Théophile
Gautier 1811 - 1872
Ménagerie intime menu
VI CHEVAUX
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Ménagerie intime
menu En voyant ce titre, quon ne se hâte
pas de nous accuser de dandysme. Chevaux?! ce mot sonne bien glorieusement
sous la plume dun littérateur. Musa pedestris, la Muse
va à pied, dit Horace?; et tout le Parnasse na quun
cheval dans son écurie Pégase?! encore est-ce un
quadrupède qui a des ailes et nest pas du tout commode
à atteler, sil faut en croire la ballade de Schiller. Nous
ne sommes pas un sportsman, hélas?! et nous le regrettons fort,
car nous aimons les chevaux comme si nous avions cinq cent mille livres
de rente, et nous partageons lavis des Arabes sur les piétons.
Le cheval est le piédestal naturel de lhomme?; et lêtre
complet est le centaure, si ingénieusement inventé par
la mythologie. Il ny avait pas alors autant de journaux à illustrations comiques quaujourdhui, mais il en existait cependant assez pour faire notre caricature et celle de notre attelage?; il est bien entendu quavec lexagération permise à la charge on nous prêtait des formes déléphant comme à Ganesa, le dieu indien de la sagesse, et quon réduisait nos ponies à létat de toutous, de rats et de souris. Il est vrai que sans trop deffort nous eussions pu porter nos petites bêtes, une sous chaque bras, et notre voiture sur le dos. Un moment nous pensâmes à en atteler quatre?; mais ce four in hand lilliputien eût attiré encore davantage lattention. Nous les remplaçâmes donc, à notre grand regret, car nous les avions déjà pris en amitié, par deux ponies gris pommelé, dune taille plus forte, à cou robuste, à large poitrail, dencolure ramassée, bien loin sans doute dêtre des mecklenbourgeois, mais plus visiblement capables de nous traîner. Cétaient deux juments : lune sappelait Jane et lautre Betsy. En apparence elles se ressemblaient comme deux gouttes deau, et jamais attelage ne fut mieux appareillé pour les yeux?; mais autant Jane avait de courage, autant Betsy était paresseuse. Tandis que lune tirait à plein collier, lautre se contentait daccompagner, se ménageant et ne se donnant aucun mal. Ces deux bêtes, de même race, de même âge, destinées à vivre box à box, avaient lune contre lautre la plus vive antipathie. Elles ne pouvaient se souffrir, se battaient à lécurie et se mordaient en se cabrant dans leurs traits. On ne put les réconcilier. Cétait dommage, car avec leur crinière droite et coupée en brosse comme celle des chevaux du Parthénon, leurs narines frémissantes et leurs yeux dilatés de colère, elles avaient, en descendant et en montant les Champs-Élysées, une mine assez triomphante. Il fallut chercher une remplaçante à Betsy, et lon amena une petite jument dune robe un peu plus claire, car on navait pas pu assortir la nuance absolument juste. Jane agréa tout de suite la nouvelle venue et parut charmée de cette compagne, à laquelle elle fit les honneurs de lécurie avec beaucoup de grâce. La plus tendre amitié ne tarda pas à sétablir entre elles. Jane posait la tête sur le col de la Blanche quon avait surnommée ainsi parce que le gris de son poil tirait sur le blanc, et quand on les laissait libres dans la cour, après le pansage, elles jouaient ensemble comme des chiens ou des enfants. Si lune sortait, lautre qui restait à la maison semblait triste, donnait des signes dennui, et, lorsque du plus loin elle entendait sonner sur le pavé les pas de sa camarade, elle poussait comme une fanfare un hennissement de joie auquel lamie, en approchant, ne manquait pas de répondre. Elles se présentaient au harnais avec une docilité étonnante, et allaient se ranger delles-mêmes près du timon à la place assignée. Comme tous les animaux quon aime et quon traite bien, Jane et la Blanche devinrent bientôt de la familiarité la plus confiante?; elles nous suivaient sans laisse comme le chien le mieux dressé, et, quand nous nous arrêtions, mettaient, pour se faire caresser, le museau sur notre épaule. Jane aimait le pain, la Blanche le sucre, toutes deux à la folie les écorces de melon?; et, pour ces friandises, il nest pas de tours quon nen eût obtenus. Si lhomme nétait pas odieusement féroce et brutal, comme il lest trop souvent envers les bêtes, comme elles se rallieraient de bon cur à lui?! Cet être qui pense, parle et fait des actions dont le sens leur échappe, occupe leur pensée obscure?; cest pour elles un étonnement et un mystère. Souvent elles vous regardent avec des yeux pleins dinterrogations auxquelles on ne peut répondre, car on na pas encore trouvé la clef de leur langage. Elles en ont un pourtant qui leur sert à échanger, au. moyen de quelques intonations que nous navons pas notées, des idées très-sommaires, sans doute, mais enfin des idées, telles que peuvent les concevoir des animaux dans leur sphère de sentiment et daction. Moins stupides que nous, les bêtes parviennent à comprendre quelques mots de notre idiome, mais pas en assez grand nombre pour causer avec nous. Ces mots se rapportent dailleurs à ce que nous exigeons delles, et lentretien serait court. Mais que les animaux se parlent, cela est indubitable pour quiconque a vécu un peu familièrement avec des chiens ou chats, des chevaux ou toute autre bête. Par exemple, Jane était naturellement intrépide, ne reculait devant aucun obstacle et ne seffrayait de rien?; après quelques mois de cohabitation avec la Blanche, elle changea de caractère et manifesta quelquefois des peurs soudaines et inexplicables. Sa compagne, beaucoup moins brave, lui racontait, la nuit, des histoires de revenants. Souvent, traversant aux heures sombres le bois de Boulogne, la Blanche sarrêtait brusquement ou faisait un écart, comme si un fantôme, invisible pour nous, se dressait devant elle. Tous ses membres tremblaient, sa respiration devenait bruyante, son corps se couvrait instantanément de sueur?; elle sacculait sur ses jarrets si on voulait, avec le fouet, la déterminer à se porter en avant. Leffort de Jane, si vigoureuse pourtant, ne pouvait lentraîner. Il fallait descendre, lui couvrir les yeux et la conduire à la main pendant quelques pas jusquà ce que la vision fût évanouie. Jane finit par se laisser gagner à ces terreurs, dont la Blanche, rentrée à lécurie, lui révélait sans doute les motifs?; et nous-mêmes, avouons-le franchement, lorsquau milieu dune allée déchiquetée de clair et dombre par la lueur fantastique de la lune, la Blanche, sarc-boutant soudain sur ses quatre pieds comme si un spectre lui eût sauté à la bride, refusait de passer outre avec une obstination invincible, elle, si docile dordinaire quil eût suffi du fouet de la reine Mab, fait dun os de grillon, ayant pour corde un fil de la Vierge, pour lui faire prendre le.galop, nous ne pouvions nous empêcher de sentir un léger frisson nous courir sur le dos, et de fouiller lombre dun regard assez inquiet, trouvant parfois lair spectral dun Caprice de Goya à dinnocentes silhouettes de bouleau et de hêtre. Notre plaisir était de conduire nous-même ces charmantes bêtes, et la plus intime intelligence ne tarda pas à sétablir entre nous. Si nous tenions les guides en main, cétait par contenance pure. Le plus léger clappement de langue suffisait à les diriger, à leur faire prendre la droite ou la gauche, à leur faire accélérer le pas, à les arrêter. Bientôt elles connurent toutes nos habitudes. Elles allaient delles-mêmes au journal, à limprimerie, chez les éditeurs, au bois de Boulogne, dans les maisons où nous dînions à certains jours de la semaine, avec tant dexactitude quelles finissaient par être compromettantes. Elles auraient donné les adresses de nos visites les plus mystérieuses. Quand il nous arrivait doublier lheure, dans quelque conversation intéressante ou tendre, elles nous la rappelaient en hennissant et en frappant du pied devant le balcon. Malgré le plaisir de courir la ville en phaéton avec nos petites amies, nous ne pouvions nous empêcher de trouver parfois la bise aigre et la pluie froide, quand vinrent ces mois si bien caractérisés sur le calendrier républicain : brumaire, frimaire, pluviôse, ventôse et nivôse?; et nous achetâmes un petit coupé bleu, doublé de reps blanc, que lon compara à léquipage du nain célèbre à cette époque, injure qui nous fut.peu sensible. Un coupé brun, capitonné de grenat, succéda au coupé bleu, et fut lui-même remplacé par un coupé il de corbeau, tapissé de bleu foncé, car nous roulâmes carrosse, nous pauvre feuilletoniste, nayant aucune rente sur le grand-livre et nayant pas fait le moindre héritage, pendant cinq ou six ans?; et nos ponies, pour se nourrir de littérature, avoir des substantifs pour avoine, des adjectifs pour foin et des adverbes pour paille, nen étaient pas moins gras et rebondis?; mais, hélas?! vint, on ne sait trop pourquoi, la révolution de Février?; beaucoup de pavés furent déplacés dans un but patriotique, et la ville devint peu praticable pour les chevaux et les voitures?; nous aurions bien escaladé les barricades avec nos agiles ponies et leur léger équipage, mais nous navions plus crédit que chez le rôtisseur. Nous ne pouvions nourrir nos chevaux avec des poulets rôtis. Lhorizon était assombri de gros nuages noirs, traversés de lueurs rouges. Largent avait peur et se cachait?; la Presse, où nous écrivions, était suspendue?; et nous fûmes bien heureux de trouver quelquun qui voulût acheter bêtes, harnais et voitures, pour le quart de ce quils valaient. Ce fut pour nous un amer chagrin, et nous ne jurerions pas que quelques larmes naient roulé de nos yeux sur les crinières de Jane et la Blanche lorsquon les emmena. Parfois elles passaient avec leur nouveau propriétaire devant leur ancienne maison. Nous entendions de loin résonner leur pas vif et rapide?; et, toujours, un brusque arrêt sous nos fenêtres nous témoignait quelles navaient pas oublié le logis où elles avaient été si aimées et si bien soignées?; et un soupir sexhalait de notre poitrine émue et sympathique et nous disions : « Pauvre Jane, pauvre Blanche, sont-elles heureuses?? » Dans lécroulement de notre mince fortune, cest la seule perte qui nous ait été sensible. |