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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
Oeuvres de jeunesse


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Smarh
(5)


Ils continuèrent ainsi à marcher de droite et de gauche, furetant dans chaque ruisseau pour y trouver une vertu, dans chaque tas de boue pour y découvrir de l'or ; ils regardaient dans toutes les maisons, il en sortait des cris de deuil, des chants de joie, là c'était une bière, ici un tonneau défoncé.
Le jour vint et la ville commença à s'éveiller ; les hommes allaient par les rues, les uns revenaient d'une orgie, d'autres pleuraient, affamés ; il y en avait qui tombaient d'épuisement et d'autres, pleins de vin, qu'écrasaient les roues des chars.
On entendit le cheval qui piaffait sur les pavés, et les pas d'hommes pressés qui couraient sur les dalles ; déjà l'or roulait sur les tables, le fouet claquait sur les épaules de l'esclave, la prostitution ouvrait sa porte vénale, le vice se réveillait, le crime aiguisait son poignard et montait ses machines, la journée allait recommencer.
Il y avait un homme en haillons ; le souffle du matin refroidissait sa peau, et quand le soleil vint à paraître il grelotta de plaisir, remua les épaules et sourit bêtement, on eût dit qu'il eût voulu faire entrer en lui la chaleur du soleil. Son teint était jaune, ses cheveux et sa barbe noire étaient couverts de poussière et de brins de paille, son grand oeil bleu était vide et avait faim, sa bouche, entr'ouverte, avait un froid rire de bête fauve affamée.

Yuk, Satan, Smarh, en ouvriers.

Yuk.

Qu'as-tu, mon camarade ?

Le Pauvre

Ce que j'ai ? Mais qu'êtes-vous, vous-même ? Personne jusqu'ici ne m'avait adressé une pareille question, ils passaient tous en me regardant. Mais n'êtes-vous pas du pays ? Oui, je le vois à vos vêtements. Oh ! Si vous venez du beau pays d'Allemagne, dites-moi si le Rhin coule toujours, si la cathédrale de Cologne, avec ses saints de pierre, est toujours debout ; dites-moi si les arbres ont toujours des feuilles, car, pour moi, je crois que la nature est changée depuis que je suis dans cette ville hideuse.

Yuk.

Voyons, contez-nous cela, à des compagnons de votre état, de votre pays.

Le Pauvre.

Mon état ? Je n'en ai pas. Mon pays ? Je n'en ai plus. Est-ce qu'il y en a pour le malheureux ? Celui qui a un pays, c'est celui qui est heureux, mais le malheureux n'a pour patrie que son coeur plein d'angoisse. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais rien, si ce n'est que je hais les riches et que j'ai faim. Je suis parti de mon pays parce qu'on m'en a chassé avec des huées et des pierres, car mes guenilles étaient sanglantes, il y avait une infamie dans notre famille. Ah ! L'infamie, c'est de vivre comme je vis. J'ai donc été sans savoir où, à l'aventure, marchant dans les routes et les campagnes, vivant en volant une pomme, un fruit, un morceau de pain ; on me repoussait toujours, on disait que j'étais laid.

Yuk, riant.

Ah ! Ah ! Ah !

Le Pauvre.

Je n'avais appris aucun métier, je ne savais que manger et je n'avais rien à manger ; parfois, j'étais pris d'une fureur immense, et il me semblait que j'aurais broyé le monde d'un coup de pied. Il me fallait, le soir, aller disputer aux chiens les immondices du coin de la borne et les haillons jetés dans la boue ; il y en avait pourtant qui sont heureux, qui font de larges repas, et quand je me demande pourquoi cela, il y a là un abîme que je ne peux combler.

Yuk, riant.

Ah ! Ah ! Ah !

Le Pauvre.

Ne ris pas, par Dieu ! Mais écoute donc. Personne ne m'a aimé, ni homme, ni femme, ni chien, car, un jour, il y en a un qui est venu vers moi, mais, comme je ne pouvais le nourrir, il m'a mordu, et s'en est allé. Cependant, une fois, je ne sais dans quel village, j'étais parvenu à ramasser un sac d'argent en travaillant à la charpente de l'église, j'allais me marier, Marthe m'aimait ; elle vint deux fois seule, le soir, sur le rivage, me dire qu'elle m'aimerait toujours, elle avait des fleurs dans ses cheveux, elle chantait ; puis, je ne sais comment, elle n'a plus voulu de moi, un plus riche l'a prise.


Yuk.

C'est ça, compère, les jeunes filles aiment les beaux cavaliers riches et les pourpoints de velours.

Le Pauvre.

Ne me parlez pas des riches, encore une fois, - je les hais ! Moi qui meurs de faim à la porte de leurs palais, j'ai dans le coeur des trésors de haine pour eux, et quand il fait froid, que j'ai faim, que je suis malheureux et misérable, je me nourris de cette haine, et cela me fait du bien.

Satan, se logeant dans l'oreille du pauvre.

Celui-là (désignant Yuk) a une bourse sur lui ; - tue-le, tu l'auras ; on ne te verra pas, et, d'ailleurs, quand on te verrait... tue-le, c'est un homme méchant. Pourquoi, quand tu lui contais tes maux, s'est-il mis à rire ? C'est un riche au coeur dur.

Yuk se découvre et laisse voir un magnifique costume ; une bourse garnie de diamants pend à sa ceinture.

Le Pauvre, en lui-même.

O mon Dieu ! Voilà des pensées que je n'avais jamais eues. En effet, si j'allais être riche à mon tour, heureux, avoir des laquais, des chevaux, des tables somptueuses, me faire servir comme un prince ? ... mais tuer un homme !

Satan, en lui-même.

Bah ! Un homme ! On ne le saura pas. Dépêche-toi, personne ne passe dans la rue maintenant.

Il lui glisse un poignard dans la main ; le pauvre, fasciné, se rue sur Yuk qui tombe par terre percé de coups.

Satan.

Voilà la police ! ... un homme d'assassiné ! Prenez-moi ce gueux-là !

Le corps de l'ouvrier reste par terre, percé de coups, mais Yuk se relève.

Yuk.

Vous croyiez vraiment que j'étais mort ? Oh ! Par Dieu, il n'y aurait plus de monde, ni de création, du jour où je cesserais de vivre. Moi, mourir ! Ce serait drôle. Est-ce que je ne suis pas aussi éternel que l'éternité ? Moi, mourir ! Mais je renais de la mort même, je renais avec la vie, car je vis même dans les tombeaux, dans la poussière ; cela est impossible.
Celui qui dira que je ne suis plus mentira comme l'évangile. Mourir ? Mais il n'y aurait plus ni gouvernement, ni religion, ni vertu, ni morale, ni lois. Qui donc alors tiendrait la couronne, l'épée, revêtirait la robe ? Qui donc serait médecin, poète, avocat, prêtre ? Est-ce qu'il y aurait quelque chose à faire ? La vie deviendrait ennuyeuse et bête comme une vieille femme. Mourir ? Mais où en seraient les ménages qui sont garants de la foi conjugale ?
Ah ! Je me fâche à cette horrible idée d'anarchie sociale, la morale publique ; la morale publique, les moeurs, les institutions philanthropiques, les vertus, les systèmes, les théories, songez-y, si je mourais, tout cela mourrait aussi. Comment serait-on alors ? Comment concevez-vous l'idée d'un monde sans moi, sans que j'en occupe les trois quarts, sans que je le fasse vivre en entier ?

Les gens du guet prennent le pauvre.

Satan.

Tant mieux ! Ce drôle-là m'assommait. Mais, au reste, il serait fâcheux de le faire mourir sitôt, réservons-le. Il faudra qu'il brûle sa prison, viole six religieuses et massacre une trentaine de personnes avant de rendre l'âme.

Le pauvre s'échappe des mains des soldats.

Yuk se frotte les mains, s'étend au soleil, crache au nez d'un magistrat, et pisse sur l'église.
C'était une haute église, avec son porche noirci, ses aiguilles et ses pyramides de pierre. Elle était vénérable tant elle était vieille ; ils y entrèrent.
La nef était haute, vide, solitaire ; les minces et sveltes colonnes projetaient leurs ombres sur les dalles usées. Le jour se mourait, et cependant le soleil, passant à travers les vitraux rouges, jetait une lueur qui semblait s'étendre comme celle des lampes suspendues. Il y avait quelque chose de grand et de triste dans cette église ; elle était haute, si haute que les hommes paraissaient petits en bas, il n'y avait plus ni encens aux pieds de la vierge ni fleurs sur l'autel, l'orgue avait tu sa grande voix ; - seulement, tout au fond, un drap noir, un cercueil, la messe des morts.
Celui qui était étendu dans la bière n'avait jamais tué, ni pillé, ni violé ; il n'avait point été aux galères, ni repris de justice ; c'était un honnête homme. Quand il sortit de l'église et qu'il passa, traîné dans les rues, chacun se découvrit, - on salua la charogne.
Mais le prêtre s'était dépêché, il a vite renvoyé le mort en terre. Pauvre prêtre ! Il avait déjà, dans la journée, béni six unions, fait trois baptêmes, enterré quatre chrétiens, et, quant aux communions, elles sont innombrables. Il se dépêcha, sa concubine l'attendait, elle était dans le bain chaud depuis longtemps, elle s'ennuyait. Il partit, il jeta vite la robe blanche, et rêva l'adultère.
L'église vide... oh ! Vide comme vous savez ; il n'y avait plus ni chants du peuple, ni voix du prêtre, ni prière de l'orgue.
Qu'elle devait être belle, pourtant, les jours d'hiver, avec ses mille cierges allumés, son peuple chantant en se promenant dans les galeries, quand tout chantait et vibrait d'amour, quand, depuis la voûte jusqu'aux tombeaux, depuis le vitrail jusqu'à la pierre, tout ne formait qu'un chant, qu'une allégresse ! Qu'elle était belle, pourtant, les jours d'été, quand les moissonneurs couverts de sueur entraient et faisaient bénir les gerbes de blé ; quand les dames de haut parage, avec leurs cours de pages, de chevaliers, rois, empereurs et papes, quand tous venaient là prier, pleurer, aimer ; quand les chevaliers, avant de partir pour le pays de Palestine, venaient prendre leur épée et qu'ils disaient un éternel adieu au grand portique noir où le soleil rayonne, au clocher d'ardoises où la voix d'airain chante, et prie dans sa cage de pierre ! ... plus rien ! Vide comme un squelette !
Quand des pas d'homme se font entendre, il semble que l'on entend un gémissement, comme un soupir. On y voit, assis sur leurs tombeaux de pierre, les évêques, les cardinaux, les ducs drapés dans leurs manteaux de granit, étendus la bouche béante ; ils semblent dormir comme des morts. Au bas de l'église circule une pluie ruisselante, froide et grasse, une pluie verte qui suinte des murs ; le sol usé est bourré de cadavres, la terre résonne, les morts sont tassés, et la génération vivante marche sur les générations éteintes. à mesure qu'elle avance, elle s'enfonce dans la terre des tombeaux, et la suivante lui marche sur la tête.
Tout est usé, flétri, fatigué ; le plâtre est tombé d'entre les pierres, les figures de saints sont grises et mangées par le temps ; la rosace, avec ses gerbes, se décolore ; la voûte elle-même s'éventre, surchargée et effrayée de l'abîme qu'elle a sous elle.

Alors Smarh se mit à pleurer amèrement et il dit :
- Hélas ! Hélas ! Est-ce qu'il est venu quelque conquérant qui a emporté les vases d'or pour en ferrer ses chevaux ? Est-ce qu'on a enlevé les reliques des saints ! Les hosties sacrées ? Pourquoi donc les chants ont-ils cessé ? Pourquoi l'encensoir est-il vide ? Pourquoi y a-t-il tant de vers qui se traînent sur les tombeaux ? Pourquoi tant d'herbes et de mousses sur les murs ? Les cierges sont éteints, les fleurs sont fanées. Autrefois, les dimanches, les enfants venaient tout joyeux s'agenouiller aux pieds de la vierge, et ils chantaient en regardant la flamme remuer sur la robe étoilée de Marie ; mais il n'y a plus d'enfants ici, j'en ai vu qui détournaient la tête en passant.
Quand la neige couvrait la terre, quand la pluie tombait, quand la grêle battait les vitraux, tous venaient se réfugier sous la voûte, qui s'étendait sur eux comme l'aile d'une colombe. Quand le malheur avait frappé quelqu'un, il venait là, auprès du drap de l'autel, sécher ses pleurs, guérir ses maux. J'en ai vu qui frappaient la terre de leur front et qui mouillaient de leurs larmes les pavés de marbre, et quand ils se relevaient, il y avait un sourire d'espérance dans leurs âmes ! Ils avaient entrevu le ciel dans le malheur, le bonheur dans la foi !

L'Eglise.

On ne veut plus de moi ; demain, les maçons m'attaqueront par ma base, me renverseront, me démoliront pierre à pierre.

Le Bénitier.

Ils sont venus prendre mon eau, ils se sont lavé les mains. En vain j'ai écumé, bouillonné, ils ont craché dans mon onde et se sont amusés à voir les cercles que cela faisait.

La Nef.

Tout a passé sous moi : noces, funérailles, morts et vivants. J'étais l'écho des chants, je renvoyais les soupirs et les cris de douleurs ; c'était vers moi que volait l'encens, que montaient le parfum des fleurs, et la voix des prières, la fumée des cierges. Que de fois j'ai resplendi, j'ai vibré ! Mais je suis triste, j'ai envie de me coucher sur les dalles qui sont à mes pieds.

Les Colonnes.

Autrefois on nous entourait de guirlandes, maintenant nous sommes nues. Nous sommes, depuis six cents ans, séparées les unes des autres, nous nous enfonçons sous terre ; je crois que l'église tout entière s'affaisse dans un bourbier, on dirait d'un démon qui pèse sur son toit et l'écrase.

Les Vitraux.

Que de fois le soleil a illuminé nos couleurs, maintenant nos reflets n'éclairent plus rien. Les pierres de la rue viennent nous casser chaque jour, les vents nous jettent par terre ; il faudra remporter toutes nos fleurs, toutes nos couleurs aux pieds du bon Dieu.

Les Dalles.

On nous a usées, nous sommes trouées en maints endroits, nous sommes lasses d'être foulées par des pieds impurs, les morts qui sont sous nous semblent nous repousser de dessus eux. Pourquoi nous a-t-on tirées des flancs de la montagne, où nous étions si paisibles, au sein de la terre ?

La Cloche.

Depuis longtemps je suis muette, personne ne vient plus prendre mon bourdon et faire aller ma bascule ; est-ce que les hommes sont tous morts ? Autrefois ma voix d'airain chantait à tue-tête, je faisais trembler mon clocher tout frêle, la tour remuait, ivre, et frémissait sous mon poids. Je chantais bien haut dans les airs, et je voyais arriver des campagnes hommes, femmes, vieillards et enfants, accourant, accourant vite et se pressant sous mon portail. Du jour où on me monta ici, j'ai toujours été fêtée, honorée comme la reine de l'édifice, comme la tête de la cathédrale. N'était-ce pas moi, en effet, qui portais la prière de tous dans mes spirales d'harmonie ? Aujourd'hui seulement je me tais, je m'ennuie toute seule, et, si haut, le vertige me prend ; je crois que je vais m'écrouler avec mon clocher, j'ai plutôt envie de me faire fondre en boulets et de courir dans la plaine.

Les Gargouilles.

Voilà assez longtemps que nous sommes là, droites, hérissées, suspendues ; on nous regarde en bas sans terreur. Autrefois nous crachions l'eau de l'orage, en grimaçant si bien qu'on avait peur ; maintenant ils nous regardent d'en bas en ricanant. Oh ! J'ai envie de m'en aller, de me détacher de la pierre et de sauter ; je m'allonge tant que je peux, mais j'ai les pieds pris dans la cathédrale. En nous efforçant toutes à la fois, nous pourrons peut-être nous en déraciner, ou l'entraîner derrière nous ; faisons tous nos efforts, poussons en avant, tendons nos jarrets de granit, hérissons nos crinières de pierre. Nous avons envie de nous mettre à marcher sur la terre avec les serpents et de sauter par bonds, au lieu de rester suspendues dans l'infini, à regarder la foule s'agiter en bas et les hiboux battre des ailes autour de nos flancs.

Et Satan aussitôt dit à l'église

- Non, je ne veux plus de toi ! Il y a longtemps que tu me gênes dans ma marche et que tes aiguilles embarrassent mes pas ; je t'abattrai, car tu es belle quoique vieille, et je te hais de ma haine éternelle ; je t'abattrai, car tu obstrues mes rues, et les chars courront mieux quand tu n'y seras plus.
Tu n'as plus pour te défendre ni l'amour du croyant ni celui de l'artiste, mon esprit s'est infiltré dans tes veines depuis la base de ton plus profond pilier jusqu'à l'air qui surmonte ta plus haute aiguille, le vice suinte de tes pierres, et le doute te ronge à la face et te mange la figure. Que veux-tu faire ? Tu vas retomber sur la terre, où l'herbe te couvrira pour toujours.
Ainsi, mon bénitier, comme tu es de marbre blanc et solide, tu seras ma coupe où je bois du sang, ton eau servira à laver les pieds de quelque cheval de guerre.
La nef va tomber par terre, la voûte va s'éventrer comme un ventre trop plein et qui crève.
Les colonnes frêles vont se casser comme un roseau sous le poids de leur cathédrale, qui s'abaissera tout à l'heure comme un flot de la mer qui s'est monté bien haut, et qui tombe ensuite sur la surface unie et vide.
Et vous, mes dalles, comme vous êtes vieilles, on pavera les rues avec vos faces plates et carrées ; et le pied de la courtisane, le pas du mulet, les roues des chars vous useront si bien que vous ne serez plus que de la poussière qu'enlèveront les vents.
Et toi, ma grosse cloche, on va encore te fondre et te ronger ; tu vas hurler et bondir dans la plaine ; chaque fois que tu chanteras, ta voix tuera des hommes sur son passage.
Et mes vitraux bigarrés, vous allez tous vous casser, vous aurez le plaisir de vous voir sauter et rebondir, en vous brisant de nouveau sur la terre.
Les gargouilles vont tomber pierre à pierre, vous assommerez toutes quelqu'un dans votre chute ; mais on vous ramassera avec soin, on vous grattera, on vous blanchira pour en bâtir quelque entrepôt, quelque lupanar immonde où je vous reverrai souvent.

Il dit, et aussitôt l'église s'écroula tout entière, depuis son sommet jusqu'à sa base ; elle s'écroula d'un seul coup, ce fut un fracas horrible. Mais il y eut un immense rire qui accueillit cette chute, les philosophes battaient des mains ; mais un autre rire les domina tellement qu'ils disparurent tout à fait. Celui-là, vous le connaissez, c'était celui de Yuk.

Et Smarh se trouva seul dans une plaine aride, avec de la cendre jusqu'au ventre ; il s'y enfonçait à mesure qu'il tâchait de s'élever. Tout était morne, mort et détruit autour de lui.
Il disait :
- Où suis-je ? Où suis-je ? J'ai monté dans l'infini, et j'ai eu vite un dégoût de l'infini ; je suis redescendu sur la terre, et j'ai assez de la terre. Aussi que faire ? La nature et les hommes me sont odieux. Oh ! Quelle pitoyable création !
Et il se mettait à rire aussi.
- Je suis las de tout ; il faut donc mourir. Quels sont ces esprits qui m'ont conduit où j'ai été ?
Satan se présente à lui et lui dit :

- C'est moi, c'est moi, je suis le Diable !
Smarh fut tout épouvanté et faillit mourir.

Satan.

D'où te vient cette horreur ? Pourquoi me craindre ? Si je voulais, je t'emmènerais déjà dans mon enfer, où ta chair repousserait toujours pour brûler toujours, car tu t'es donné à moi depuis longtemps. N'as-tu pas maudit la vie ? N'as-tu pas ri de la création ? N'es-tu pas plein de doute et d'ennui ? Il n'y a de bonheur que pour ceux qui espèrent dans la joie de leur foi.
As-tu compris une seule des choses que tu as vues ? As-tu senti tout ce dont tu dis que tu as dégoût ? Que sais-tu de la vie ?

Smarh.

Je croyais l'avoir connue et, en effet, je vois qu'à peine je l'ai vue ; je crois toujours voir la lumière, et puis tu me replonges dans l'ombre. Non ! Je ne vois plus qu'un horizon noir, obscur et vague.
Tiens, regarde ! La cendre me vient jusqu'au ventre, le soleil s'est couché, il n'y a plus sur la plaine qu'une teinte morne et rouge, comme le reflet d'un incendie éteint. Dis-moi donc si l'horizon ne s'éclairera pas et si le soleil dormira toujours dans les ténèbres ? Où veux-tu que j'aille ? Et pour quoi faire ? Me donneras-tu des prairies pures, des océans sans tempête, une vie sans amertume et sans vanité ?

Satan.

Non ! Je veux au contraire que les tempêtes et les vanités soufflent dans ton existence comme le vent dans la voile, t'entraînent vers quelque chose d'immense, d'inconnu, et que moi seul je sais.

Smarh.

Mais ne suis-je pas déjà assez ployé comme un roseau ? Tu veux donc que l'orage aille toujours jusqu'à ce qu'il m'ait brisé tout à fait ?

Satan.

Oui ! Pour te laisser sur quelque grève déserte, où le désespoir, comme un vautour, viendra manger ton âme.

Smarh.

J'irai donc ainsi de dégoûts en dégoûts, repu et toujours traîné aux festins ! Tu vas me conduire ainsi par les mondes ! Oh ! J'en ai assez. Grâce ! Toujours de l'ennui morne et sombre ! Toujours le doute aux entrailles ! Pitié ! Pitié !

Satan.

Non ! Non ! Je veux que tu n'aies plus de doute, et que ta pensée s'arrête et ne tournoie plus sur elle-même comme la terre dans sa course ivre et chancelante.

Smarh.

Et que vas-tu me faire ? Vas-tu me changer, me donner un autre corps ? Car le mien est déjà vieux ; j'ai en moi le souvenir de dix existences passées, et déjà je me suis heurté à tant de choses que si je vais ainsi je tomberai en poussière.

Satan.

Ton sang est vieux, dis-tu ? J'y ferai couler du poison dedans, qui nourrira ta chair flétrie ; je te soutiendrai jusqu'au jour où tu pourras aller seul, jusqu'au jour où je te lâcherai de ma griffe.
Maintenant va, cours, bondis dans les vices, les crimes et les passions. Oh ! Je vais animer ton existence, je vais te gonfler le coeur jusqu'à ce qu'il crève percé ; je vais t'en donner, t'en donner jusqu'à ce que tu n'en puisses plus ; tu vas courir sous un soleil de plomb, tu vas traverser des mares de sang et des océans de boue, tu vas vivre. N'as-tu pas un but ? N'es-tu pas destiné à accomplir une mission ? Mission de souffrance et d'angoisses ! Quand tes membres seront usés, que tes pieds eux-mêmes seront réduits en poudre, je te pousserai toujours, et tu iras ainsi dans cet infini des douleurs jusqu'à ce que tu ne sois plus rien, rien. Entends-tu cela ?
Tu croyais donc que tu pouvais regarder la vie, t'approcher du bord et puis t'en éloigner pour toujours ? Non ! Non ! Je vais t'y plonger longtemps, et tu vas en sonder toutes les fanges, en boire toute l'amertume.
Dis-moi, que veux-tu ? Forme un rêve, creuse une idée, désire quelque chose, et ton rêve aussitôt va devenir une réalité que tu palperas des mains ; je te ferai descendre jusqu'au fond du gouffre de ta pensée, j'accomplirai ton désir.

Smarh.

Que sais-je ? Car j'ai mille passions sans but, mille instincts confus ; j'ai comme, dans mon âme, les débris de vingt mondes, et je ne sens pas un souffle qui puisse ranimer toutes ces fleurs flétries de croyance et d'amour, d'illusions perdues ; mon coeur est sec comme un roc brûlé du soleil et battu de la tempête, je suis lassé comme si j'avais marché depuis des siècles sur une route de fer.
Et pourtant j'ai encore besoin de vivre ! Je sens, tout au fond de mon âme, quelque chose qui remue encore, et qui palpite, et qui veut vivre, quelque chose qui demande et qui appelle comme une voix d'enfant dans la nuit, cherchant sa mère. Parfois mon sang bouillonne comme si mes veines étaient d'airain rouge.
Oh ! Si quelque rosée du ciel, toute humide et toute fumeuse de parfums, venait baigner mon coeur et l'endormir ! Si le vent frais des nuits d'été pouvait ranimer mes yeux usés et fatigués de veilles et de fatigues !

Satan.

Viens, viens, mon maître, ta course n'est pas finie ; tu te plaindras quand tu seras vieux ; sois ferme, aie le coeur dur pour vivre longtemps et ne désespère pas de l'avenir, si tu veux être heureux. Regarde le monde, il y a bien quelque six mille ans qu'il sue et qu'il travaille dans le cercle de l'infini, et il croit avancer parce qu'il tourne.
Allons ! Allons ! Tout est à toi, l'enfer va te servir ; le monde, pour te plaire, s'étale comme une nappe. Que veux-tu manger ? De quoi veux-tu te nourrir ? De gloire ? Des voluptés ? Des crimes ? Tout, tout est à toi !

Satan siffla, et deux chevaux ailés se présentèrent, leur dos était long et se pliait comme un serpent, leur large queue noire battait la terre, leur crinière flottait et sifflait au vent, leurs ailes se déployaient comme des ailes de chauves-souris, et, quand ils furent emportés par eux, on n'entendait que le bruit des vagues d'air que remuait leur vol, et celui de leurs naseaux qui lançaient la fumée. Ils couraient à pas de géant sur le monde ; sous eux étaient perdus les villes, les campagnes, les tours, les clochers, les mers ; ils allaient traversant les empires, et ce vol de l'enfer passait aussi vite que la poudre, ils semblaient eux-mêmes emportés par la tempête avec le sable du rivage. Satan se tenait immobile, droit, plein de majesté et d'orgueil, il regardait tout disparaître derrière lui, tout apparaître devant ; Smarh se tenait couché sur la crinière, à laquelle il se cramponnait pour se soutenir.
Ils allaient côte à côte, dans cette course effrénée du monde. Emportés par leurs chevaux, tout passait devant eux : pyramides, armées, tombeaux, ruisseaux, manteaux de pourpre, empires, tout cela passait comme l'espace qu'ils franchissaient. Leurs coursiers faisaient battre leurs ailes et baissaient la tête pour mieux bondir, mais Satan les pressait du flanc :
- Allons, disait-il, allons plus vite, ou je vous attacherai à la queue de quelque comète qui, dans sa course éternelle, vous fera mourir de fatigue. Plus vite ! Mangez donc l'air ! êtes-vous fatigués déjà pour quelques mille lieues que vous avez été toute une heure à faire ? Allons ! Plus vite, ou je vous casse la tête d'un coup de pied. Les nuages roulent, la neige tombe sur les montagnes, la mer se tord et mugit, l'air siffle, étendez-vous plus long, d'un bond franchissez-moi cette montagne, d'un coup d'aile passez-moi cet Océan. Quand vous serez fatigués, vous irez vous reposer sur le coin de quelque nuée, et quand vous aurez faim, je vous donnerai à manger le marbre de quelque sépulcre.
Et la course recommençait, plus vive, plus longue, plus silencieuse, plus terrible. On les voyait de loin, dans les airs, marcher sur le vide et courir dans l'infini. Quand les chevaux furent bien las, que leur crinière eut bien battu leur croupe, et que leurs flancs pressés furent couverts d'écume et de sang, ils finirent par tournoyer en planant dans les airs et s'abattirent sur la terre.
C'était le soir, le soleil se couchait, et ses teintes cuivrées illuminaient les coteaux ; c'était dans un cimetière de village, parmi les tombes grasses et les herbes. Les coursiers se traînaient sur le sol jonché de pierres brisées étendues, et leurs ailes raclaient sur la terre ; ils étaient haletants et se traînaient comme des lézards, couchés sur le ventre.
L'église était vieille, toute ridée, toute grise ; on voyait, à travers ses vitraux, quelques lampes s'allumer et s'éteindre ; des paysans jouaient et couraient devant le porche.
Smarh et Satan s'étaient assis au pied de l'if dont les rameaux allaient tout alentour, comme une large rose verte. Il se fit un silence, les hommes se turent, le vent cessa de souffler ; la nuit vint, Satan et Smarh se regardèrent longtemps l'un l'autre sans rien dire.
Satan était étendu sur l'herbe, il promenait son regard fauve sur l'horizon, et sa griffe entrait machinalement dans une fente de tombeau et remuait sa cendre. Smarh le regardait, plein d'effroi, il tremblait comme la feuille, jamais il ne s'était senti si faible.
La nuit vint, une nuit toute splendide, pleine de clartés ; les feux rouges et bleus sortaient et rentraient de terre, la terre remuait et semblait s'agiter comme les vagues ; les hommes se mirent à fuir, mais la terre du cimetière montait sur les corps et les engloutissait. Les vitraux de l'église parurent s'agiter eux-mêmes et prendre vie, les lampes, allumées et vacillantes, les frappaient par derrière et semblaient les faire remuer, comme si les fleurs peintes eussent été des fleurs vertes et que quelque vent d'enfer les eût agitées.
Les personnages se mirent à marcher d'eux-mêmes, et Smarh vit le Christ dans le désert. Il était seul. Tout à coup le diable se présentait à lui, il avait une tête monstrueuse et ricanait horriblement, le Christ avait peur, Satan ouvrait la bouche, étendait les mains et faisait claquer ses ongles.
Smarh se détourna vivement vers lui, il lui semblait le voir ainsi, mais plus horrible ; il marchait dans le feu, et une sueur de sang coulait sur son corps. Les tombeaux semblaient s'agiter comme des débris de navire, sur les vagues vertes du gazon, qui ondulait mollement et laissait voir des quartiers de squelettes et de cadavres, qu'allaient déterrer les coursiers ailés, et ils les mâchaient lentement.
Puis tout disparut, les ténèbres reparurent et l'on n'entendit qu'une pluie éternelle d'un sang bouillant et plein d'écume, qui brûlait la terre en tombant.
Smarh tout à coup vit Yuk se berçant, en riant et en se tordant dans les convulsions d'un rire immense, à une longue corde qui partait du ciel et descendait jusqu'à l'enfer.

Ils reprirent leur route, et ils allaient par la nuit obscure, si loin qu'ils changèrent de monde et qu'ils arrivèrent au bord d'un beau fleuve.
On entendait le bruit de l'eau dans les bambous, dont les têtes ployaient sous le souffle du vent ; les ondes bleues roulaient, éclairées par la lune qui se reflétait sur elles ; au ciel les nuages l'entouraient et roulaient emportés en se déployant, et les eaux du fleuve aussi s'en allaient lentement, entre les prairies toutes pleines de silence, de fleurs.
Les flots étaient si calmes qu'on eût pris le courant pour quelque serpent monstrueux qui s'allongeait lentement sur les herbes pour aller mordre au loin l'Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages ; souvent aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs verts.
La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute humide de la rosée des fleurs ; elle était transparente et bleue, comme si un grand feu d'étoiles l'eût éclairée par derrière. C'était un horizon large et grand, qui baisait au loin le ciel d'un baiser d'amour et de volupté.
Smarh se sentit revivre ; je ne sais quelle perception, jusque-là inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle, comme une jouissance intime et transparente, au dedans de laquelle il voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres, vagues, indécises. Il resta longtemps plongé dans la béatitude de l'extase et se laissant enivrer par tout cela, laissant son âme humer par tous ses pores l'harmonie et les délices de ce ciel diaphane, si large et si pur ; de cette campagne, avec ses herbes courbées par la brise embaumante, avec les fleurs balançant leurs calices et laissant échapper le parfum qui s'envole ; de cette onde de lait murmurante et douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les flots endormis, qui viennent mouiller d'un baiser tout fumant le sable doré et jonché de coquilles blanches.
Son âme se déployait et nageait à l'aise, elle étendait ses ailes et planait au milieu de cette création, toute ivre de parfums, toute dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses. On sentait que la terre toute tiède grandissait en beauté dans son sommeil.
Voilà que les ondes s'arrêtent et semblent une lame d'argent qui est demeurée sur l'herbe, les joncs se taisent, les fleurs s'ouvrent, la nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus voluptueuse ; et tandis que Smarh restait là, on voit s'élever, sortir, apparaître et s'enfuir, parmi la clarté douteuse, comme des ombres qui passent. De vagues formes de femmes nues, blanches, venaient autour de lui, marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais ; elles l'entouraient, le regardaient, l'appelaient, puis elles s'en allaient bien vite, bien vite, en courant ; les unes se courbaient jusqu'à terre, et l'on voyait leur dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier avec un mouvement de fleur sous la brise ; les autres s'étendaient sur ses genoux, et leur tête retombait par terre et laissait voir leur gorge palpitante et brune ; elles étaient vives, folâtres, errantes, douteuses comme une suite d'images dans un songe d'amour.
Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour de lui ; elles s'entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs sur leurs hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en arrière et leur gorge remuer comme si elles eussent chanté. Car elles chantaient, mais si bas, si confusément que Smarh n'entendait que des sons doux et faibles, comme ceux d'une flûte au dernier soupir d'une vibration mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en ressortaient avec leurs beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés sur leurs seins ; souvent le flot d'azur les apportait devant lui, comme dans des bras invisibles et embaumés.
Smarh alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague géante ; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui éclairaient son coeur et le menaient déjà dans un avenir tout plein de délices, il voulait courir après, mais il lui échappait toujours et il courait toujours.
Elles étaient si belles ! Il y en avait qui descendaient de la nue grise, d'autres qu'apportaient les flots, d'autres qui sortaient de dessous terre, d'entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient venir soit d'un rayon de la lune, soit du parfum d'une rose, oh ! Belles ! Belles ! Et si fines, si transparentes, qu'on les aurait prises pour les plus beaux rêves d'un poète ! Il y en avait de blanches avec des cheveux d'or, d'autres qui étaient brunes, ardentes, et qui avaient des yeux noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.
C'était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées et remuant toutes, que Smarh courait dévoré par la rage. Elles lui échappaient des mains, et puis elles revenaient devant lui. Il avait un désir, un désir immense ; son âme était une chaudière rouge où se brûlait, toute torturée, une passion gigantesque ; il y avait un démon en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées, mais quelque chose d'ardent, de dévorant, de large et de plein de colère, de frénésie, de plus rapide que la poudre, plus brûlant que le feu. Il allait, courait, venait ; tout son sang bouillonnait ; sa chair remuait et semblait se repétrir dans cette passion, ses os étaient broyés, sa pensée malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en voulant le franchir.
Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et il en sortit un palais.
Smarh se trouva dans une large salle, assis à une table toute couverte de mets ignorés ; il se précipitait dessus en savourant avec délices les premières bouchées, et buvait quelques gouttes des liqueurs les plus parfumées. Les lambris de marbre blanc, les pavés d'or étaient sculptés, ciselés ; il y avait de place en place des femmes nues et belles comme des statues, elles se confondaient avec elles ; des clartés ruisselantes illuminaient tout cela.
C'étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l'alouette dans les blés, comme la voix qui dit : je t'aime, dans un baiser ; c'était partout formes de rose, seins d'albâtre, beautés sans nombre, ivresses infinies.
Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu'un regard, de plus embaumant que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la nuit étoilée, la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces, avec ses ravissements, ses transports, ses battements de coeur, ses ivresses, son délire ; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau, de plus délirant ; songez aux formes les plus belles, aux mots les plus amoureux ; formez-vous dans votre esprit, avec l'imagination la plus délirante d'un poète et les souvenirs les plus superbes et les plus titaniques de Rome, une fête de nuit, une orgie toute pleine de femmes nues, belles comme les Vénus, avec des choeurs de voix, avec des coupes d'or, avec les mets les plus exquis, les boissons les plus fumeuses ; dites-vous, si vous voulez : il y avait un palais fait avec du marbre et de l'or, des clartés sortaient des murs, les arbres portaient un feuillage rose, la mer roulait des flots de lait d'où sortaient des nymphes avec des couronnes et des guirlandes, il y avait des danses et des voluptés sans fin, des frénésies, des femmes sur des piédestaux, dans les poses les plus lubriques, les plus exquises ; croyez-vous donc qu'avec vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de ce qui arriva cette nuit-là ?
Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà si pauvre, si châtrée d'elle-même, pouvez-vous exprimer tout le parfum d'une fleur, tout le verdoyant d'un pré d'herbe ? Me peindrez-vous seulement un tas de fumier ou une goutte d'eau ? Est-ce que le mot rend la pensée entière ? Est-ce que l'expression ne l'étreint pas dans elle-même ? Auparavant elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez, vous la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc ! Avec des mots, des phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d'un de vos souvenirs, d'un paysage, d'une masure quelconque !
C'est là ce qui me désole. Savez-vous que j'ai rêvé longtemps à cette superbe orgie, et que je suis lassé de voir que je n'ai avancé à rien, et que je ne peux pas vous dire le moindre mot de cette pensée ou de cette chose qu'on nomme volupté, chose si transparente, si fine, si légère, une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l'âme toute oppressée et toute confuse.

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