Poésies nouvelles
et inédites
Jettatura 1870
Cest le soir, le couchant allumant ses
fournaises
Semble un fondeur penché qui ravive des braises ;
Comme un bouclier d'or à la forge rougi,
Par un brouillard sanglant le soleil élargi
Plonge dans un amas de nuages étranges
Qui font traîner sur leau la pourpre de leurs franges.
Le rivage est désert ; pour tout bruit lon entend
La respiration du gouffre haletant.
Le vent souffle ; la mer, contre lécueil
qui fume,
Pousse le blanc troupeau de ses coursiers d'écume.
Ils montent à lassaut, pêle-mêle nageant,
Se dressant, secouant leur crinière d'argent,
Éparpillant en lair leur queue échevelée,
Se mordant au poitrail, comme dans la mêlée,
Enivrés du combat, se mordent des chevaux
Au timon dun quadrige attelés et rivaux ;
Mais le roc fait crouler leur folle armée en pluie
Et semble au bord du gouffre un nageur qui sessuie.
Tel un grand nom, battu des sots et des jaloux,
Voit à ses pieds se fondre et se perdre leurs coups.
En montant au sommet de la haute falaise
Doù sur la pleine mer le regard plane à laise,
Napercevez-vous pas, là-bas, à lhorizon
Où du jour qui s'éteint luit le dernier tison,
Un point presque effacé ?
Sans doute une mouette
Faisant au bout dun flot sa folle pirouette ;
De louragan futur un albatros, joyeux,
Une aile dans la mer et lautre dans les cieux ;
Ou bien une dorade, un requin en voyage
Trahissant à fleur deau son dos gris qui surnage
Non pas. Cest un steamer et déjà
l'on peut voir,
Comme au cimier d'un casque un long panache noir,
Sécheveler au vent l'aigrette de fumée
Que pousse la vapeur de sa gueule enflammée.
Le voilà qui sapproche et se range aux îlots,
Et sa roue a cessé de souffleter les flots.
Du navire immobile un canot se détache.
Leau, qui senfle et sabaisse, et le montre et le cache.
Par instants, dans labîme on le croit englouti ;
Mais de l'âcre vallon péniblement sorti,
Bientôt il reparaît à la crête des lames,
Ouvrant et refermant léventail de ses rames.
Auprès du gouvernail, morne, silencieux,
Dans sa cape embossé, le chapeau sur les yeux,
Un jeune homme est assis. Comme un peuple en tumulte
Autour d'un Dieu, les flots lui crachent leur insulte ;
Le vent de son manteau fait palpiter les plis ;
Lesquif tremble et se plaint sous les coups du roulis ;
Il rêve, et, tout entier à ses noires chimères,
Penche son front qui luit sous les perles amères.
Lon approche du bord, déjà
les avirons
Battent leau qui les fuit sur des rhythmes moins prompts ;
De sa quille d'airain rayant le sable humide,
Lesquif s'est arrêté. Dun bond leste et rapide
Létranger saute à terre, et, faisant quelques pas,
Gagne une place sèche où la mer natteint pas,
Puis, dun geste royal, jette aux marins sa bourse.
Remis à flot, l'esquif, comme un cheval de course
Secouant lécuyer à son mors suspendu,
Part. Létranger, debout sur son rocher ardu,
Avant daller plus loin se retourne et regarde.
Quoiquil soit nuit, la mer dune
lueur blafarde
Rayonne et lon peut voir les rameurs sur leur banc
Pour tirer laviron en arrière tombant.
Contre les flots grossis lembarcation lutte ;
Mais bientôt contournant son énorme volute,
La houle, dans un pli de son blanc chapiteau,
A saisi les marins et tordu le bateau.
Sur le gouffre nageant, rares, ils apparaissent,
Mais les flots en fureur de toutes parts les pressent.
Cette nuit, ils ont beau tendre et roidir leurs bras,
Leurs lits seront faits dalgue, et décume leurs draps.
Sous un glauque suaire, au bruit sourd des tempêtes,
Un oreiller de sable endormira leurs têtes.
Le dernier, pour finir un supplice trop long,
Plonge comme une sonde à la suite du plomb.
Le jeune homme a tout vu, mais que le regard
change !
Le démon se tordant sous le pied de larchange,
Laspic coupé qui cherche à ressouder ses nuds
Nont pas dans la prunelle un éclair plus haineux ;
Et cependant, avec dirrécusables teintes,
Sur ses beaux traits lhorreur et la pitié sont peintes
;
Sa poitrine oppressée éclate en sourds sanglots.
Il descend au rivage, et, le pied dans les flots,
Faisant fuir de ses cris les mouettes effarées,
Agite éperdument ses mains désespérées !
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