Théophile
Gautier 1811 - 1872
Ménagerie intime menu
V CAMÉLÉONS, LÉZARDS
ET PIES
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Ménagerie intime
menu Nous étions à Puerto de Santa-Maria,
dans la baie de Cadix , un petit village qui semble taillé dans
des pains de blanc dEspagne, entre lindigo de la mer et
le lapis-lazuli du ciel. Il était midi, et ce jour-là
il faisait si chaud que le soleil paraissait samuser à
verser des cuillerées de plomb fondu sur la tête des voyageurs,
comme la garnison dune forteresse de lhuile bouillante et
de la poix par les baies des moucharabys sur les casques des assiégeants.
Ce petit port si pittoresque est illustré par la chanson célèbre
en patois andalou de Murillo Bravo, Los Toros de Puerto, où le
batelier galant dit à la señora qui sembarque :
« Lleve Vd la patita », et nous en fredonnions le refrain
dune voix aussi fausse en espagnol quen français,
tout en suivant la ligne bleue, étroite comme une lisière
de drap, que lombre tirait au pied des murs. Il y avait marché,
et cétait sur la place un étalage de denrées
exotiques et violentes dune furie de couleurs à ravir Ziem.
Des guirlandes de piments écarlates se balançaient au-dessus
de pastèques dun vert prasin, dont quelques-unes éventrées
laissaient voir leur pulpe rose tigrée de points noirs comme
un coquillage de la mer du Sud. Des grappes de raisin à gros
grains dambre, rappelant les chapelets turcs pour la blonde transparence,
contrastaient avec des raisins bleus, ou couleur daméthyste
à reflets de pourpre. Les garbanzos arrondissaient dans les couffas
de sparterie leurs globules dor pâle, et les grenades, crevant
leur écorce, montraient leur écrin de rubis. Les marchandes
avec leurs fichus rouges ou jonquille, leur jupe de soie noire, les
pieds nus dans des chaussons de satin, et quels pieds?! grands
à peine comme des biscuits à la cuiller?! leur
éventail de papier contre loreille, en guise de parasol,
se tenaient fièrement campées près de leurs légumes,
babillant avec la gracieuse volubilité andalouse. Des majos passaient,
appuyés sur la fourchette de leurs bâtons blancs, la veste
à lépaule, la faja de soie, venant de Gibraltar,
sanglée sur le gilet depuis les hanches jusquà laisselle,
la culotte de tricot ouverte au genou, et les bottes en cuir de Ronda
déboutonnées de la cheville au jarret, ce qui est le suprême
du genre, lançant des illades et serrant entre leur pouce
et leur index leurs cigarettes de papel de Alcoy. Cétait
un de ces effets daveuglante lumière méridionale
qui feraient taxer de fausseté le peintre qui les rendrait dans
leur vérité crue. On retrouve ces patios dans les maisons moresques de lAlgérie, et rien ne saurait être mieux imaginé contre la chaleur. Lusage en vint des Arabes aux Espagnols, et dans beaucoup de logis on voit encore aux chapiteaux des colonnettes des versets du Coran, glorifiant Allah ou quelque calife dès longtemps rejeté en Afrique. Après avoir vidé une alcarraza deau fraîche, nous nous retirâmes, pour faire un bout de sieste, dans une des chambres qui souvrent sur le patio. Avant de se fermer, nos yeux erraient au plafond de cette salle basse, lequel, comme tous les plafonds espagnols, était blanchi à la chaux, et orné à son centre dune rosace composée de quartiers rouges, noirs et jaunes, comme les côtes dune balle. Du milieu de cette rosace pendait une ficelle ou un cordon, sans doute lattache dune lampe, mais le long de cette ficelle se mouvait constamment un objet que nous avions de la peine à définir. Nous ajustâmes notre lorgnon sous notre arcade sourcilière, et nous vîmes que ce qui montait avec tant de peine, après le cordon du plafond, était une espèce de lézard dun jaune grisâtre et dune configuration assez monstrueuse, rappelant en petit les formes des grands sauriens disparus de lépoque anté-diluvienne. La fille dauberge consultée, Pepa, Lola, Casilda, nous ne savons plus le nom bien au juste, mais soyez sûr que la fille était charmante, nous dit que cétait « un caméléon ». Lola, prenant en pitié notre ignorance et voulant mettre en relief son savoir zoologique, nous dit dun petit air capable : « Ces bêtes changent de couleur selon lendroit où elles se trouvent, et elles vivent dair (se mantienen de ayre) ». Pendant ce court entretien, les caméléons (il y en avait deux) continuaient leur ascension le long de la ficelle. On ne saurait rien imaginer de plus comique. Le caméléon, il faut lavouer, nest pas beau?; et quoique la nature, dit-on, fasse bien tout ce quelle fait, en sappliquant un peu, il nous semble quelle eût aisément pu produire un animal plus joli. Mais, comme tous les grands artistes, la nature a ses fantaisies, et elle samuse parfois à modeler des grotesques. Les yeux du caméléon, presque entièrement sortis de la tête comme ceux du crapaud, sont ajustés dans des espèces de capsules extérieures et jouissent dune complète indépendance de mouvement. Lun regarde à gauche, tandis que lautre regarde à droite?; une prunelle se dirige vers le plafond, lautre vers le plancher, avec une variété de strabismes qui donnent à lanimal les physionomies les plus étranges. Une poche en manière de goître sétend sous la mâchoire et prête à la pauvre bête un air de satisfaction orgueilleuse et de rengorgement stupide dont elle est bien innocente. Ses pattes, gauchement coudées, font des saillies anguleuses au-dessus de la ligne dorsale et se meuvent avec des efforts disgracieux et détraqués. Un des caméléons était arrivé tout au haut de la corde, au centre de la rosace, et tâtait le plafond dune de ses pattes de devant, pour voir sil offrait quelque possibilité dadhérence et partant quelque moyen de fuite. En faisant cet essai, recommencé pour la centième fois peut-être, il louchait dune façon désespérée et touchante, demandait aide à la terre et au ciel?; puis, voyant quil ny avait nulle issue de ce côté, il se mit à descendre dun air triste, piteux, résigné, emblème du travail inutile, Sisyphe de la fatigue perdue?; à mi-chemin, les deux bêtes se rencontrèrent, se lancèrent des illades amicales peut-être, mais effroyables par leur divergence, et ce fut pendant quelques minutes une sorte de nodosité hideuse sur la ligne perpendiculaire de la ficelle. Le groupe se débrouilla après les contorsions les plus bouffonnes, et chaque caméléon continua sa route?; celui qui descendait, parvenu au bout de son fil de suspension, allongea une patte de derrière, sondant le vide avec précaution, et, ne trouvant aucun point dappui, la ramena dun mouvement découragé, dont il faut renoncer à peindre la navrante et burlesque mélancolie. Par un de ces rapprochements didées dont la liaison nest pas apparente, mais que lesprit conçoit sans lexprimer, ces caméléons nous firent songer à une des plus sinistres aqua-tintes de Goya, représentant des spectres essayant de soulever avec leurs faibles bras dombre de lourdes pierres tombales qui se referment sur eux en les écrasant. Lutte sans proportion de la faiblesse contre la destinée. Pour délivrer ces pauvres animaux de leur supplice nous les achetâmes un duro pièce?; et, commodément installés dans une cage assez vaste, ils furent dispensés désormais de ces exercices acrobatiques qui semblaient leur déplaire beaucoup. Quant à la question de leur nourriture, quelque confiance que nous ayons dans la frugalité méridionale, ces repas dair nous paraissaient à juste titre insuffisants. Si un amoureux espagnol déjeune dun verre deau, dîne dune cigarette et soupe dun air de mandoline, comme le valeureux Don Sanche, les caméléons nont pas de ces délicatesses, et ils mangent des mouches quils attrapent dune façon singulière, en dardant du fond de leur gorge une longue lance, couverte dune bave visqueuse, qui colle les ailes de linsecte et en se retirant le ramène dans le gosier. Les caméléons changent-ils véritablement de couleur selon le milieu où ils se trouvent?? Non pas, dans le sens absolu du mot?; mais leur peau semée de grains à facettes boit plus facilement les reflets des couleurs environnantes quun autre corps. Placés près dun objet jaune, rouge ou vert, les caméléons semblent se pénétrer de cette teinte, mais ce nest après tout quun effet de réfraction?; un métal poli se colorerait de même. Il ny a pas imbibition réelle. En son état naturel le caméléon est dun gris jaunâtre ou verdâtre. Cependant, on peut dire, quand on a un peu lamour du merveilleux, quil change de nuance à volonté?; ce qui en fait un emblème de versatilité politique, quoique nous osions prendre sur nous de dire quaprès de minutieuses observations, longtemps prolongées, le caméléon nous ait paru dune complète indifférence en matière de gouvernement. Nous voulions ramener nos caméléons en France?; mais la saison savançait, et à mesure que nous remontions du midi vers le nord, en suivant cette côte, pourtant bien chauffée encore aux rayons du soleil, qui sétend de Tarifa à Port-Vendres, en passant par Gibraltar, Malaga, Alicante, Almeria, Valence, Barcelone, les pauvres bêtes dépérissaient à vue dil. Leurs yeux, détachés par la maigreur, leur jaillissaient de plus en plus de la tête. Ils louchaient chaque jour davantage, et sous leur peau vague et flasque leur petit squelette se dessinait de station en station, plus visible. Cétait vraiment un spectacle attendrissant que ces lézards poitrinaires, se traînant dun air macabre et nayant plus la force dallonger leur langue gluante vers les mouches que nous allions leur chercher à la cuisine du navire. Ils moururent à quelques jours lun de lautre?; et la bleue Méditerranée fut leur tombeau. Des caméléons aux lézards, la transition est facile. Notre plus jeune fille reçut en cadeau un lézard pris à Fontainebleau, qui sattacha fort à elle. Jacques était du plus beau vert Véronèse quon puisse imaginer?; il avait lil vif, les écailles imbriquées avec une régularité parfaite, et des mouvements dune agilité sans pareille. Jamais il ne quittait sa maîtresse et il se tenait habituellement caché dans une torsade de cheveux près de son peigne. Niché ainsi, il allait avec elle au spectacle, à la promenade, en soirée, ne trahissant jamais sa présence. Seulement quand la jeune fille jouait du piano il quittait son poste, lui descendait sur les épaules, savançait le long des bras, plutôt vers la main droite qui fait le chant que vers la main gauche qui fait laccompagnement, témoignant ainsi de sa préférence pour la mélodie au détriment de lharmonie. Jacques habitait une boîte de verre garnie de mousse, qui avait autrefois contenu des cigares russes de la maison Eliseïeph. Le mur de sa vie privée était donc bien transparent. Sa nourriture consistait en gouttes de lait quil venait lécher au bout du doigt de sa maîtresse. Il se laissa mourir de faim et de chagrin, pendant une absence de la jeune fille, qui navait osé lemporter en voyage, vu la rigueur de la saison. Le moineau Babylas ne fit que passer. Un coup de griffe sous laile termina son destin, et il eut pour cercueil une boîte à domino. Reste à décrire Margot la pie, commère spirituelle et bavarde, digne de manger du fromage blanc dans une cage dosier, à la fenêtre dun concierge. Nous eûmes beau lui donner des répétiteurs pour les langues mortes, on ne put jamais lui faire prononcer correctement le bonjour latin des pies pompéiennes. Elle ne disait pas Ave, mais elle disait autre chose. Cétait un oiseau facétieux et bouffon qui jouait à cache-cache avec les enfants, dansait la pyrrhique, attaquait résolument les chats, et courait après eux pour leur pincer la queue par derrière, malice dont elle semblait rire aux éclats. Elle était voleuse comme la Gazza ladra elle-même, et capable de faire pendre dix servantes de Palaiseau sur de faux soupçons. En un clin dil elle dévalisait une table de fourchettes, de cuillères, de couteaux. Elle prenait largent, les ciseaux, les dés, tout ce qui brillait, et, partant dun vol brusque, elle portait cela à sa cachette. Comme on connaissait lendroit où elle allait déposer ses vols, on la laissait faire?; mais un jour elle fut tuée par des domestiques dune maison voisine, qui laccusèrent davoir volé « une paire de draps toute neuve. » Cela ressemblait un peu au petit chat du Moyen de parvenir, qui avait mangé les quatre livres de beurre, et qui pesait trois quarterons. Les maîtres nen crurent pas un mot et mirent ces drôles à la porte?; mais dame Margot nen eut pas moins le col tordu. Elle fut regrettée de tout le voisinage, quelle égayait de sa bonne humeur et de ses lazzis. |