Yuk.
Qu'as-tu, mon camarade ?
Le Pauvre
Ce que j'ai ? Mais qu'êtes-vous,
vous-même ? Personne jusqu'ici ne m'avait adressé une pareille
question, ils passaient tous en me regardant. Mais n'êtes-vous
pas du pays ? Oui, je le vois à vos vêtements. Oh ! Si
vous venez du beau pays d'Allemagne, dites-moi si le Rhin coule toujours,
si la cathédrale de Cologne, avec ses saints de pierre, est toujours
debout ; dites-moi si les arbres ont toujours des feuilles, car, pour
moi, je crois que la nature est changée depuis que je suis dans
cette ville hideuse.
Yuk.
Voyons, contez-nous cela, à
des compagnons de votre état, de votre pays.
Le Pauvre.
Mon état ? Je n'en ai
pas. Mon pays ? Je n'en ai plus. Est-ce qu'il y en a pour le malheureux
? Celui qui a un pays, c'est celui qui est heureux, mais le malheureux
n'a pour patrie que son coeur plein d'angoisse. Que voulez-vous que
je vous dise ? Je ne sais rien, si ce n'est que je hais les riches et
que j'ai faim. Je suis parti de mon pays parce qu'on m'en a chassé
avec des huées et des pierres, car mes guenilles étaient
sanglantes, il y avait une infamie dans notre famille. Ah ! L'infamie,
c'est de vivre comme je vis. J'ai donc été sans savoir
où, à l'aventure, marchant dans les routes et les campagnes,
vivant en volant une pomme, un fruit, un morceau de pain ; on me repoussait
toujours, on disait que j'étais laid.
Yuk, riant.
Ah ! Ah ! Ah !
Le Pauvre.
Je n'avais appris aucun métier,
je ne savais que manger et je n'avais rien à manger ; parfois,
j'étais pris d'une fureur immense, et il me semblait que j'aurais
broyé le monde d'un coup de pied. Il me fallait, le soir, aller
disputer aux chiens les immondices du coin de la borne et les haillons
jetés dans la boue ; il y en avait pourtant qui sont heureux,
qui font de larges repas, et quand je me demande pourquoi cela, il y
a là un abîme que je ne peux combler.
Yuk, riant.
Ah ! Ah ! Ah !
Le Pauvre.
Ne ris pas, par Dieu ! Mais écoute
donc. Personne ne m'a aimé, ni homme, ni femme, ni chien, car,
un jour, il y en a un qui est venu vers moi, mais, comme je ne pouvais
le nourrir, il m'a mordu, et s'en est allé. Cependant, une fois,
je ne sais dans quel village, j'étais parvenu à ramasser
un sac d'argent en travaillant à la charpente de l'église,
j'allais me marier, Marthe m'aimait ; elle vint deux fois seule, le
soir, sur le rivage, me dire qu'elle m'aimerait toujours, elle avait
des fleurs dans ses cheveux, elle chantait ; puis, je ne sais comment,
elle n'a plus voulu de moi, un plus riche l'a prise.
Yuk.
C'est ça, compère,
les jeunes filles aiment les beaux cavaliers riches et les pourpoints
de velours.
Le Pauvre.
Ne me parlez pas des riches,
encore une fois, - je les hais ! Moi qui meurs de faim à la porte
de leurs palais, j'ai dans le coeur des trésors de haine pour
eux, et quand il fait froid, que j'ai faim, que je suis malheureux et
misérable, je me nourris de cette haine, et cela me fait du bien.
Satan, se logeant
dans l'oreille du pauvre.
Celui-là (désignant
Yuk) a une bourse sur lui ; - tue-le, tu l'auras ; on ne te verra pas,
et, d'ailleurs, quand on te verrait... tue-le, c'est un homme méchant.
Pourquoi, quand tu lui contais tes maux, s'est-il mis à rire
? C'est un riche au coeur dur.
Yuk se découvre et laisse
voir un magnifique costume ; une bourse garnie de diamants pend à
sa ceinture.
Le Pauvre, en
lui-même.
O mon Dieu ! Voilà des
pensées que je n'avais jamais eues. En effet, si j'allais être
riche à mon tour, heureux, avoir des laquais, des chevaux, des
tables somptueuses, me faire servir comme un prince ? ... mais tuer
un homme !
Satan, en lui-même.
Bah ! Un homme ! On ne le saura
pas. Dépêche-toi, personne ne passe dans la rue maintenant.
Il lui glisse un poignard dans
la main ; le pauvre, fasciné, se rue sur Yuk qui tombe par terre
percé de coups.
Satan.
Voilà la police ! ...
un homme d'assassiné ! Prenez-moi ce gueux-là !
Le corps de l'ouvrier reste par
terre, percé de coups, mais Yuk se relève.
Yuk.
Vous croyiez vraiment que j'étais
mort ? Oh ! Par Dieu, il n'y aurait plus de monde, ni de création,
du jour où je cesserais de vivre. Moi, mourir ! Ce serait drôle.
Est-ce que je ne suis pas aussi éternel que l'éternité
? Moi, mourir ! Mais je renais de la mort même, je renais avec
la vie, car je vis même dans les tombeaux, dans la poussière
; cela est impossible.
Celui qui dira que je ne suis plus mentira comme l'évangile.
Mourir ? Mais il n'y aurait plus ni gouvernement, ni religion, ni vertu,
ni morale, ni lois. Qui donc alors tiendrait la couronne, l'épée,
revêtirait la robe ? Qui donc serait médecin, poète,
avocat, prêtre ? Est-ce qu'il y aurait quelque chose à
faire ? La vie deviendrait ennuyeuse et bête comme une vieille
femme. Mourir ? Mais où en seraient les ménages qui sont
garants de la foi conjugale ?
Ah ! Je me fâche à cette horrible idée d'anarchie
sociale, la morale publique ; la morale publique, les moeurs, les institutions
philanthropiques, les vertus, les systèmes, les théories,
songez-y, si je mourais, tout cela mourrait aussi. Comment serait-on
alors ? Comment concevez-vous l'idée d'un monde sans moi, sans
que j'en occupe les trois quarts, sans que je le fasse vivre en entier
?
Les gens du guet prennent le
pauvre.
Satan.
Tant mieux ! Ce drôle-là
m'assommait. Mais, au reste, il serait fâcheux de le faire mourir
sitôt, réservons-le. Il faudra qu'il brûle sa prison,
viole six religieuses et massacre une trentaine de personnes avant de
rendre l'âme.
Le pauvre s'échappe des
mains des soldats.
Yuk se frotte les mains, s'étend
au soleil, crache au nez d'un magistrat, et pisse sur l'église.
C'était une haute église, avec son porche noirci, ses
aiguilles et ses pyramides de pierre. Elle était vénérable
tant elle était vieille ; ils y entrèrent.
La nef était haute, vide, solitaire ; les minces et sveltes colonnes
projetaient leurs ombres sur les dalles usées. Le jour se mourait,
et cependant le soleil, passant à travers les vitraux rouges,
jetait une lueur qui semblait s'étendre comme celle des lampes
suspendues. Il y avait quelque chose de grand et de triste dans cette
église ; elle était haute, si haute que les hommes paraissaient
petits en bas, il n'y avait plus ni encens aux pieds de la vierge ni
fleurs sur l'autel, l'orgue avait tu sa grande voix ; - seulement, tout
au fond, un drap noir, un cercueil, la messe des morts.
Celui qui était étendu dans la bière n'avait jamais
tué, ni pillé, ni violé ; il n'avait point été
aux galères, ni repris de justice ; c'était un honnête
homme. Quand il sortit de l'église et qu'il passa, traîné
dans les rues, chacun se découvrit, - on salua la charogne.
Mais le prêtre s'était dépêché, il
a vite renvoyé le mort en terre. Pauvre prêtre ! Il avait
déjà, dans la journée, béni six unions,
fait trois baptêmes, enterré quatre chrétiens, et,
quant aux communions, elles sont innombrables. Il se dépêcha,
sa concubine l'attendait, elle était dans le bain chaud depuis
longtemps, elle s'ennuyait. Il partit, il jeta vite la robe blanche,
et rêva l'adultère.
L'église vide... oh ! Vide comme vous savez ; il n'y avait plus
ni chants du peuple, ni voix du prêtre, ni prière de l'orgue.
Qu'elle devait être belle, pourtant, les jours d'hiver, avec ses
mille cierges allumés, son peuple chantant en se promenant dans
les galeries, quand tout chantait et vibrait d'amour, quand, depuis
la voûte jusqu'aux tombeaux, depuis le vitrail jusqu'à
la pierre, tout ne formait qu'un chant, qu'une allégresse ! Qu'elle
était belle, pourtant, les jours d'été, quand les
moissonneurs couverts de sueur entraient et faisaient bénir les
gerbes de blé ; quand les dames de haut parage, avec leurs cours
de pages, de chevaliers, rois, empereurs et papes, quand tous venaient
là prier, pleurer, aimer ; quand les chevaliers, avant de partir
pour le pays de Palestine, venaient prendre leur épée
et qu'ils disaient un éternel adieu au grand portique noir où
le soleil rayonne, au clocher d'ardoises où la voix d'airain
chante, et prie dans sa cage de pierre ! ... plus rien ! Vide comme
un squelette !
Quand des pas d'homme se font entendre, il semble que l'on entend un
gémissement, comme un soupir. On y voit, assis sur leurs tombeaux
de pierre, les évêques, les cardinaux, les ducs drapés
dans leurs manteaux de granit, étendus la bouche béante
; ils semblent dormir comme des morts. Au bas de l'église circule
une pluie ruisselante, froide et grasse, une pluie verte qui suinte
des murs ; le sol usé est bourré de cadavres, la terre
résonne, les morts sont tassés, et la génération
vivante marche sur les générations éteintes. à
mesure qu'elle avance, elle s'enfonce dans la terre des tombeaux, et
la suivante lui marche sur la tête.
Tout est usé, flétri, fatigué ; le plâtre
est tombé d'entre les pierres, les figures de saints sont grises
et mangées par le temps ; la rosace, avec ses gerbes, se décolore
; la voûte elle-même s'éventre, surchargée
et effrayée de l'abîme qu'elle a sous elle.
Alors Smarh se mit à pleurer
amèrement et il dit :
- Hélas ! Hélas ! Est-ce qu'il est venu quelque conquérant
qui a emporté les vases d'or pour en ferrer ses chevaux ? Est-ce
qu'on a enlevé les reliques des saints ! Les hosties sacrées
? Pourquoi donc les chants ont-ils cessé ? Pourquoi l'encensoir
est-il vide ? Pourquoi y a-t-il tant de vers qui se traînent sur
les tombeaux ? Pourquoi tant d'herbes et de mousses sur les murs ? Les
cierges sont éteints, les fleurs sont fanées. Autrefois,
les dimanches, les enfants venaient tout joyeux s'agenouiller aux pieds
de la vierge, et ils chantaient en regardant la flamme remuer sur la
robe étoilée de Marie ; mais il n'y a plus d'enfants ici,
j'en ai vu qui détournaient la tête en passant.
Quand la neige couvrait la terre, quand la pluie tombait, quand la grêle
battait les vitraux, tous venaient se réfugier sous la voûte,
qui s'étendait sur eux comme l'aile d'une colombe. Quand le malheur
avait frappé quelqu'un, il venait là, auprès du
drap de l'autel, sécher ses pleurs, guérir ses maux. J'en
ai vu qui frappaient la terre de leur front et qui mouillaient de leurs
larmes les pavés de marbre, et quand ils se relevaient, il y
avait un sourire d'espérance dans leurs âmes ! Ils avaient
entrevu le ciel dans le malheur, le bonheur dans la foi !
L'Eglise.
On ne veut plus de moi ; demain,
les maçons m'attaqueront par ma base, me renverseront, me démoliront
pierre à pierre.
Le Bénitier.
Ils sont venus prendre mon eau,
ils se sont lavé les mains. En vain j'ai écumé,
bouillonné, ils ont craché dans mon onde et se sont amusés
à voir les cercles que cela faisait.
La Nef.
Tout a passé sous moi
: noces, funérailles, morts et vivants. J'étais l'écho
des chants, je renvoyais les soupirs et les cris de douleurs ; c'était
vers moi que volait l'encens, que montaient le parfum des fleurs, et
la voix des prières, la fumée des cierges. Que de fois
j'ai resplendi, j'ai vibré ! Mais je suis triste, j'ai envie
de me coucher sur les dalles qui sont à mes pieds.
Les Colonnes.
Autrefois on nous entourait de
guirlandes, maintenant nous sommes nues. Nous sommes, depuis six cents
ans, séparées les unes des autres, nous nous enfonçons
sous terre ; je crois que l'église tout entière s'affaisse
dans un bourbier, on dirait d'un démon qui pèse sur son
toit et l'écrase.
Les Vitraux.
Que de fois le soleil a illuminé
nos couleurs, maintenant nos reflets n'éclairent plus rien. Les
pierres de la rue viennent nous casser chaque jour, les vents nous jettent
par terre ; il faudra remporter toutes nos fleurs, toutes nos couleurs
aux pieds du bon Dieu.
Les Dalles.
On nous a usées, nous
sommes trouées en maints endroits, nous sommes lasses d'être
foulées par des pieds impurs, les morts qui sont sous nous semblent
nous repousser de dessus eux. Pourquoi nous a-t-on tirées des
flancs de la montagne, où nous étions si paisibles, au
sein de la terre ?
La Cloche.
Depuis longtemps je suis muette,
personne ne vient plus prendre mon bourdon et faire aller ma bascule
; est-ce que les hommes sont tous morts ? Autrefois ma voix d'airain
chantait à tue-tête, je faisais trembler mon clocher tout
frêle, la tour remuait, ivre, et frémissait sous mon poids.
Je chantais bien haut dans les airs, et je voyais arriver des campagnes
hommes, femmes, vieillards et enfants, accourant, accourant vite et
se pressant sous mon portail. Du jour où on me monta ici, j'ai
toujours été fêtée, honorée comme
la reine de l'édifice, comme la tête de la cathédrale.
N'était-ce pas moi, en effet, qui portais la prière de
tous dans mes spirales d'harmonie ? Aujourd'hui seulement je me tais,
je m'ennuie toute seule, et, si haut, le vertige me prend ; je crois
que je vais m'écrouler avec mon clocher, j'ai plutôt envie
de me faire fondre en boulets et de courir dans la plaine.
Les Gargouilles.
Voilà assez longtemps
que nous sommes là, droites, hérissées, suspendues
; on nous regarde en bas sans terreur. Autrefois nous crachions l'eau
de l'orage, en grimaçant si bien qu'on avait peur ; maintenant
ils nous regardent d'en bas en ricanant. Oh ! J'ai envie de m'en aller,
de me détacher de la pierre et de sauter ; je m'allonge tant
que je peux, mais j'ai les pieds pris dans la cathédrale. En
nous efforçant toutes à la fois, nous pourrons peut-être
nous en déraciner, ou l'entraîner derrière nous
; faisons tous nos efforts, poussons en avant, tendons nos jarrets de
granit, hérissons nos crinières de pierre. Nous avons
envie de nous mettre à marcher sur la terre avec les serpents
et de sauter par bonds, au lieu de rester suspendues dans l'infini,
à regarder la foule s'agiter en bas et les hiboux battre des
ailes autour de nos flancs.
Et Satan aussitôt
dit à l'église
- Non, je ne veux plus de toi
! Il y a longtemps que tu me gênes dans ma marche et que tes aiguilles
embarrassent mes pas ; je t'abattrai, car tu es belle quoique vieille,
et je te hais de ma haine éternelle ; je t'abattrai, car tu obstrues
mes rues, et les chars courront mieux quand tu n'y seras plus.
Tu n'as plus pour te défendre ni l'amour du croyant ni celui
de l'artiste, mon esprit s'est infiltré dans tes veines depuis
la base de ton plus profond pilier jusqu'à l'air qui surmonte
ta plus haute aiguille, le vice suinte de tes pierres, et le doute te
ronge à la face et te mange la figure. Que veux-tu faire ? Tu
vas retomber sur la terre, où l'herbe te couvrira pour toujours.
Ainsi, mon bénitier, comme tu es de marbre blanc et solide, tu
seras ma coupe où je bois du sang, ton eau servira à laver
les pieds de quelque cheval de guerre.
La nef va tomber par terre, la voûte va s'éventrer comme
un ventre trop plein et qui crève.
Les colonnes frêles vont se casser comme un roseau sous le poids
de leur cathédrale, qui s'abaissera tout à l'heure comme
un flot de la mer qui s'est monté bien haut, et qui tombe ensuite
sur la surface unie et vide.
Et vous, mes dalles, comme vous êtes vieilles, on pavera les rues
avec vos faces plates et carrées ; et le pied de la courtisane,
le pas du mulet, les roues des chars vous useront si bien que vous ne
serez plus que de la poussière qu'enlèveront les vents.
Et toi, ma grosse cloche, on va encore te fondre et te ronger ; tu vas
hurler et bondir dans la plaine ; chaque fois que tu chanteras, ta voix
tuera des hommes sur son passage.
Et mes vitraux bigarrés, vous allez tous vous casser, vous aurez
le plaisir de vous voir sauter et rebondir, en vous brisant de nouveau
sur la terre.
Les gargouilles vont tomber pierre à pierre, vous assommerez
toutes quelqu'un dans votre chute ; mais on vous ramassera avec soin,
on vous grattera, on vous blanchira pour en bâtir quelque entrepôt,
quelque lupanar immonde où je vous reverrai souvent.
Il dit, et aussitôt l'église
s'écroula tout entière, depuis son sommet jusqu'à
sa base ; elle s'écroula d'un seul coup, ce fut un fracas horrible.
Mais il y eut un immense rire qui accueillit cette chute, les philosophes
battaient des mains ; mais un autre rire les domina tellement qu'ils
disparurent tout à fait. Celui-là, vous le connaissez,
c'était celui de Yuk.
Et Smarh se trouva seul dans
une plaine aride, avec de la cendre jusqu'au ventre ; il s'y enfonçait
à mesure qu'il tâchait de s'élever. Tout était
morne, mort et détruit autour de lui.
Il disait :
- Où suis-je ? Où suis-je ? J'ai monté dans l'infini,
et j'ai eu vite un dégoût de l'infini ; je suis redescendu
sur la terre, et j'ai assez de la terre. Aussi que faire ? La nature
et les hommes me sont odieux. Oh ! Quelle pitoyable création
!
Et il se mettait à rire aussi.
- Je suis las de tout ; il faut donc mourir. Quels sont ces esprits
qui m'ont conduit où j'ai été ?
Satan se présente à lui et lui dit :
- C'est moi, c'est moi, je suis
le Diable !
Smarh fut tout épouvanté et faillit mourir.
Satan.
D'où te vient cette horreur
? Pourquoi me craindre ? Si je voulais, je t'emmènerais déjà
dans mon enfer, où ta chair repousserait toujours pour brûler
toujours, car tu t'es donné à moi depuis longtemps. N'as-tu
pas maudit la vie ? N'as-tu pas ri de la création ? N'es-tu pas
plein de doute et d'ennui ? Il n'y a de bonheur que pour ceux qui espèrent
dans la joie de leur foi.
As-tu compris une seule des choses que tu as vues ? As-tu senti tout
ce dont tu dis que tu as dégoût ? Que sais-tu de la vie
?
Smarh.
Je croyais l'avoir connue et,
en effet, je vois qu'à peine je l'ai vue ; je crois toujours
voir la lumière, et puis tu me replonges dans l'ombre. Non !
Je ne vois plus qu'un horizon noir, obscur et vague.
Tiens, regarde ! La cendre me vient jusqu'au ventre, le soleil s'est
couché, il n'y a plus sur la plaine qu'une teinte morne et rouge,
comme le reflet d'un incendie éteint. Dis-moi donc si l'horizon
ne s'éclairera pas et si le soleil dormira toujours dans les
ténèbres ? Où veux-tu que j'aille ? Et pour quoi
faire ? Me donneras-tu des prairies pures, des océans sans tempête,
une vie sans amertume et sans vanité ?
Satan.
Non ! Je veux au contraire que
les tempêtes et les vanités soufflent dans ton existence
comme le vent dans la voile, t'entraînent vers quelque chose d'immense,
d'inconnu, et que moi seul je sais.
Smarh.
Mais ne suis-je pas déjà
assez ployé comme un roseau ? Tu veux donc que l'orage aille
toujours jusqu'à ce qu'il m'ait brisé tout à fait
?
Satan.
Oui ! Pour te laisser sur quelque
grève déserte, où le désespoir, comme un
vautour, viendra manger ton âme.
Smarh.
J'irai donc ainsi de dégoûts
en dégoûts, repu et toujours traîné aux festins
! Tu vas me conduire ainsi par les mondes ! Oh ! J'en ai assez. Grâce
! Toujours de l'ennui morne et sombre ! Toujours le doute aux entrailles
! Pitié ! Pitié !
Satan.
Non ! Non ! Je veux que tu n'aies
plus de doute, et que ta pensée s'arrête et ne tournoie
plus sur elle-même comme la terre dans sa course ivre et chancelante.
Smarh.
Et que vas-tu me faire ? Vas-tu
me changer, me donner un autre corps ? Car le mien est déjà
vieux ; j'ai en moi le souvenir de dix existences passées, et
déjà je me suis heurté à tant de choses
que si je vais ainsi je tomberai en poussière.
Satan.
Ton sang est vieux, dis-tu ?
J'y ferai couler du poison dedans, qui nourrira ta chair flétrie
; je te soutiendrai jusqu'au jour où tu pourras aller seul, jusqu'au
jour où je te lâcherai de ma griffe.
Maintenant va, cours, bondis dans les vices, les crimes et les passions.
Oh ! Je vais animer ton existence, je vais te gonfler le coeur jusqu'à
ce qu'il crève percé ; je vais t'en donner, t'en donner
jusqu'à ce que tu n'en puisses plus ; tu vas courir sous un soleil
de plomb, tu vas traverser des mares de sang et des océans de
boue, tu vas vivre. N'as-tu pas un but ? N'es-tu pas destiné
à accomplir une mission ? Mission de souffrance et d'angoisses
! Quand tes membres seront usés, que tes pieds eux-mêmes
seront réduits en poudre, je te pousserai toujours, et tu iras
ainsi dans cet infini des douleurs jusqu'à ce que tu ne sois
plus rien, rien. Entends-tu cela ?
Tu croyais donc que tu pouvais regarder la vie, t'approcher du bord
et puis t'en éloigner pour toujours ? Non ! Non ! Je vais t'y
plonger longtemps, et tu vas en sonder toutes les fanges, en boire toute
l'amertume.
Dis-moi, que veux-tu ? Forme un rêve, creuse une idée,
désire quelque chose, et ton rêve aussitôt va devenir
une réalité que tu palperas des mains ; je te ferai descendre
jusqu'au fond du gouffre de ta pensée, j'accomplirai ton désir.
Smarh.
Que sais-je ? Car j'ai mille
passions sans but, mille instincts confus ; j'ai comme, dans mon âme,
les débris de vingt mondes, et je ne sens pas un souffle qui
puisse ranimer toutes ces fleurs flétries de croyance et d'amour,
d'illusions perdues ; mon coeur est sec comme un roc brûlé
du soleil et battu de la tempête, je suis lassé comme si
j'avais marché depuis des siècles sur une route de fer.
Et pourtant j'ai encore besoin de vivre ! Je sens, tout au fond de mon
âme, quelque chose qui remue encore, et qui palpite, et qui veut
vivre, quelque chose qui demande et qui appelle comme une voix d'enfant
dans la nuit, cherchant sa mère. Parfois mon sang bouillonne
comme si mes veines étaient d'airain rouge.
Oh ! Si quelque rosée du ciel, toute humide et toute fumeuse
de parfums, venait baigner mon coeur et l'endormir ! Si le vent frais
des nuits d'été pouvait ranimer mes yeux usés et
fatigués de veilles et de fatigues !
Satan.
Viens, viens, mon maître,
ta course n'est pas finie ; tu te plaindras quand tu seras vieux ; sois
ferme, aie le coeur dur pour vivre longtemps et ne désespère
pas de l'avenir, si tu veux être heureux. Regarde le monde, il
y a bien quelque six mille ans qu'il sue et qu'il travaille dans le
cercle de l'infini, et il croit avancer parce qu'il tourne.
Allons ! Allons ! Tout est à toi, l'enfer va te servir ; le monde,
pour te plaire, s'étale comme une nappe. Que veux-tu manger ?
De quoi veux-tu te nourrir ? De gloire ? Des voluptés ? Des crimes
? Tout, tout est à toi !
Satan siffla, et deux chevaux
ailés se présentèrent, leur dos était long
et se pliait comme un serpent, leur large queue noire battait la terre,
leur crinière flottait et sifflait au vent, leurs ailes se déployaient
comme des ailes de chauves-souris, et, quand ils furent emportés
par eux, on n'entendait que le bruit des vagues d'air que remuait leur
vol, et celui de leurs naseaux qui lançaient la fumée.
Ils couraient à pas de géant sur le monde ; sous eux étaient
perdus les villes, les campagnes, les tours, les clochers, les mers
; ils allaient traversant les empires, et ce vol de l'enfer passait
aussi vite que la poudre, ils semblaient eux-mêmes emportés
par la tempête avec le sable du rivage. Satan se tenait immobile,
droit, plein de majesté et d'orgueil, il regardait tout disparaître
derrière lui, tout apparaître devant ; Smarh se tenait
couché sur la crinière, à laquelle il se cramponnait
pour se soutenir.
Ils allaient côte à côte, dans cette course effrénée
du monde. Emportés par leurs chevaux, tout passait devant eux
: pyramides, armées, tombeaux, ruisseaux, manteaux de pourpre,
empires, tout cela passait comme l'espace qu'ils franchissaient. Leurs
coursiers faisaient battre leurs ailes et baissaient la tête pour
mieux bondir, mais Satan les pressait du flanc :
- Allons, disait-il, allons plus vite, ou je vous attacherai à
la queue de quelque comète qui, dans sa course éternelle,
vous fera mourir de fatigue. Plus vite ! Mangez donc l'air ! êtes-vous
fatigués déjà pour quelques mille lieues que vous
avez été toute une heure à faire ? Allons ! Plus
vite, ou je vous casse la tête d'un coup de pied. Les nuages roulent,
la neige tombe sur les montagnes, la mer se tord et mugit, l'air siffle,
étendez-vous plus long, d'un bond franchissez-moi cette montagne,
d'un coup d'aile passez-moi cet Océan. Quand vous serez fatigués,
vous irez vous reposer sur le coin de quelque nuée, et quand
vous aurez faim, je vous donnerai à manger le marbre de quelque
sépulcre.
Et la course recommençait, plus vive, plus longue, plus silencieuse,
plus terrible. On les voyait de loin, dans les airs, marcher sur le
vide et courir dans l'infini. Quand les chevaux furent bien las, que
leur crinière eut bien battu leur croupe, et que leurs flancs
pressés furent couverts d'écume et de sang, ils finirent
par tournoyer en planant dans les airs et s'abattirent sur la terre.
C'était le soir, le soleil se couchait, et ses teintes cuivrées
illuminaient les coteaux ; c'était dans un cimetière de
village, parmi les tombes grasses et les herbes. Les coursiers se traînaient
sur le sol jonché de pierres brisées étendues,
et leurs ailes raclaient sur la terre ; ils étaient haletants
et se traînaient comme des lézards, couchés sur
le ventre.
L'église était vieille, toute ridée, toute grise
; on voyait, à travers ses vitraux, quelques lampes s'allumer
et s'éteindre ; des paysans jouaient et couraient devant le porche.
Smarh et Satan s'étaient assis au pied de l'if dont les rameaux
allaient tout alentour, comme une large rose verte. Il se fit un silence,
les hommes se turent, le vent cessa de souffler ; la nuit vint, Satan
et Smarh se regardèrent longtemps l'un l'autre sans rien dire.
Satan était étendu sur l'herbe, il promenait son regard
fauve sur l'horizon, et sa griffe entrait machinalement dans une fente
de tombeau et remuait sa cendre. Smarh le regardait, plein d'effroi,
il tremblait comme la feuille, jamais il ne s'était senti si
faible.
La nuit vint, une nuit toute splendide, pleine de clartés ; les
feux rouges et bleus sortaient et rentraient de terre, la terre remuait
et semblait s'agiter comme les vagues ; les hommes se mirent à
fuir, mais la terre du cimetière montait sur les corps et les
engloutissait. Les vitraux de l'église parurent s'agiter eux-mêmes
et prendre vie, les lampes, allumées et vacillantes, les frappaient
par derrière et semblaient les faire remuer, comme si les fleurs
peintes eussent été des fleurs vertes et que quelque vent
d'enfer les eût agitées.
Les personnages se mirent à marcher d'eux-mêmes, et Smarh
vit le Christ dans le désert. Il était seul. Tout à
coup le diable se présentait à lui, il avait une tête
monstrueuse et ricanait horriblement, le Christ avait peur, Satan ouvrait
la bouche, étendait les mains et faisait claquer ses ongles.
Smarh se détourna vivement vers lui, il lui semblait le voir
ainsi, mais plus horrible ; il marchait dans le feu, et une sueur de
sang coulait sur son corps. Les tombeaux semblaient s'agiter comme des
débris de navire, sur les vagues vertes du gazon, qui ondulait
mollement et laissait voir des quartiers de squelettes et de cadavres,
qu'allaient déterrer les coursiers ailés, et ils les mâchaient
lentement.
Puis tout disparut, les ténèbres reparurent et l'on n'entendit
qu'une pluie éternelle d'un sang bouillant et plein d'écume,
qui brûlait la terre en tombant.
Smarh tout à coup vit Yuk se berçant, en riant et en se
tordant dans les convulsions d'un rire immense, à une longue
corde qui partait du ciel et descendait jusqu'à l'enfer.
Ils reprirent leur route, et
ils allaient par la nuit obscure, si loin qu'ils changèrent de
monde et qu'ils arrivèrent au bord d'un beau fleuve.
On entendait le bruit de l'eau dans les bambous, dont les têtes
ployaient sous le souffle du vent ; les ondes bleues roulaient, éclairées
par la lune qui se reflétait sur elles ; au ciel les nuages l'entouraient
et roulaient emportés en se déployant, et les eaux du
fleuve aussi s'en allaient lentement, entre les prairies toutes pleines
de silence, de fleurs.
Les flots étaient si calmes qu'on eût pris le courant pour
quelque serpent monstrueux qui s'allongeait lentement sur les herbes
pour aller mordre au loin l'Océan. Cependant on voyait glisser
dessus les ombres scintillantes des étoiles et les masses noires
des nuages ; souvent aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient
dans les joncs verts.
La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute
humide de la rosée des fleurs ; elle était transparente
et bleue, comme si un grand feu d'étoiles l'eût éclairée
par derrière. C'était un horizon large et grand, qui baisait
au loin le ciel d'un baiser d'amour et de volupté.
Smarh se sentit revivre ; je ne sais quelle perception, jusque-là
inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté
nouvelle, comme une jouissance intime et transparente, au dedans de
laquelle il voyait se mouvoir confusément des pensées
riantes, des images tendres, vagues, indécises. Il resta longtemps
plongé dans la béatitude de l'extase et se laissant enivrer
par tout cela, laissant son âme humer par tous ses pores l'harmonie
et les délices de ce ciel diaphane, si large et si pur ; de cette
campagne, avec ses herbes courbées par la brise embaumante, avec
les fleurs balançant leurs calices et laissant échapper
le parfum qui s'envole ; de cette onde de lait murmurante et douce dans
les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les flots endormis,
qui viennent mouiller d'un baiser tout fumant le sable doré et
jonché de coquilles blanches.
Son âme se déployait et nageait à l'aise, elle étendait
ses ailes et planait au milieu de cette création, toute ivre
de parfums, toute dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des
lits de roses. On sentait que la terre toute tiède grandissait
en beauté dans son sommeil.
Voilà que les ondes s'arrêtent et semblent une lame d'argent
qui est demeurée sur l'herbe, les joncs se taisent, les fleurs
s'ouvrent, la nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus
voluptueuse ; et tandis que Smarh restait là, on voit s'élever,
sortir, apparaître et s'enfuir, parmi la clarté douteuse,
comme des ombres qui passent. De vagues formes de femmes nues, blanches,
venaient autour de lui, marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert
et frais ; elles l'entouraient, le regardaient, l'appelaient, puis elles
s'en allaient bien vite, bien vite, en courant ; les unes se courbaient
jusqu'à terre, et l'on voyait leur dos blanc, tout couvert de
cheveux noirs, se plier avec un mouvement de fleur sous la brise ; les
autres s'étendaient sur ses genoux, et leur tête retombait
par terre et laissait voir leur gorge palpitante et brune ; elles étaient
vives, folâtres, errantes, douteuses comme une suite d'images
dans un songe d'amour.
Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour
de lui ; elles s'entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs
sur leurs hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en
arrière et leur gorge remuer comme si elles eussent chanté.
Car elles chantaient, mais si bas, si confusément que Smarh n'entendait
que des sons doux et faibles, comme ceux d'une flûte au dernier
soupir d'une vibration mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en
ressortaient avec leurs beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés
sur leurs seins ; souvent le flot d'azur les apportait devant lui, comme
dans des bras invisibles et embaumés.
Smarh alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague
géante ; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui
éclairaient son coeur et le menaient déjà dans
un avenir tout plein de délices, il voulait courir après,
mais il lui échappait toujours et il courait toujours.
Elles étaient si belles ! Il y en avait qui descendaient de la
nue grise, d'autres qu'apportaient les flots, d'autres qui sortaient
de dessous terre, d'entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient
venir soit d'un rayon de la lune, soit du parfum d'une rose, oh ! Belles
! Belles ! Et si fines, si transparentes, qu'on les aurait prises pour
les plus beaux rêves d'un poète ! Il y en avait de blanches
avec des cheveux d'or, d'autres qui étaient brunes, ardentes,
et qui avaient des yeux noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.
C'était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées
et remuant toutes, que Smarh courait dévoré par la rage.
Elles lui échappaient des mains, et puis elles revenaient devant
lui. Il avait un désir, un désir immense ; son âme
était une chaudière rouge où se brûlait,
toute torturée, une passion gigantesque ; il y avait un démon
en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et
lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées,
mais quelque chose d'ardent, de dévorant, de large et de plein
de colère, de frénésie, de plus rapide que la poudre,
plus brûlant que le feu. Il allait, courait, venait ; tout son
sang bouillonnait ; sa chair remuait et semblait se repétrir
dans cette passion, ses os étaient broyés, sa pensée
malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en
voulant le franchir.
Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et
il en sortit un palais.
Smarh se trouva dans une large salle, assis à une table toute
couverte de mets ignorés ; il se précipitait dessus en
savourant avec délices les premières bouchées,
et buvait quelques gouttes des liqueurs les plus parfumées. Les
lambris de marbre blanc, les pavés d'or étaient sculptés,
ciselés ; il y avait de place en place des femmes nues et belles
comme des statues, elles se confondaient avec elles ; des clartés
ruisselantes illuminaient tout cela.
C'étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l'alouette
dans les blés, comme la voix qui dit : je t'aime, dans un baiser
; c'était partout formes de rose, seins d'albâtre, beautés
sans nombre, ivresses infinies.
Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu'un regard, de plus embaumant
que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la nuit étoilée,
la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces, avec
ses ravissements, ses transports, ses battements de coeur, ses ivresses,
son délire ; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau,
de plus délirant ; songez aux formes les plus belles, aux mots
les plus amoureux ; formez-vous dans votre esprit, avec l'imagination
la plus délirante d'un poète et les souvenirs les plus
superbes et les plus titaniques de Rome, une fête de nuit, une
orgie toute pleine de femmes nues, belles comme les Vénus, avec
des choeurs de voix, avec des coupes d'or, avec les mets les plus exquis,
les boissons les plus fumeuses ; dites-vous, si vous voulez : il y avait
un palais fait avec du marbre et de l'or, des clartés sortaient
des murs, les arbres portaient un feuillage rose, la mer roulait des
flots de lait d'où sortaient des nymphes avec des couronnes et
des guirlandes, il y avait des danses et des voluptés sans fin,
des frénésies, des femmes sur des piédestaux, dans
les poses les plus lubriques, les plus exquises ; croyez-vous donc qu'avec
vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination
qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de
ce qui arriva cette nuit-là ?
Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà
si pauvre, si châtrée d'elle-même, pouvez-vous exprimer
tout le parfum d'une fleur, tout le verdoyant d'un pré d'herbe
? Me peindrez-vous seulement un tas de fumier ou une goutte d'eau ?
Est-ce que le mot rend la pensée entière ? Est-ce que
l'expression ne l'étreint pas dans elle-même ? Auparavant
elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez, vous
la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier
avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc ! Avec des mots,
des phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d'un
de vos souvenirs, d'un paysage, d'une masure quelconque !
C'est là ce qui me désole. Savez-vous que j'ai rêvé
longtemps à cette superbe orgie, et que je suis lassé
de voir que je n'ai avancé à rien, et que je ne peux pas
vous dire le moindre mot de cette pensée ou de cette chose qu'on
nomme volupté, chose si transparente, si fine, si légère,
une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l'âme
toute oppressée et toute confuse.