Théophile
Gautier 1811 - 1872
Le
Panthéon, peintures murales 1848
Chapitre II
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Le Panthéon,
peintures murales Au fond du temple, au sommet précis de la croix grecque et en face de la porte dentrée, lil rencontre un espace de trente-cinq pieds de marge et sarrondissant en cintre. Cet emplacement a été consacré par lartiste au fait capital qui a changé la forme de la civilisation, cest-à-dire la venue du Christ. Sans refuser au Nazaréen sa qualité divine, Chenavard ne la pas cependant présenté sous son côté surnaturel et fantastique, pour ainsi dire. Il a plutôt vu en lui le philosophe, le moraliste imbu des doctrines esséniennes, linitié des mystères égyptiens, le dépositaire de lantique sagesse de Moïse, et surtout lange de la bonne nouvelle, le verbe de lesprit moderne ; de cette façon, il le grandit, loin de le rapetisser ; car, aux yeux de lartiste, une idée vaut mieux quun miracle, lintelligence illuminant lil est préférable à lauréole entourant la tête. Ce tableau sappelle le Sermon sur la Montagne : dans un lieu solitaire, car cest là que naissent les pensées, loin des villes, c'est-à-dire loin du vulgaire ennemi de toute innovation, fût-elle à son avantage, Jésus parle avec une autorité douce à la foule attentive qui lenvironne, et dont les groupes appartiennent à tous les temps et à tous les âges, ce qui produit un de ces pittoresques anachronismes de costumes dont les Vénitiens savaient tirer de si heureux contrastes. Cette foule nest pas très-orthodoxe : ce ne sont pas, comme vous pourriez vous limaginer, des apôtres, des Pères de lEglise, des docteurs de la loi, des saints du calendrier qui entourent le doux fils de Marie. Il ne sagit pas ici du Christ dogmatique et théocratique tel que le catholicisme la arrangé pour ses besoins, de ce Christ herculéen qui, dans la fresque de Michel-Ange, lève avec un geste violent son bras dathlète pour écraser tous ceux qui nont pas suivi le chemin tracé : mais du Jésus tendre et bon, de lami des petits enfants et des femmes, du blond rêveur qui se fût volontiers promené sous les ombrages de lAcadémie, entre Platon et Socrate. Le peintre a composé lauditoire du sermon sur la montagne de tous ceux qui ont aimé le Christ pour lui-même et lont cherché avidement, fût-ce en dehors du dogme, fût-ce à travers lhérésie. Parmi la foule on remarque Apollonius de Thyanes, Arnaud de Brescia, Jean Huss, Wiclef, Luther, Campanella, Savonarole, Fénelon, Swedenborg saint Martin et dautres personnages plus modernes, qui, daprès linspiration plus ou moins directe de Jésus, ont travaillé avec lui ou comme lui à la réalisation des grands préceptes de lEvangile. Saint Jean, Madeleine, sainte Thérèse, madame Guyon, représentent parmi ces groupes le dévouement passionné, lamour poussé jusquà labnégation de soi-même, le sacrifice complet de lindividualisme. Pour symboliser la fraternité, lartiste a entouré son Christ denfants et de jeunes mères : lune delles cueille des fruits à un arbre pour les donner à ses chers petits qui lui tendent leurs bras potelés ; une autre presse ses deux fils qui sembrassent et traduisent ainsi en action le sujet du sermon sur la montagne. A gauche, des guerriers à cheval laissent tomber leurs armes et se prennent amicalement la main. Un marchand donne son argent à des pauvres quil étreint dune accolade fraternelle, et répand à terre, en signe de mépris des richesses, des pièces dor quun autre marchand vêtu dun costume tout moderne ramasse avec avidité. Le sermon lui a évidemment fait peu deffet. A droite, est un homme isolé, le dos appuyé contre un arbre, profondément recueilli et qui verse dabondantes larmes ; il porte un costume dArménien : cest Jean-Jacques Rousseau que les paroles du Christ émeuvent et transportent. Derrière lui coule un ruisseau où sabreuvent des moutons. Le berger qui les conduit porte lui-même une petite brebis malade ; il se retourne en marchant et regarde Jésus. Le peintre a rappelé habilement, par ces figures dun si heureux effet, les paraboles familières de lEvangile : les petits enfants, les mères, les centurions, les sources, les brebis et les bons pasteurs ; mais ce qui fait loriginalité de cette immense et magnifique composition, cest que le Christ y paraît entouré dutopistes ? En effet, quest-ce quun utopiste ? Un homme qui rêve une société plus parfaite, un avenir plus heureux pour ses frères, et cherche à faire régner sur la terre le bonheur quannonce la bonne nouvelle, c'est-à-dire, la Liberté, lEgalité et la Fraternité. Tous ceux qui, aux dépens de leurs repos, se sont occupés de la félicité universelle, nont-ils pas, fussent-ils rejetées par lEglise, suivi le Christ sur la montagne et ne sont-ils pas vraiment ses fils ? Voici donc Jésus, entre le monde antique et le monde moderne, au déclin et à laurore dune civilisation. Les Olympiens sont inquiets dans leurs maisons célestes : ils voient pâlir leur divinité et séclipser leurs rayons : bientôt les autels et les sacrifices vont leur manquer. On dit même quon a entendu une voix qui criait la nuit sur les eaux : Le grand dieu Pan est mort ! La voix sest trompée assurément, car celui-là ne meurt pas ; mais, ô pauvre Jupiter ! ta chevelure ambroisienne grisonne, le frissonnement de ton noir sourcil nentraîne plus le ciel et la terre. Tu as vécu ta vie de dieu, deux mille ans à peu près : les prédictions de Prométhée et des sibylles saccomplissent. Lartiste a rendu de la manière la plus ingénieuse et la plus sensible les progrès invisibles faits par lidée nouvelle sapant lidée antique. Une composition qui occupe deux entre-colonnements, sans tenir compte du pilier de séparation, montre le chemin déjà parcouru depuis la prédication sur la montagne. Coupée en deux dans le sens de la largeur, elle nous présente, à sa portion inférieure, les catacombes ; à sa portion supérieure, le Forum romain ; nous assistons à lexistence cryptique des néophytes et des catéchumènes. Ici se célèbre le sacrifice où la seule victime est lagneau mystique, où il ne coule dautre sang que celui dun Dieu. Là, se célèbre lagape fraternelle ; plus loin de pieuses femmes enterrent le corps lacéré des martyrs. Un escalier tortueux monte de ces profondeurs obscures dans une pauvre maison qui occupe langle du tableau, et, par la porte entrouverte, deux chrétiens jettent au dehors un regard ébloui et furtif. En bas, cétait lombre, la souffrance, la résignation ; en haut, cest la lumière, la richesse et lorgueil : un triomphe romain passe fastueusement sous larc votif. Le blanc quadrige piaffe, à peine contenu par les écuyers pendus aux crins des chevaux ; lor reluit, les pierreries étincellent aux axes et sur les flancs du char ; les victoires battent des ailes en tendant des couronnes ; les éléphants dressent en lair leurs trompes comme des clairons, les esclaves portent sur des brancards les dépouillent opimes, les soldats agitent leurs armes et leurs enseignes, et traînent les captifs les bras liés derrière le dos : César revient victorieux de la Germanie ou de lOrient. Tout est pacifié, lempire est tranquille. César, César, lennemi nest plus là, tu nas rien à redouter du Dace ou du Parthe, qui lance son trait en fuyant ; mais nentends-tu pas que la terre sonne creux sous ton char ? tes roues néveillent-elles pas comme un tonnerre profond ? ton empire est miné. Lavenir du monde trésaille des ces noires ténèbres comme le blé dans le sillon aux premières ondées du printemps ; toi le César, lauguste, le divin, tu vas tengloutir avec tes dieux, tes maisons dor et de marbre, tes thermes, tes cirques, tes chars, tes chevaux, tes esclaves et tes courtisanes ; il ny a plus dautre pourpre que celle qui sort des blessures du Christ, et le Golgotha est le Capitole. César, cest moi qui te le dis, tu nas quà courber ta tête sous leau sainte du baptême pour te laver de la tache originelle ; allons, courbe-toi avec Constantin, et reçois en frissonnant sur le porphyre glacé du baptistère la douche régénératrice : tu nes plus dieu, tu nes plus empereur, tu nes pas même homme, si le prêtre ne te relève de ta chute ; accepte la croix, inscris-la sur ton labarum. « Tu vaincras par ce signe. » Mais si tu te regimbes, si tu te permets quelque petite fantaisie impériale, saint Amboise te fermera sur le nez les portes de lEglise, comme à Théodose, et dun air contrit tu feras à genoux amende honorable sous le porche de la cathédral de Milan. Cest par ces deux tableaux que Chenavard a symbolisé les développements progressifs de lidée chrétienne : humble aux catacombes, bienveillante sous Constantin, superbe sous Théodose ; dabord elle se cache, ensuite elle accueille, puis elle exclut. Ces diverses phases, parfaitement caractérisées, nous amènent, en partant du fond du temple, au premier angle de la croix, dont le bras est occupé de ce côté par Attila saccageant Rome, saint Jérôme au désert et le Couronnement de Grégoire VII. LAttila est une grande composition qui occupe deux panneaux. Dune basilique byzantine, symbole de lart nouveau, descend, par les paliers dun escalier en terrasse, une procession de prêtres ayant en tête le pape porté sur sa chaise pontificale par quatre ségettaires : le bas du tableau est occupé par une horde de Huns et de barbares, tuant, pillant, incendiant. Le sol est jonché de cadavres encore chauds que lon dépouille et que lon précipite le long des rampes ; ce ne sont que des cruautés atroces, mutilations affreuses : le sang regorge, les chevaux en ont jusquaux sangles ! Attila, pressant des genoux son coursier échevelé et sauvage, qui se cabre sur des monceaux de morts et de mourants, se trouve face à face avec le blanc vieillard à la triple couronne, et recule effrayé devant le rayonnement tranquille de la force morale et la majesté surhumaine de la religion. Dans le fond, la flamme dévore les monuments de la Rome antique, temples, cirques, arcs de triomphe. La Rome des Césars fait place à la Rome papale. Attila et les barbares, qui simaginent être des conquérants, ne sont que les fossoyeurs qui enterrent le grand cadavre de lempire romain. Attristée, effrayée de ces bouleversements, de ces scènes de violence sauvage, lâme, sous la figure de saint Jérôme, va chercher aux Thébaïdes le repos et la méditation ; les barbares font trouver douce la société des bêtes féroces : il y a des époques où il fait meilleur vivre avec les tigres quavec les hommes. Seul au milieu dun paysage grandiose et sévère et qui ne manque cependant pas des âpres charmes du désert, saint Jérôme est assis sur un quartier de roche. Il traduit la Bible, tandis quun de ses bras laisse pendre une main distraite qui joue avec les mèches de la crinière dun énorme lion léchant indolemment ses pattes à côté de son maître. Cette composition, une des moins compliquées de la série, mais non pas la moins intéressante, indique quaprès tant de cataclysmes et dévolutions, lhumanité a le besoin de respirer et de se recueillir un peu. Cet élan vers le désert, cette soif des mornes solitudes dénotent laccablement qui suit les excès daction : il faut au monde étourdi du fracas des invasions et des chutes dempire quelques années de silence et disolement pour recomposer son idéal, sans quoi le plus épais matérialisme ou la plus grossière superstition envahirait la terre. Lidée chrétienne se complète par lidée catholique. Grégoire VII est couronné pape : lEglise ne se contente plus de la puissance spirituelle ; il lui faut encore le pouvoir temporel ; le pape, chef suprême du monde catholique, ne veut voir dans les empereurs et les rois que des vassaux et des feudataires. En effet, nest-il pas infaillible, vicaire de Dieu, presque Dieu ? Ne possède-t-il pas lanneau de saint Pierre et les clés dor qui ouvrent ou ferment le paradis ? Et à qui le rêve de lunité est-il plus permis quà Grégoire VII, quà lorgueilleux pontife qui excommunia lempereur Henri et le fit rester trois jours pieds nus, la laine sur la peau, en plein hiver, avec sa femme et son enfant en bas âge, à la porte du château de Canossa, implorant sa grâce et son absolution ? Il y a loin de lhumble prêtre des catacombes, officiant sur un autel informe, sous la jaune lueur dune lampe sépulcrale, à ces façons violentes et superbes. O doux Jésus, qui prêchiez sur la montagne, reconnaîtriez-vous là votre doctrine, et ce hautain Grégoire, est-il vraiment, malgré son infaillibilité et son orthodoxie, un continuateur de vos idées et de vos sentiments ? Les fidèles hérétiques, les pieux incrédules dont Chenavard vous a entourés, ne sont-ils pas plus près de vous que Grégoire ? et cependant, cétait un plan grandiose que celui de réunir dans un seul corps les membres disloqués du monde antique et de reconstituer, au profit du catholicisme, lunité de lancien monde romain ; pour y parvenir, la Rome païenne avait admis dans son panthéon tous les dieux vaincus ; la Rome chrétienne voulait imposer son dogme à tous les peuples et se faire ainsi le grand juge de la conscience universelle : ce dessein, quoiquil nait pas été entièrement accompli, a toujours servi à donner de lhomogénéité aux éléments hétérogènes et mêlés depuis peu, dont les nations se composaient alors. Du Christ nous passons à Mahomet et du pape au calife, de la civilisation catholique à la civilisation musulmane. Haroun-al-Raschid, le fabuleux et pourtant très-réel sultan des Mille et une Nuits, réunit les savants, les poëtes et les philosophes dans son palais, enrichi des merveilles du luxe oriental ; il tient une espèce de divan littéraire, et les jambes croisées, lil éclatant et fixe, sa main fine caressant sa barbe noire, il écoute une de ces dissertations subtiles et fleuries auxquelles se plaît le génie arabe ; son fidèle Giaffar est près de lui, et dans le fond du tableau scintillent vaguement les trésors vrais ou fantastiques du calife, le paon de pierreries, larbre dor chargé doiseaux mécaniques qui chantent, léléphant de cristal de roche, lorgue et lhorloge destinée à Charlemagne ; lOrient a pris une des premières places dans la procession de lhumanité et recueilli des arts de la Grèce tout ce qui pouvait admettre une religion iconoclaste ; larchitecture, la poésie, la philosophie, lastrologie, lalchimie, la médecine, fleurissent sous ces intelligents califes Abassides. Aristote est traduit, et le dépôt de la science antique traverse la nuit épaisse du moyen âge. Le second entre-colonnement est occupé par les savants et les artistes, qui se retirent chargés des témoignages de la magnificence dHaroun-al-Raschid. Ces compositions nous conduisent jusquà la statue de Charlemagne, qui fait face à celle dAlexandre, placée à lautre bout de la croix. Charlemagne eut, comme Alexandre, un des plus vastes empires quil ait été donné à lhomme de commander, et put sans vanité prendre, avec laigle romaine [sic] le nom de César et dAuguste. Alexandre nétait quartiste et guerrier, Charlemagne fut encore législateur ; ses Capitulaires restent comme un éternel témoignage de raison et de justice : les fables des romans chevaleresques du cycle carlovingien sont moins surprenantes à coup sûr que son histoire. Sa statue est du plus beau caractère : cest bien lempereur géant, lénorme intelligence servie par un corps de Titan, le guerrier herculéen qui, selon la chronique du moine de Saint-Gall, portait à sa lance, embrochés comme des grenouilles, sept pauvres Saxons idolâtres : nescio quid murmurantes ; le vainqueur de Didier et de Witiking, lempereur à lil dépervier à la barbe grifagne, comme disent les poëtes du Romancero français, le compagnon des douze pairs, lami de Roland et dOlivier, celui dont les grands os font reculer de surprise le voyageur lorsquon ouvre la châsse byzantine plaquée dor, constellée de grenats, qui les contient dans la sacristie dAix-la-Chapelle, sa ville bien-aimée. LOrient semble vouloir déborder sur lOccident. Les Sarrasins, arrêtés en France par la masse darmes de Charles-Martel, possédait [sic] le bout de la botte italique, une partie de la Sicile, presque toute lEspagne ; des califes régnaient à Cordoue, à Séville, à Grenade, dont le nom même, resté arabe, signifie la crème du couchant (garb-nata). Des princes baptisés, mais musulmans de murs et de penchants, tels que Mainfroy et don Pèdre le Cruel, représentaient fort mal lidée chrétienne dans des royaumes presque africains. La réaction des croisades était donc nécessaires, même à un autre point de vue que celui de reconquérir le tombeau du Christ. Aux époques peu avancées, ce nest que par les guerres et les invasions que les peuples se visitent et se connaissent ; et, quoique cela puisse paraître une assertion paradoxale dans les temps barbares, le lieu où lhumanité fraternise, cest le champ de bataille : le grand fait de la guerre brise les séparations, change les milieux, amène la fusion. Un chrétien et un musulman qui se sont donné des coups de lance ou de sabre, sont plus près de sapprécier et de saimer que si le premier était resté à genoux dans sa cathédrale, et lautre accroupi dans sa mosquée. Les hommes signorent profondément les uns les autres, et il faut que de temps en temps, soit par un motif de conquête, soit par un motif pieux, il sétablisse des courants rapides dans la stagnation humaine. Le flux oriental qui avait envahi lOccident nécessitait, par un de ces équilibres auxquels sont soumis lOcéan et lhumanité, un reflux occidental sur lOrient. Cette nécessité du développement humanitaire saccomplit ici. Les croisés, vainqueurs, entrent dans Constantinople : les lourds chevaux caparaçonnés de fer, les Roussins, comme on disait alors, avec des chanfreins aux pointes dacier, leur selles bardées de plaques sur lesquelles se tiennent debout, dans une attitude raide et contrainte, les chevaliers vêtus de mailles, coiffés de casques carrés, ayant au flanc la targe triangulaire, font sonner le pont-levis abaissé, et sengouffrent sous la voûte qui semble, grâces aux dents de la herse levée, une gueule dorque ou de monstre infernal. La croix dargent de France, la croix de gueules dEspagne, la croix dazur dItalie, la croix dor dAngleterre, la croix de sinople de Suède, symbolisent la réunion de tous les peuples chrétiens. Dans la seconde partie de la composition, nous assistons Au sac de la ville : les croisés emportent la vaisselle dor et dargent, les statues divoire, les étoffes précieuses, les manuscrits coloriés, les horloges, emblèmes dune civilisation supérieure et de limportation des arts et des connaissances de lOrient usé et raffiné dans lEurope encore neuve et barbare. Ainsi, dans chaque bras de la croix, presque face à face pour ainsi dire, les évolutions de lhistoire amènent, par une symétrie presque fatale, quatre prises ou sacs de villes capitales dempires puissants : la ruine de Troie, la ruine dAthènes, la ruine de Carthage, la ruine de Constantinople. La prise de Rome par Attila na pas la même signification historique, puisquau lieu de lunité temporelle elle conquiert lunité spirituelle. Le pape moderne nest pas moins puissant que le César antique : lun règne sur les âmes, lautre ne régnait que sur les corps ; le César navait que la terre, le pape a le ciel. Rome, malgré les déluges des Huns, des Hérules, des Goths et des Vandales, est donc toujours restée la métropole du monde et la conservatrice de cette idée profondément humanitaire de la domination universelle. La chute de lempire dOrient a fait refluer sur lItalie la civilisation du Bas-Empire ; Lascaris et les savants grecs y apportent les belles traditions de lart et le grand goût helléniques : aux discordes farouches, aux guerres de ville à ville succède une ère dart et de poésie. Dans une belle et riante campagne, sur les bords de lArno ou du Tibre, le peintre a placé les poëtes italiens qui caractérisent chacun une espèce damour. Dante, incliné sur le corps de Béatrix morte, représente lamour douloureux qui se nourrit de regrets et na despérance que pour lautre vie, lamour abstrait, idéal, théologique pour ainsi dire, où lêtre adoré semble plutôt la personnification de la vertu divine quune femme ayant réellement traversé ce vallon de misère. Pétrarque, se promenant avec Laure, symbolise lamour pur encore, raffiné par les subtilités platoniques, mais sensible à la beauté et cherchant le bonheur de la possession à travers les réticences et des entraves des sonnets, des sextines et des canzone. Tout auprès, dans lazur tranquille, un laurier découpe ses feuilles luisantes, occasion pour le poëte de tant de comparaisons et de concetti. Plus loin le Tasse, en costume de seigneur, la chaîne dor au col et lépée au côté, courtise la princesse Eléonore avec une galanterie chevaleresque. De lautre côté, Boccace, assis près de Fiammetta, avec la gaie compagnie du Décaméron, raconte une des ses histoires joyeuses. Dante est lamour de lâme, Pétrarque lamour du cur, le Tasse lamour de tête, Boccace lamour des sens. Arioste, qui, par son sentiment de la forme et des couleurs, est autant un artiste quun poëte, se trouve au compartiment suivant, mêlé aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes, aux cardinaux, aux belles dames qui, groupés autour dune élégante fontaine dans le goût de la Renaissance, devisent dart, de galanterie, de musique, damour, darchitecture, de poésie, de tous ces beaux sujets des nobles conversations, pendant que dans le fond des ouvriers élèvent le Vatican, dont on présente le plan à Jules II, placé au second plan. Cette grande période intellectuelle, artistique et littéraire clairement indiquée, on passe au fait le plus important de lère moderne, nous voulons parler de la découverte de lAmérique. Un nouveau monde est ajouté à lancien, et désormais le globe, équilibré par lapparition de cet énorme continent, noffrira plus cette choquante disproportion deaux et de terres ; la symétrie cosmique est rétablie ; les vagues pressentiments de lAtlantide et des îles Macarées saccomplissent, comme tout ce que rêve le génie humain. Deux panneaux ont à peine suffi à lartiste pour dérouler la vaste composition qui se rattache à ce sujet : la disposition en est des plus originales : la caravelle capitane qui porte Christophe Colomb, vue par le travers, occupe le premier plan, composé de vagues marines ; le pilier architectural la sépare en deux perpendiculairement. Sur le haut château de poupe, bâti dans les formes singulières des constructions navales du moyen âge, se tient debout Christophe Colomb, entouré de ses Espagnols et de quelques captifs américains ; des matelots et des esclaves chargent le navire, rangé près de la terre, des masses dor vierge, des idoles bizarres, des manteaux de plumes doiseaux, des perroquets aux couleurs éclatantes, tout ce que lavidité européenne a pu arracher à ce monde devenu lEldorado des aventuriers. La découverte de lAmérique arrive au quatrième angle de la croix ; au tournant de la branche, nous sommes en pleine activité. Voici latelier de Guttemberg [sic] ; à côté de lui travaillent ses associés, Jean Faust et Pierre Schffer. La presse marche ; des savants corrigent des épreuves, et des acheteurs emportent des livres qui vont répandre linstruction sur le monde. Lhumanité est entrée dès ce moment en pleine possession delle-même ; sa pensée multipliée à linfini, jetée aux quatre points cardinaux comme les feuilles sibyllines, pénétrera jusquaux lieux les plus inaccessibles. Jadis lidée voltigeait comme un oiseau sur les bouches des hommes ; vain son, écho fugitif que plus tard le stylet ou le calamus gravaient lentement dans la cire ou sur le papyrus, et que de rares copies transmettaient à un petit nombre dinitiés. Maintenant lon cause dun pôle à lautre ; les idées séchangent avec la rapidité de léclair ; tous peuvent savoir tout ; le verbe tiré par le typographe à des nombres prodigieux pénètre profondément les masses, atteint les multitudes avec simultanéité. Aucun progrès ne sera désormais perdu. A peine limprimerie est-elle inventée, que lesprit dexamen se développe. Le doute succède à la foi. La raison décline lautorité. Luther, dans la chaire de léglise de Wittemberg, déchire les bulles du pape et commence la croisade moderne contre Rome. Molière, comédien philosophe, poursuit luvre du moine défroqué. Tartuffe proteste contre lesprit ultramontain au nom de la raison humaine, de lhonnêteté et du libre arbitre. Nous voyons le grand poëte, ami de Louis XIV, assis dans le parc de Versailles et lisant sa comédie de lImposteur à ses amis Corneille, Racine, La Fontaine, qui lécoutent avec une attention admirative et sereine, comme des génies recevant une communication dun des leurs. Pendant la lecture le roi passe accompagné de sa suite étincelante, de Colbert, de Louvois, de Sévigné, de La Vallière. Le roi sourit au poëte qui se détourne avec respect. Ces deux majestés se saluent et caractérisent le grand siècle par leur rencontre dans ce lieu splendide et magnifique. A Molière succède Voltaire. Le patriarche de Ferney, dans la robe de chambre dont la drapé Houdon, ayant près de lui le marquis de Villette, madame Denis, la marquise du Châtelet, nous apparaît sur le haut de cet escalier qua monté tout le dix-huitième siècle ; on le voit distribuant le mot dordre de lhumanité aux encyclopédistes dAlembert, Diderot, qui le transmettent aux seigneurs, aux belles dames, aux propagateurs de toutes sortes étagés sur les marches. Rien nest plus fin et plus ingénieux que cette composition où pétille tout lesprit de Voltaire. La révolution sest accomplit. Napoléon, sur la barque de forme mystérieuse, traverse labîme sombre qui sépare les deux âges. Autour de lui, mais plus pâles et moins réels, sont groupés Cyrus, Alexandre, César et Charlemagne, les grands conquérants unitaires. Par cette réunion symbolique, lartiste laisse entendre que dans sa pensée une âme, unique par des avatars successifs, est apparue à des époques diverses sous ces cinq noms illustres ; cette doctrine est celle dHamza, disciple de calife Hakem, et sur elle repose une des croyances fondamentales de la religion des Druses, reprise en sous-ordre par lilluminé Towianski. |