Poésies nouvelles
et inédites
Perplexité
1838
Jai donné ma parole. Allez, fermez la porte ;
Attachez-moi les pieds de peur que je ne sorte,
Et dites quon me donne une tasse de thé.
Sil vient un créancier,
vous les devez connaître,
Il le faut avec soin jeter par la fenêtre,
Car je veux aujourdhui rêver en liberté.
Si quelque femme vient, petit pied, main petite,
Quelle sappelle Anna, Lisette ou Marguerite,
Ouvrez : Qui fermerait sa porte à la beauté ?
Chastes Muses, ô vous qui savez
toutes choses,
Ce qui fait lincarnat des vierges et des roses,
Ce qui fait la pâleur des lis et des amants ;
Vous qui savez de quoi les petits enfants
rêvent,
Quel sens ont les soupirs qui dans les bois sélèvent,
Et cent mille secrets on ne peut plus charmants ;
Ô Muses ! savez-vous ce que je
men vais dire ?
Je nai ni violon, ni guitare, ni lyre,
Et nentends pas grandchose au style des romans ;
Et cependant il faut, car léditeur
y compte,
Tirer de ma cervelle une ballade, un conte,
Je ne sais quoi de beau, de neuf et de galant.
Ce sont des doigts divoire et de beaux
ongles roses
Qui froissent ces feuillets, dans les heures moroses
Où le temps ennuyé chemine dun pied lent.
Cest dans votre boudoir, ô lectrice
adorable,
Sur un beau guéridon de citron ou dérable,
Quira ce que jécris ; et jy songe en tremblant,
Car vous avez le goût dédaigneux
et superbe,
Et vous trouvez fort bien le chardon dans la gerbe
Au milieu des bluets et des coquelicots.
Madame, excusez-moi, je ne suis pas
poète ;
Mon nom nest pas de ceux quun siècle a lautre
jette
Et qui dans tous les curs éveillent les échos.
Hélas ! Je voudrais bien vous
conter une histoire,
Comme vous les aimez, bien terrible et bien noire,
Avec enlèvements, duels et quiproquos ;
Une intrigue damour, charmante
et romanesque,
Où jaurais, nuançant ma phrase pittoresque,
Pris sa pourpre à la rose et leur azur aux cieux,
Au marbre de Paros sa candeur virginale,
Leur neige aux Apennins, son reflet à lopale,
À lambre son parfum faible et délicieux ;
Où jaurais, pour parer ma frêle
créature,
Prodiguement vidé lécrin de la nature
Et créé deux soleils pour lui faire des yeux.
Je ne sais pas dhistoire et nai
pas de maîtresse,
Pas même un conte bleu, pas méme une duchesse,
Je nai pas voyagé, que vous dirai-je donc ?
Si le diable venait, en vérité,
madame,
Pour un conte inédit je lui vendrais mon âme :
Ma faute est, je lavoue, indigne de pardon.
Eh quoi ? pas un seul mot ! pas une
seule phrase !
Par leau de Castalie et laile de Pégase,
Clio, tu me paîras un si lâche abandon !
Le menton dans la main, les talons dans la
braise,
Je suis là, lil en lair, renversé sur
ma chaise ;
Jai bien tout ce quil faut, la plume et le papier,
Il ne me manque rien, presque rien,
une idée !
Mon brouillon, de dessins, a la marge brodée :
Ariel aujourdhui se fait longtemps prier.
Ainsi quau bord dun puits un pigeon
qui veut boire,
Ma Muse tord son col aux beaux reflets de moire,
Et nose pas tremper son bec dans lencrier.
Je nimagine rien de sublinie
et de rare,
Sinon : cest une femme avec une guitare,[1]
Et puis un cavalier penché sur un fauteuil.
Vous le voyez fort bien sans que je vous le
dise :
Quand on a regardé, quel besoin quon me lise ?
Au burin du graveur je soumets mon orgueil.
Mais peut-être après tout
me faut-il rendre grâce ;
Car jaurais pu, suivant nos auteurs à la trace,
De galantes horreurs tacher ce frais recueil.
Songez-y ! jaurais pu faire avec
jalousie
Très convenablement rimer Andalousie,
Et vous cribler le cur à grands coups de stylet ;
Jaurais pu vous mener à Venise
en gondole ;
Depuis le masque noir jusquà la barcarolle,
Déployer à vos yeux le bagage complet,
Et les jurons du temps, et la couleur locale
;
Je vous épargne tout : ô faveur sans égale
!
Sur ce, je vous salue, et suis votre valet
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