la grandeur de style et une expression morale dont peu de peintures offrent léquivalent. Le torrent occupe le devant du tableau. César, à cheval, assez séparé du gros de sa troupe pour la dominer par la perspective comme une imposante statue équestre, hésite sur la rive, pesant la destinée du monde à cette minute suprême. Le cheval a déjà le pied dans leau et retourne la tête du côté de son maître dun air interrogatif. Allons ! cest résolu. César passera ; il rend la bride au noble animal ! le sort en est jeté. Cest simple, noble et beau, dune beauté qui se sent mieux encore quelle ne peut se rendre. Lartiste a réuni dans le tableau suivant, par une espèce de synchronisme doptique, la mort de Brutus et de Caton ; tous deux désespérés, lun doutant de la vertu, lautre de la patrie, se tuent, comme lhistoire le rapporte, Brutus en se laissant tomber sur son épée, Caton en arrachant ses entrailles par la bouche de sa plaie. Les guerres civiles sont terminées. Auguste ferme le temple de Janus ; les poulets sacrés, les foies des victimes, ont donné des présages favorables. La paix du monde est assurée pour toujours ; Rome sasseoit [sic] enfin sur une base inébranlable. Prêtres, jeunes filles, peuple, célèbrent ce jour heureux, et à quelques pas du temple se déroule une idylle pleine de poésie et de fraîcheur, la mise en action des vers où Virgile, prophète involontaire, annonce la venue du Messie. Quant au poëte, il est là debout, ne regardant pas la fête, et lil tourné vers laurore mystérieuse que lui seul aperçoit à lhorizon, il murmure les hexamètres célèbres :
|