Poésies nouvelles
et inédites
À trois Paysagistes
Salon de 1839
Cest un bonheur pour nous hommes
de la critique,
Qui, le collier au cou, comme lesclave antique,
Sans trêve et sans repos, dans le moulin banal
Tournons aveuglément la meule du journal,
Et qui vivons perdus dans un désert de plâtre,
Nayant dautre soleil quun lustre de théâtre
Quun grand paysagiste, un poète inspiré,
Au feuillage abondant, au beau ciel azuré,
Déchire dun rayon la nuit qui nous inonde
Et nous fasse un portrait de la beauté du monde,
Pour nous montrer quil est encor loin des cités,
Malgré les feuilletons, de sévères beautés
Que du livre de Dieu la main de lhomme efface ;
De lair, de leau, du ciel, des arbres, de lespace,
Et des prés de velours, quavril étoile encor
De paillettes dargent et détincelles dor.
Enfants déshérités, hélas ! sans
la peinture,
Nous pourrions oublier notre mère Nature ;
Nous pourrions, assourdis du vain bourdonnement
Que fait la presse autour de tout événement,
Le cur envenimé de futiles querelles,
Perdre le saint amour des choses éternelles,
Et ne plus rien comprendre à lantique beauté,
À la forme, manteau sur le monde jeté,
Comme autour dune vierge une souple tunique,
Ne voilant quà demi sa nudité pudique !
Merci donc, ô vous tous, artistes souverains
!
Amants des chênes verts et des rouges terrains,
Que Rome voit errer dans sa morne campagne,
Dessinant un arbuste, un profil de montagne,
Et qui nous rapportez la vie et le soleil
Dans vos toiles quéchauffe un beau reflet vermeil !
Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages,
Nous errons, à Paris, dans mille paysages ;
Nous nageons dans les flots de limmuable azur,
Et vos tableaux, faisant une trouée au mur,
Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes
Par où nous regardons les grandes plaines vertes,
Les moissons dor, le bois que lautomne a jauni,
Les horizons sans borne et le ciel infini !
Ainsi nous vous voyons, austères solitudes
Où lâme endort sa peine et inquiétudes,
Grottes de Cervara, que dun pinceau certain
Creusa profondément le sévère Bertin.
Ainsi nous vous voyons avec vos blocs rougeâtres
Aux flancs tout lézardés, où les chèvres
des pâtres
Se pendent à midi sous le soleil ardent
Sans trouver un bourgeon à ronger de la dent ;
Avec votre chemin poudroyant de lumière,
De son ruban crayeux rayant le sol de pierre,
Bien rarement foulé par le talon humain,
Et se perdant au fond parmi le champ romain.
Les grands arbres fluets, au feuillé
sobre et rare,
À peine noircissant leurs pieds dune ombre avare,
Montent comme la flèche et vont baigner leur front
Dans la limpidité du ciel clair et profond ;
Comme sils dédaignaient les plaisirs de la terre,
Pour cacher une nymphe ils manquent de mystère :
Leurs branches, laissant trop filtrer dair et de jour,
Éloignent les désirs et les rêves damour ;
Sous leur grêle ramure un maigre anachorète
Pourrait seul sabriter et choisir sa retraite.
Nulle fleur nadoucit cette sévérité
;
Nul ton frais ne se mêle à la fauve clarté ;
Des blessures du roc, ainsi que des vipères
Qui sortent à demi le corps de leurs repaires,
De pâles filaments dun aspect vénéneux
Sallongent au soleil en enlaçant leurs nuds ;
Et loiseau pour sa soif na dautre eau que les gouttes
Pleurs amers du rocher qui suintent des voûtes.
Cependant ce désert a de puissants attraits
Que nont point nos climats et nos sites plus frais,
Où lombrage est opaque, où dans des vagues dherbes
Nagent à plein poitrail les génisses superbes :
Cest que lil éternel brille dans ce ciel bleu,
Et que lhomme est si loin quon se sent près de Dieu.
Ô mère du génie! ô
divine nourrice !
Des grands curs méconnus pâle consolatrice,
Solitude ! qui tends tes bras silencieux
Aux ennuyés du monde, aux aspirants des cieux,
Quand pourrai-je avec toi, comme le vieil ermite,
Sur le livre pencher ma tête qui médite ?
Plus loin, cest Aligny, qui, le crayon
en main,
Comme Ingres le ferait pour un profil humain,
Recherche lidéal et la beauté dun arbre,
Et cisèle au pinceau sa peinture de marbre.
Il sait, dans la prison dun rigide contour,
Enfermer des flots dair et des torrents de jour,
Et dans tous ses tableaux, fidèle au nom quil signe,
Sculpteur athénien, il caresse la ligne,
Et, comme Phidias le corps de sa Vénus,
Polit avec amour le flanc des rochers nus.
Voici la Madeleine. Une dernière
étoile
Luit comme une fleur dor sur la céleste toile :
La grande repentie, au fond de son désert,
En extase, à genoux, écoute le concert
Que dès laube lui donne un orchestre angélique,
Avec le kinnor juif et le rebec gothique.
Un rayon curieux, perçant le dôme épais,
Où les petits oiseaux dorment encore en paix,
Allume une auréole aux blonds cheveux des anges,
Illuminés soudain de nuances étranges,
Tandis que leur tunique et le bout de leurs pieds
Dans lombre du matin sont encore noyés.
Fauve et le teint hâlé
comme Cérès la blonde,
La campagne de Rome, embrasée et féconde,
En sillons rutilants jusques à lhorizon
Roule locéan dor de sa riche moisson.
Comme dun encensoir la vapeur embaumée,
Dans le lointain tournoie et monte une fumée,
Et le ciel est si clair, si cristallin, si pur,
Que lon voit linfini derrière son azur.
Au-devant, près dun mur réticulaire, en briques,
Sont quelques laboureurs dans des poses antiques,
Avec leur chien couché, haletant de chaleur,
Cherchant contre le sol un reste de fraîcheur ;
Un groupe simple et beau dans sa grâce tranquille,
Que Poussin avoûrait et queût aimé Virgile.
Mais voici que le soir du haut des monts descend
:
Lombre devient plus grise et va sélargissant ;
Le ciel vert a des tons de citron et dorange.
Le couchant samincit et va plier sa frange ;
La cigale se tait, et lon nentend de bruit
Que le soupir de leau qui se divise et fuit.
Sur le monde assoupi les heures taciturnes
Tordent leurs cheveux bruns mouillés des pleurs nocturnes.
À peine reste-t-il assez de jour pour voir,
Corot, ton nom modeste écrit dans un coin noir.
Nous voici replongés dans la brume
et la pluie,
Sur un pavé de boue et sous un ciel de suie,
Ne voyant plus, au lieu de ces beaux horizons,
Que des angles de murs ou des toits de maisons ;
Le vent pleure, la nuit sétoile de lanternes,
Les ruisseaux miroitants lancent des reflets ternes,
Partout des bruits de chars, des chants, des voix, des cris.
Blonde Italie, adieu ! Nous sommes à Paris !
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