Smarh
(6)
Un jour que j'aurai de l'imagination, que j'aurai été
penser à Néron sur les ruines de Rome, ou aux bayadères
sur les bords du Gange, j'intercalerai la plus belle page qu'on ait
faite ; mais je vous avertis d'avance qu'elle sera superbe, monstrueuse,
épouvantablement impudique, qu'elle fera sur vous l'effet d'une
tartine de cantharides, et que, si vous êtes vierge, vous apprendrez
de drôles de choses, et que, si vous êtes vieillard, elle
vous fera redevenir jeune ; ce sera une page qui passera en prodigalité
la poésie de M. Delille, en intérêt les tragédies
de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en fioritures
celles de P. De Kock ; une page enfin, qui, si elle était affichée
sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et ferait
courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop
petits, et forcerait hommes et femmes à s'accoupler dans la rue,
à la façon des chiens, des porcs, race fort inférieure
à la race humaine, j'en conviens, qui est la plus douce et la
plus inoffensive de toutes.
En attendant, je m'arrête, car tout ce que j'ai de plus poétique
à vous dire est de ne rien dire.
Mais voilà Smarh qui s'est
levé de dessus son lit de rose, les roses le fatiguaient, et
il s'est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc incrusté
de diamant ; il est essoufflé, la sueur coule de son front, son
grand oeil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement
et va se fermer ; sa paupière est de plomb, ses membres sont
brisés de fatigue, son âme est navrée d'amertume
et de dégoût.
Pourquoi donc ?
Les femmes viennent devant lui, elles l'appellent, elles retournent
leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se présentent
à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d'albâtre,
leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire,
leurs yeux, d'où découle une expression toute tendre,
toute ardente, noyés dans une amoureuse langueur, le regardent
en face.
Tout à l'heure il courait après, il sautait, il bondissait,
il rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait ; et voilà
qu'il les repousse, qu'il n'en veut plus, qu'il détourne la tête
et veut dormir.
On lui apporte, dans des plats d'or, un mets pour lequel ont travaillé
pendant trois jours vingt esclaves ; des flottes sont parties dans tous
les sens pour en rapporter ce qu'il faut ; ce n'est ni un fruit, ni
une viande, ni un poisson, c'est de l'inouï, de l'inventé,
quelque chose à mourir de plaisir ; à peine s'il l'a mis
sous son palais qu'il l'a recraché. On lui présente, dans
une coupe de diamant ciselé, un vin d'azur pilé avec des
grappes du raisin d'Asie, tout embaumé des parfums les plus doux,
un vin si délicieux qu'on n'en boira jamais de pareil ; à
peine s'il en a mouillé sa lèvre que la nausée
lui est venue et qu'il l'a jeté par terre.
Tout à l'heure il aimait les mots d'amour, l'alcôve fermée,
la femme frémissante et évanouie la gorge étendue
; il aimait les soupirs, les baisers, les longues pâmoisons, les
yeux noyés de larmes ; il aimait la danse ivre, folâtre,
longue chaîne amoureuse ; il aimait les resplendissantes clartés,
la lune argentant les pelouses vertes, il aimait le mystère des
bois, le parfum des fleurs ; il aimait toutes ces choses qui navrent
l'âme et la font fondre en délices. Qu'a-t-il donc ?
Tout cela était pourtant bien beau ! Et avec quelle ardeur il
l'avait convoité ! Que de fois il avait appelé dans ses
rêves ce quelque chose de surhumain et d'impossible !
Il s'ennuie, il a l'âme pleine et vide comme un ballon rempli
d'air.
Non ! Tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices
inventées, il n'en veut plus ; il reste là sur le flanc,
ivre mort, le dégoût plein le coeur, le corps fatigué,
l'oeil morne et béant ; la volupté le lasse, elle l'a
remué, chatouillé, irrité, puis elle l'a pris,
l'a brisé comme un roseau, et l'a jeté ensuite dans la
satiété et l'ennui, l'ennui brut et mort comme une chape
de plomb qui couvre l'âme et l'écrase.
Et Yuk est encore là avec son ignoble figure ; il bave sur la
pourpre, il casse le marbre et fond l'or ; il brise les statues, il
boit les vins et crache sur les mets ; il prend les femmes, les épuise
depuis la tête jusqu'aux pieds, depuis les larmes jusqu'au rire,
le corps et l'âme ; il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse,
enlaidit la beauté, abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui
est doux, il dégrade la noblesse ; le voilà qui s'établit
comme un roi dans la volupté et qui la rend vénale, ignoble,
crapuleuse et vraie.
Smarh se met à rire lui-même
et à mépriser la chair ; il se relève, dresse la
tête et s'écrie :
- Satan ! Satan ! Je ne veux pas de tes joies ; autre chose ! Allons,
un cheval ! Une armée ! Des batailles ! Du sang ! J'en veux à
y noyer des peuples ! Crois-tu donc que je suis fait pour m'endormir
dans la mollesse et m'abrutir dans les voluptés ? Arrière
tout cela ! Te dis-je, je veux être grand, immense ; je veux être
un des souvenirs du monde, et le manier dans mes deux mains, et le battre
longtemps avec les quatre pieds de mon cheval.
Et le voilà parti comme
la flèche que l'arc tendu a lancée en avant, il traîne
derrière lui toute une armée qui court pour le suivre,
il passe les Alpes, l'Hymalaya, traverse les océans, les déserts,
il va.
Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires
; quelquefois il vient s'abattre sur sa couronne et pousse des cris
rauques, en voyant le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d'hommes,
se couvrir de cadavres comme des épis fauchés ; il va
toujours.
Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la
terre est calcinée, l'herbe ne repousse plus, la cendre vole
aux vents, les fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit
la neige des montagnes.
Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras
suppliants vers lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides,
et ses pas broient les villes ; il va.
Et l'on n'entend plus derrière lui qu'un grand soupir, qu'un
dernier râle, on palpite encore, l'incendie n'a plus que sa fumée,
les cadavres pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d'orage
; il va.
En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane
où sa mère le mit au jour ; il a brûlé la
moisson, il a renversé le toit de son père ; il a passé
et l'on n'a plus vu qu'une longue trace de sang. Il a mis des chaînes
aux peuples qu'il a vaincus ! Puis il a dit : « je reviendrai
» , et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude,
voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui
craquent aux vents.
Il a tout détruit, est-ce qu'il ne veut faire de la terre qu'un
vaste tombeau pour y enfermer son nom ? Ne s'arrêtera-t-il jamais
? Il a usé vingt générations à le suivre,
et il va toujours, il va si vite que les aigles ne le peuvent suivre
et que les vautours n'ont pas le temps de finir leur large festin ;
son manteau flotte au vent, son épée est cassée,
il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les talons dans
le ventre ; la crinière de son coursier est hérissée,
l'écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il
lève la tête pour humer la vapeur du sang.
Jamais il ne s'arrête, jamais un regard vers le passé,
car la tête en avant et fronçant le sourcil, son oeil dévore
l'horizon, il marche à grands pas dans l'avenir et rêve
les conquêtes d'un autre monde ; il a un démon ailé
qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes qui s'entrechoquent
: « encore, encore cela ! Il y a un Océan que tu n'as pas
traversé, un empire de plus ! Est-ce assez ? Marche donc ! »
il se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux,
il désire que le monde soit plus grand pour que sa conquête
soit plus grande, il voudrait courir avec le canon pour porter plus
vite la mort et le néant.
Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les océans
et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant,
emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant
le monde esclave à la croupe de son cheval.
Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres
balancés par la vague et les débris des flottes. Quand
son cheval galope, souvent le sang lui vient jusqu'au poitrail, souvent
son pied entre dans le ventre des morts. S'il lève la tête,
il voit un ciel rougi par la lueur de l'incendie.
Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte
du sud au nord. Il passa par l'Asie et l'Europe, l'ancien et le nouveau
monde ; il traversa les océans de la glace et les mers du sud
où l'eau brûle et fume sur un sable de feu ; les déserts,
les forêts, tout garda l'empreinte sanglante du talon du vainqueur
qui avait broyé quelque chose à chacun de ses pas.
Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins
de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra
pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière,
il n'y lava pas ses mains, il ne s'assit pas sous les feuilles vertes
pour regarder les nues s'en aller et venir dans le ciel.
Il n'aimait rien ; son âme était vide comme le désert
et insatiable comme lui. à mesure qu'il avançait, son
ambition se grossissait aussi, la montagne montait toujours plus vite
que le voyageur.
Enfin il arriva que tout fut fini, et qu'un jour son cheval s'abattit
au bout du monde, devant l'infini Océan que l'homme ne peut franchir,
au bord duquel il reste toujours, regardant s'il ne verra pas apparaître
quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l'éclairer
; il est là, s'amusant à ramasser des débris de
coquilles et parcelles de grains de sable.
Il avait donc tout fini. Que faire ? Où aller ? La terre était
déserte, vide d'esclaves et d'armées. Il leva les yeux
vers le ciel et fut pris d'une ardeur sans bornes :
- Qu'est-ce que le monde ? Qu'il est petit ! J'y étouffe, s'écria-t-il,
élargis-moi cette terre ! étends ses océans, recule-moi
ces bornes-là, élargis-moi l'atmosphère où
je vis. Est-ce tout ? Est-ce que la vie se bornera là ? J'ai
dévoré le monde, je veux autre chose : l'éternité
! L'éternité !
Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière
qu'il avait faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées
par les vents, il balaya avec des drapeaux déchirés tout
le sang versé, et il le mit dans une fosse et répéta
: Gloire ! Gloire ! Mais tout croula vite, la poussière même
s'envola, les ossements l'engloutirent, la terre but le sang, et il
sentit une voix qui disait derrière lui :
- L'éternité, la gloire, l'immortalité, c'est moi
! Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d'un tombeau,
avec un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec
des lambeaux de chair aussi verts que l'herbe des cimetières.
Il avait une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de
courtisane ; son bâton, c'était un sceptre doré
qui portait un soc de charrue.
Il se leva plein de colère :
- Qui ose dire qu'il a de l'immortalité ?
Yuk.
C'est moi qui l'ose.
- Sais-tu qui je suis ? Vois donc mes pieds tout pleins de poussière
des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les
larmes des générations.
Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.
- C'est l'histoire, ajouta le spectre ; ose dire qu'il y a immortalité
sinon pour moi ?
Yuk.
Pour moi.
La Mort
Qui donc es-tu ?
Yuk.
Et toi ?
La Mort.
La mort ! Et toi ?
Yuk.
Vois donc ! Ma tête va
jusqu'aux nues, mes pieds remuent la cendre des tombeaux ; quand je
parle, c'est le monde qui dit quelque chose, c'est le créateur
qui crée, c'est la création qui agit ; je suis le passé,
le présent, le futur, le monde et l'éternité, cette
vie et l'autre, le corps et l'âme ; tu peux abattre des pyramides
et faire mourir des insectes, mais tu ne m'arracheras pas la moindre
parcelle de quelque chose.
Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me
ris de ta face qui a toujours glissé sur moi comme l'eau sur
le marbre. Ta tête jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière
qui t'entoure, les pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique
cortège dont tu te fais gloire, les ruines, le passé,
l'histoire, tous ces grains de sable qui forment ton trône, le
monde qui est la roue sur qui tu tournes dans le temps, tout cela, te
dis-je, depuis les océans les plus larges jusqu'aux larmes d'un
chien, l'Atlas jusqu'à un tas de fumier, depuis un tronc jusqu'à
un brin d'herbe, tout cela qui est ton domaine, ta gloire, ton royaume,
que sais-je enfin ? Tout ce que tu manges, tout ce que tu dévores,
tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé pour finir,
tout cela me fait pitié, tu entends ? Tout cela me fait rire,
moi, et d'un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il broiera
le monde d'un seul coup !
La Mort.
Qui donc es-tu ?
Yuk.
Eh quoi ! Ne m'as-tu donc jamais
vu ? Aux funérailles des empereurs, n'était-ce pas moi
qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais les
chevaux ? N'est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait
pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées
de marbre et les charognes de loups sous les feuilles des bois ?
Quand tu es entrée dans l'église, et que tu t'es mise
à faucher comme ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges
de la terre et du bronze, n'as-tu pas vu ma main éternelle qui
cassait le christ et souillait l'autel ?
Eh quoi ! Quand l'aurore blanchit les vitres au sortir de quelque orgie,
quand tu viens boire le vin dans les coupes d'or et essuyer ta bouche
aux dents usées avec la nappe de pourpre, n'as-tu pas entendu
ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les
mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues
des morts ?
Quand tu te baisses jusqu'à terre et que tu te penches pour mieux
faucher, n'as-tu rien entrevu à travers l'écroulement
des monarchies ? Au milieu des ruines qui tombent, n'as-tu pas entendu
le fracas des pyramides qui s'écroulent, une autre ruine au milieu
de ces ruines, une voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces
figures ?
N'as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose
qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle
? N'as-tu pas vu une autre éternité dans l'éternité
?
Tu crois que tout est fini quand tu as passé ? Tu te crois l'infini,
et que tu donnes des bornes où ton pied se met ? Partout où
ta charrue laboure, tu crois y semer le néant ? Comme si, après
l'incendie, il n'y avait pas les cendres ! Après le cadavre,
n'y a-t-il pas la pourriture ? Après le temps, n'y a-t-il pas
l'éternité ?
La Mort.
Qui donc es-tu ? Parle ! Parle
!
Yuk.
Ah ! Qui je suis ? Je suis le
vrai, je suis l'éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le
laid, te dis-je ; je suis ce qui est, ce qui a été, ce
qui sera ; je suis toute l'éternité à moi seul.
Pardieu ! Tu me connais bien, plus d'une fois je t'ai baisée
au visage et j'ai mordu tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés
tous deux dans ton linceul troué.
La Mort.
C'est vrai ! Je t'avais oublié,
ou du moins je voulais t'oublier, car tu me gênes, tu me tirailles,
tu m'épuises, tu m'accables, tu veux avoir, à toi seul,
tout ce que j'ai, et je crois qu'il ne me resterait plus qu'un seul
fil de mon manteau que tu me l'arracherais.
Yuk.
C'est vrai, je suis un époux
quelque peu tyrannique, mais je t'apporte chaque jour tant de choses
que tu ne devrais pas te plaindre.
La Mort.
C'est vrai ! Faisons bon ménage,
car nous ne pouvons vivre l'un sans l'autre. Après tout, tu manges
encore les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que
font mes pieds.
Alors tout le passé de
sa vie apparut à Smarh, rapidement, d'un seul jet, comme dans
un éclair. Il revit passer d'abord sa chaumière d'ermite,
avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses jours purs,
avec ses nuits tranquilles ; il se rappela que quelqu'un était
venu lui parler, qu'il y avait eu alors dans son âme une immense
confusion, tout un chaos de pensées ; et qu'il était parti
avec cet être, qu'il était monté, monté,
il ne savait où ni comment, mais à des hauteurs si hautes,
si immenses, que la pensée même ne peut y atteindre ; et
il avait une grande peur, son âme s'était pliée
comme un roseau et s'était brisée sous l'ouragan de l'infini.
Puis il y avait eu une tempête, et il avait été,
devant la nature, plus faible que l'aile d'une mouche ; il avait encore
là senti quelque chose qui pesait sur lui, comme si on avait
mis un plomb sur cette aile, et il était resté, tombé,
attaché à cette lourde chaîne invisible.
Il avait vu aussi la vie barbare s'acheminant vers les cités,
et les cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces
choses qui tombent, le roi, l'église, la vertu, tout cela se
fanant et se pourrissant.
Il y avait là un vide dans son souvenir.
Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination
magique, toutes les femmes l'appelant, lui souriant ; il se rappela
ses voluptés et ses dégoûts, toute la vie ! Et ses
courses effrénées à cheval, tout écumeuses
et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits d'armes
; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre, et il tomba
mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s'il était
dans une arène et que sa pensée fût sortie de lui
et qu'elle fût là le combattant avec des griffes de fer,
secouant son corps, le déchirant, le faisant tourner, courir
; elle le harcèle, le poursuit sans qu'il puisse l'éviter.
Cela dura jusqu'à ce qu'il fût tombé, étourdi,
épuisé de fatigue.
Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle
que celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon
qui apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs,
sans soleil qui perçât les nuages, sans aurore après
cette nuit. Lui aussi sua une sueur de sang et de larmes, et on les
entendait tomber sur la terre.
Ah ! Ce fut pire, car sa croix, c'était son âme qu'il avait
peine à porter et qui le brisait. Il l'avait portée dans
la vie, et arrivé au haut du calvaire, il la laissa tomber de
lassitude.
Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son
tombeau n'était point un couvercle de pierre, mais c'était
le cadavre vivant de la pensée qui se remuait et se tordait sous
le sépulcre de la vie et du fini.
Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand
tout pesait si durement sur lui, il s'éleva cependant comme un
dernier soupir, un dernier baiser, quelque chose d'immense, d'amoureux,
d'impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu'il n'avait
jamais vu, désira ce qui n'existait pas ; il tendit les bras
vers un infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles
choses inconnues. Son âme, toute usée, comme une vieille
voile que les ouragans ont crevée et qui est retombée
sans souffle, commença à palpiter, comme si une brise
du soir, courant sur une mer du sud et apportant des parfums et de doux
et vagues échos, l'eût enflée ; il reprit à
la vie, et son coeur se rouvrit à l'espérance comme les
fleurs au soleil.
Quelle journée devait l'attendre ? Quel ouragan allait la casser
sur sa tige ? Pauvre fleur ! Pauvre âme !
C'était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l'âme
imprégnée d'amour, de rêveries, d'extases.
Le matin, il partait, mais il n'allait ni vers les champs où
son père labourait, ni sur le rivage où la barque de ses
frères aînés était attachée, car il
aimait à contempler les nues fugitives, les moissons qui se ploient
et s'ondulent aux vents comme une mer ; il allait dans les bois et il
écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux qui roucoulent
sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent dans les airs et
qui se jouent dans les rayons du soleil ; il regardait la neige tomber,
il écoutait le vent mugir.
Il allait toujours vers la mer, c'étaient là tous ses
amours. Il courait jusqu'à ce que ses pieds eussent touché
le sable et que le vent des vagues vînt sécher ses cheveux
blonds tout mouillés de sueur. Le soleil brûlait sa peau
blanche, les rochers déchiraient ses pieds ; que lui faisait
cela ? Lui qui écoutait les flots mourir sur la grève
et qui regardait le soleil qui se baigne sous l'écume.
Il se mettait dans un autre rocher, comme l'aigle dans son aire, et
là, comme lui, il contemplait le soleil et l'Océan. Il
regardait au loin toute la verte plaine sillonnée d'écume
et parsemée des écorchures de la brise, il suivait l'ombre
des rochers, qui s'allongeait et diminuait sur le rivage ; immobile,
il contemplait la même vague pendant longtemps, le même
brin d'herbe, le même rocher avec son varech d'où l'eau
ruisselle en perles, le même flocon d'écume que roulait
le vent sur le rivage.
Souvent il prenait du sable plein ses mains, il ouvrait les doigts,
et il prenait plaisir à voir les rayons de sable partir de différents
côtés et disparaître en tourbillonnant, en s'élevant.
Le soir, il regardait le soleil s'abaisser dans l'horizon, et ses gerbes
de feu s'élancer des vagues et former un immense réseau
lumineux ; les mouettes rasaient les flots, le sable, emporté
par la brise qui s'élève, roulait et courait sur le rivage.
La nuit, c'étaient les étoiles, la lune, les rayons argentés
sur les vagues vertes.
Et toujours ainsi il vécut ses plus belles années, il
grandit sans faire autre chose que de mener une vie contemplative, une
vie de pleurs, d'extases, de rêveries, une vie molle et paresseuse
; il vécut comme les fleurs elles-mêmes, vivant au soleil
et regardant le ciel. Tout ce qui chantait, volait, palpitait, rayonnait,
les oiseaux dans les bois, les feuilles qui tremblent au vent, les fleuves
qui coulent dans les prairies émaillées, rochers arides,
tempêtes, orages, vagues écumeuses, sable embaumant, feuilles
d'automne qui tombent, neiges sur les tombeaux, rayons de soleil, clairs
de lune, tous les chants, toutes les voix, tous les parfums, toutes
ces choses qui forment la vaste harmonie qu'on nomme nature, poésie,
Dieu, résonnaient dans son âme, y vibraient en longs chants
intérieurs qui s'exhalaient par des mots épars, arrachés.
Mais ce qu'il y a de plus sublime, de meilleur, de plus beau, ne s'en
échappe jamais ; cela, au fond, c'est la musique intérieure,
celle des pensées ; les vers mêmes ne sont que l'écho
affaibli qui vient de l'autre monde.
Un soir, en revenant, c'était un crépuscule d'été,
le soleil était rouge, et des fils blancs s'attachaient aux cheveux
; et ce jour-là il avait regardé, comme les autres jours,
la mer se rouler sur son sable, les herbes frémir au vent, les
nuages se déployer, partir et s'en aller, comme des pensées,
dans l'infini du ciel bleu. Mais il avait regardé tout cela sans
le voir, il y avait dans son âme bien d'autres tempêtes
que celles de l'Océan, bien d'autres nuages que ceux du ciel.
Pourquoi donc s'ennuyait-il déjà, le pauvre enfant ? Il
avait voulu un horizon plus vaste que celui qui s'étendait sous
ses yeux, quelque chose de plus resplendissant que le soleil. Lorsqu'il
voyait, dans les belles nuits d'été, les bouquets de roses
et les jasmins secouer aux souffles des vents leurs têtes fleuries,
que la brise agitait les feuilles vertes et qu'elle remuait, dans ses
plis invisibles, des échos lointains d'amour et des parfums de
fleur, que la lune brillait toute pure et toute sereine, avec ses lumières
qui montent et brillent et coulent silencieusement là-haut, avec
les nuages qui s'étendent comme des montagnes mouvantes ou les
vagues géantes d'un autre Océan, il avait senti qu'il
y avait encore dans son âme quelque chose de plus doux que tous
ces parfums, de plus suave que toutes ces clartés, comme s'il
y avait en lui des sources intarissables de volupté et des mondes
de lumières qui rayonnaient au dedans.
Ce n'était plus assez de rester dans le fond de la vieille barque
grêle, de se laisser bercer par la marée montante, couché
sur les filets aux mailles rompues, alors que le soleil brillait sur
les flots et que la quille venait battre le sable et les cailloux qui
erraient sous elle, ni de voir au crépuscule les flots s'avancer
et les sauterelles de mer rebondir comme la pluie sur le rivage, ni
de sentir dans ses cheveux le vent de l'automne qui roule les feuilles
jaunies et les plumes de la colombe, et qui semble murmurer des pleurs
dans les rameaux morts ; rien de tout cela !
Eh quoi ! Ni les baisers de cette belle fille brune, qui l'attend chaque
soir à la chapelle de la vierge et qui est là chaque nuit
dans les bruyères, regardant à travers la brume si elle
ne verra pas apparaître son ombre, si elle n'entendra pas le souffle
de sa voix ? Ni sa pauvre chaumière, avec son toit de paille
pourri, couvert de neige dans l'hiver, mais tout blanc de fleurs dans
l'été ? Sa mère file sous l'âtre de la cheminée,
un banc de gazon est là devant ; tout jeune, il y dormait au
soleil ; enfant, c'est sur le sabre de son grand-père qu'il montait
à cheval, c'est son vieux casque qu'il roulait sur l'herbe, c'est
dans son bouclier qu'il dormait ; c'est dans ce vieux lit-là
qu'il naquit.
De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière
cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l'hiver,
elle déborde à droite dans le marais.
Il s'en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant
lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil
qui se retirait à l'horizon, et les boeufs couchés à
l'ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.
Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui,
comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée
lui apparut avec un diadème d'or, elle répandit devant
lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents
emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.
Il était venu dans la ville, le coeur tout gonflé d'espérance,
joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la
vie future qu'il comblait de félicités sans bornes et
d'enthousiasmes immenses. Agité depuis longtemps par son âme,
remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu
être poète.
Poète, c'est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l'âge,
marcher de dégoût en dégoût, s'avancer dans
le monde et voir l'illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans
la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec
une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours
ces fruits qu'on a rêvés, qu'on a sentis, et dont la saveur
prématurée est venue jusqu'à nous. être là,
présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme,
devant ce monde si froid, si railleur ; s'épuiser, donner son
sang, ce qui est plus que son sang, son coeur ; le verser à plein
bord dans des vers qu'on a ciselés comme du marbre, et tout cela
pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu'on le casse,
pour qu'on le broie, pour qu'on le pétrisse dans le dédain,
pour qu'on jette de la boue sur les ailes blanches de ces pauvres anges
qui sont partis de votre coeur.
Poète, s'était-il dit, oh ! Poète ! Poète
! Il répétait ce mot-là comme une mélodie
aimée qu'on a dans le souvenir et qui chante toujours dans notre
oreille ses notes amoureuses.
Oh ! Poète ! Se sentir plus grand que les autres, avoir une âme
si vaste qu'on y fait tout entrer, tout tourner, tout parler, comme
la créature dans la main de Dieu ; exprimer toute l'échelle
immense et continue qui va depuis le brin d'herbe jusqu'à l'éternité,
depuis le grain de sable jusqu'au coeur de l'homme ; avoir tout ce qu'il
y a de plus beau, de plus doux, de plus suave, les plus larges amours,
les plus longs baisers, les longues rêveries la nuit, les triomphes,
les bravos, l'or, le monde, l'immortalité ! N'est-ce pas pour
lui, la mousse des bois fleuris, le battement d'ailes de la colombe,
le sable embaumant de la rive, la brise toute parfumée des mers
du sud, tous les concerts de l'âme, toutes les voix de la nature,
les paroles de Dieu, à lui, le poète ?
Fais-moi des vers, dis-moi quelque chose, chante-moi un rayon de soleil
ou un soupir de femme, mais que ta voix soit douce, qu'elle m'endorme
comme sous des roses, qu'elle me navre, qu'elle me fasse mourir de volupté,
d'extases.
Quand je te verrai, ô poète, quand tu m'auras dit toutes
les choses de l'âme, que j'aurai recouvré tes accents,
je me mettrai à tes genoux, tu seras mon dieu, je n'en ai point
; j'étalerai tous les manteaux royaux sous tes pieds, je fondrai
toutes les couronnes pour te faire un marchepied.
Et il s'était mis un jour à prendre une plume, il l'avait
saisie avec frénésie, il l'avait écrasée,
en pleurant de joie et d'orgueil, sur un morceau de papier ; il était
là, haletant, l'oeil en feu, saisissant au vol les idées
qui passaient dans son âme, épiant chaque chose de son
coeur pour l'attirer au dehors, pour la déshabiller, pour la
donner toute nue à la foule.
Son âme tournait en lui comme un gouffre vivant, il voulait l'arrêter,
mais ce gouffre-là l'entraînait lui-même ; il commençait
à se sentir faiblir et il se disait :
- Malheur ! Malheur ! Qu'ai-je donc ? Le feu brûle mon âme,
mais ma tête est de glace ; autrefois j'avais des pensées,
plus une seule ! Je sens seulement des passions sans but, qui roulent
en moi, comme des vagues qui s'entrechoquent par une nuit sombre. Que
dire ? Que faire ? Cela même.
Oh ! La misère ! Je ne pourrai donc pas pousser un seul soupir
que tout craque, s'écroule, se brise en moi ! Mon âme se
gonfle, elle m'étouffe, elle va crever le corps qui la recouvre
comme une main gonflée qui déchire le gant. Pourquoi donc
? Quelle malédiction !
Ecris, écris donc, malheureux, puisque le démon t'y pousse
!
Oui ! La pensée est en moi, je la sens qui se meut comme un immense
serpent, je la vois comme un large horizon qui se déploie à
l'aurore, le soleil brille, la brume s'envole, la voilà qui monte,
elle grandit, elle approche, je la tiens... tu es à moi, à
moi !
Comme cela est beau, sublime ! J'ai donc du génie, moi ? Non,
non, hélas !
Voilà que tu t'envoles donc, chère illusion ? Et toi aussi,
orgueil, tu me quittes ? Qu'aurai-je ?
Et cependant... tout n'a pas été dit ! Voyons, creusons,
remuons mon âme, dût-elle ensuite me tomber en poussière
dans les mains.
L'amour ! L'amour ! Eh bien ? Ah ! Quelle misérable vanité
! Est-ce que jamais des vers diront tous les miracles d'un sourire ou
toutes les voluptés d'un regard ? L'amour ! Quand j'aurai bien
répété cela des fois, est-ce que j'aurai dit quelque
chose de plus ? Non !
La gloire, par exemple ? Voyons : des conquérants, Alexandre,
César, Napoléon... eh bien ! Des chars, de la poudre,
du sang. Ah ! Quelle stupidité ! De la gloire ? La convoitise
me brûle, et je ne peux pas dire la meilleure partie de la rage
que j'ai dans le coeur.
Si je parlais de la mort plutôt ? C'est du néant, cela,
c'est du vrai ; mais ma pensée s'y perd, et plus je pense moins
je parle. Si j'étais un cadavre ressuscité, je dirais
bien quelque chose, et si les vers qui nous déchirent le ventre
c'est une joie ou un supplice ; et si la tombe est si noire qu'on le
dit. Mais que dire ? Est-ce que c'est là la limite de l'art ?
Est-ce que la poésie est un monde tout aussi mensonger que l'autre
? N'ira-t-on jamais plus loin ?
Et cependant j'ai du génie, je le sens, j'en suis plein, il me
semble qu'il déborde... non, c'est de l'orgueil ! L'orgueil,
le sang des poètes !
Rien dire, rester là, muet, en présence de ce monde idiot
qui vous regarde avec sa mine béante, paillasse déguenillé
qui pleure et qui veut rire, et qui demande encore quelque chose de
beau pour l'amuser !
Mais l'amour, la gloire, la mort, l'orgueil, tous ces néants-là
qui m'entourent et m'assiègent, pas une lettre de tout cela à
écrire !
Dieu ? Autrefois j'y croyais. Que je me reporte par la pensée
au temps où je priais la vierge à genoux, et où
ma mère m'apprenait des prières. Si j'allais redevenir
dévot, j'aurais au moins quelque chaleur, quelque conviction,
je pourrais remuer les autres ; mais je suis trop fier pour mentir,
et puis je ne le pourrais pas, moi qui rit en passant devant l'église
et qui ai craché sur la croix, un jour où j'avais faim.
Mais comment aimer quelque chose, espérer, croire, puisque tout
est si horrible ici, puisque le doute est là, à chaque
mot, puisque chaque croyance est tombée sous le coup de dent
du malheur et du désespoir ? Dans ce monde et dans la poésie,
dans le fini et dans l'infini, en dehors, dans mon âme, tout me
ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà
que je suis resté dans un océan de fange où je
tournoie, où je m'engloutis. Je ferais mieux de rire de tout
cela, et d'aller me soûler à la taverne ou bien de courir
chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale
volupté.
Tant mieux ! Je n'ai plus à descendre. Il y a encore peu, je
craignais que mon malheur n'augmentât, que ma chute ne fût
plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre..., à
moins qu'il n'y ait des enfers sous l'enfer et un désespoir encore
après le désespoir.
Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? Mais je ne
suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que
mon coeur se double pour que tout le dégoût que j'ai pût
y contenir longtemps.
Et quand je pense, hélas ! Qu'autrefois je me contentais d'un
rayon de soleil, d'une moisson dorée, d'un beau clair de lune
dans les bois, et que j'en avais assez, et que cela m'emplissait, et
que j'étais heureux quand j'avais mis tous ces échos dans
mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! Qu'il y a loin déjà
de ce temps-là à maintenant ! J'étais si jeune
! Si enfant ! Si heureux !
Mais, après avoir pris la nature, j'ai voulu prendre le coeur,
après le monde, l'infini, et je me suis perdu dans ces abîmes
sans fond, voilà que j'y roule. J'ai voulu sonder les passions,
les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c'est mon
âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber
sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains,
ce sont elles qui m'ont entraîné dans leurs courants, dans
leurs tempêtes. J'ai cru que rien n'était trop haut pour
moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible
qu'un roseau brisé.
Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que
l'aurore menteur m'annonçait si resplendissantes et si pures
; j'aurai donc entrevu un monde d'enthousiasme, de transports ; l'éclair
aura brillé devant mes yeux et m'a laissé ensuite dans
les ténèbres, sous ce paradis de pensées dont le
large glaive froid de la réalité me sépare pour
l'éternité.
Ah ! Prison de chair, je te maudis ! Pourquoi es-tu là ? Voyons
! Que fais-tu, misérable charogne vivante, qui traînes
ta pourriture par les rues, qui bois, qui manges, qui dors et qui jouis
? Pourquoi suis-je attaché à ce cadavre qui me traîne
sur la terre, moi qui veux voler dans les cieux et partir dans l'infini
?
Qu'avais-tu donc fait, pauvre âme, pour venir là, dans
la prison de ce corps, où tu bats en vain des ailes que tu brises
aux parois qui t'entourent ? Je sens bien que tu veux partir, que tu
y pleures, et lorsque je vois les étoiles tu t'élances
vers elles, quand la mer est devant moi tu veux courir dessus plus vite
que le regard ; et quand je vois les tombes, n'est-ce pas toi qui tends
les bras vers elles tandis que le corps veut vivre ?
Tu es un chant, une note, un soupir... non, non, rien de tout cela !
Tu es le coeur gonflé, tu es cette voix qui parle et qui prie,
qui sanglote et se tord en moi, tandis que mes lèvres sourient.
O pauvre aigle, tu es là dans une cage ; à travers tes
barreaux tu vois encore les hautes cimes perdues dans les nuages où
tu naquis, tu vois le large ciel où tu planais ; mais tes barreaux
te resserrent, tu n'as plus qu'à mettre ta tête sous ton
aile et à mourir ; tu étouffes déjà, et
bientôt tu ne seras plus qu'un cadavre encore tiède qu'on
appelle désespoir.
Alors Smarh s'éloigna,
il sortit de la ville à l'heure où tout brille et crie,
c'était le soir, la brume l'emplissait, il faisait froid, il
marchait pieds nus dans la boue, tandis que derrière lui, à
ses côtés, la matière resplendissait dans sa force,
qu'elle agissait, qu'elle siégeait sur des trônes, qu'elle
avait ses philosophes, ses sectateurs.Aussi le poète sortit,
chassé, méprisé, honni ; on ne voulait pas de lui,
on le renvoya. Il partit donc, mais derrière lui tout s'écroula
et il y eut un grand rire.
Il arriva dans les champs. Seul dans la campagne, au milieu des ténèbres,
il se prit à pleurer ; un désespoir immense vint s'abattre
sur lui comme un vautour sur un cadavre, il étendit ses larges
ailes noires, se mit à manger et poussa des cris féroces.
Il pleura amèrement pendant longtemps, et chacune de ses larmes
était une malédiction pour la terre, c'était quelque
chose du coeur qui tombait et s'en allait dans le néant ; c'était
l'agonie de l'espérance, de la foi, de l'amour, du beau, tout
cela mourait, fuyait, s'envolait pour l'éternité ; toute
la sève, toute la vie, toutes les fraîcheurs, tous les
parfums, toutes les lumières, tout ce qui navre, ce qui enchante,
tout ce qui est volupté, croyances, ardeurs, avait été
arraché par le vent d'éternité qui venait de la
terre, rasait le sol, emportait les fleurs.
Tout allait donc finir ; le monde, épuisé, craquait en
dedans, il se mourait, et l'âme, rendue folle par tant de douleurs,
tournait encore, dans son agonie, au milieu d'un cercle de feu qu'elle
ne pouvait franchir.
La nuit allait commencer, une nuit éternelle, sans astres, sans
clarté ; Satan déjà s'étendait sur le monde
palpitant, pour lui arracher son dernier mot.
Smarh était
resté enseveli dans son malheur, sa tête était dans
ses mains, sa chevelure, couverte de poussière, venait battre
sur ses yeux en pleurs.
On n'entendait rien que le bruit
de l'immense tempête du temps qui allait finir et jetait alors
ses plus horribles sanglots. La terre déviait de sa course circulaire
; elle oscillait, ivre de fatigue et d'ennui, comme si un ouragan l'avait
poussée pour la faire tomber. Le soleil s'était abaissé
lentement et avait dit un éternel adieu, un dernier et long baiser,
à ce qu'il avait éclairé, aux bois, aux prairies,
aux forêts, aux vallons déserts, à l'Océan
sur lequel il courait dans les longues journées ; il était
parti, les astres n'étaient point venus, et ils étaient
allés éclairer d'autres mondes, plus haut.
Pourquoi donc Smarh lève-t-il la tête ? Voilà une
femme à ses côtés... non, c'est un ange, elle lui
a essuyé ses larmes, avec le bout de ses ailes blanches ; elle
l'a relevé, l'a porté sur son coeur, elle pleure aussi,
elle a les pieds en sang, elle lui dit : « ô mon bien-aimé,
viens à moi, ils m'ont chassée, ils m'ont bannie, aime-moi,
je suis si belle. » et Smarh poussa un cri de joie, il se rattachait
à la branche de salut d'où l'ouragan l'avait entraîné.
Il s'écria tout à coup :
- Oui, je t'aime ! Je t'aime ! Tu vois bien que je renais, que je vis,
tu vois que le soleil reparaît, que l'herbe pousse sur les coteaux,
que les fleuves coulent encore ; oui, je t'aime ! ô mon Dieu,
mon Dieu, j'avais douté, j'avais pleuré, j'avais maudit,
j'avais vu le monde passer comme une chaîne de squelettes dans
une danse de l'enfer, et je n'avais pas compris ! Mais la providence
se déroule à mes yeux, voilà l'aurore qui vient,
l'horizon se déroule, s'avance, et laisse voir au fond quelque
chose de resplendissant et d'éternel ; oui, je t'aime ! Si tu
savais ! écoute donc ! Est-ce que c'est moi qui ai vécu
si longtemps, qui ai marché sur tant de poussières, heurté
tant de ruines ? Non, voilà la poussière qui monte au
ciel, voilà les ruines qui se lèvent et se placent. Qu'étais-je
donc ? Poète ? Oh ! Oui ! Je chanterai toujours, je chanterai
encore. Oh ! Je t'aime !
Tout à l'heure j'étais dans le tombeau, je sentais un
marbre lourd sur ma tête, et je me heurtais aux planches du cercueil,
mais je suis au ciel ! Oh ! Je t'aime pour l'éternité
; pour l'éternité tu es à moi !
Il allait étendre les
bras vers elle, il allait la saisir, déjà leurs regards
s'étaient confondus, leurs larmes s'étaient séchées,
il y avait eu un immense espoir dans la création. Le monde s'était
retourné sur son vieux lit de douleurs, il avait entr'ouvert
son oeil morne pour voir la dernière étoile, il avait
aspiré la brise du ciel ; mais il se rendormit bientôt
dans ses cendres.