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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
Oeuvres de jeunesse


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Smarh
(6)


Un jour que j'aurai de l'imagination, que j'aurai été penser à Néron sur les ruines de Rome, ou aux bayadères sur les bords du Gange, j'intercalerai la plus belle page qu'on ait faite ; mais je vous avertis d'avance qu'elle sera superbe, monstrueuse, épouvantablement impudique, qu'elle fera sur vous l'effet d'une tartine de cantharides, et que, si vous êtes vierge, vous apprendrez de drôles de choses, et que, si vous êtes vieillard, elle vous fera redevenir jeune ; ce sera une page qui passera en prodigalité la poésie de M. Delille, en intérêt les tragédies de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en fioritures celles de P. De Kock ; une page enfin, qui, si elle était affichée sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et ferait courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop petits, et forcerait hommes et femmes à s'accoupler dans la rue, à la façon des chiens, des porcs, race fort inférieure à la race humaine, j'en conviens, qui est la plus douce et la plus inoffensive de toutes.
En attendant, je m'arrête, car tout ce que j'ai de plus poétique à vous dire est de ne rien dire.

Mais voilà Smarh qui s'est levé de dessus son lit de rose, les roses le fatiguaient, et il s'est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc incrusté de diamant ; il est essoufflé, la sueur coule de son front, son grand oeil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement et va se fermer ; sa paupière est de plomb, ses membres sont brisés de fatigue, son âme est navrée d'amertume et de dégoût.
Pourquoi donc ?
Les femmes viennent devant lui, elles l'appellent, elles retournent leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se présentent à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d'albâtre, leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire, leurs yeux, d'où découle une expression toute tendre, toute ardente, noyés dans une amoureuse langueur, le regardent en face.
Tout à l'heure il courait après, il sautait, il bondissait, il rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait ; et voilà qu'il les repousse, qu'il n'en veut plus, qu'il détourne la tête et veut dormir.
On lui apporte, dans des plats d'or, un mets pour lequel ont travaillé pendant trois jours vingt esclaves ; des flottes sont parties dans tous les sens pour en rapporter ce qu'il faut ; ce n'est ni un fruit, ni une viande, ni un poisson, c'est de l'inouï, de l'inventé, quelque chose à mourir de plaisir ; à peine s'il l'a mis sous son palais qu'il l'a recraché. On lui présente, dans une coupe de diamant ciselé, un vin d'azur pilé avec des grappes du raisin d'Asie, tout embaumé des parfums les plus doux, un vin si délicieux qu'on n'en boira jamais de pareil ; à peine s'il en a mouillé sa lèvre que la nausée lui est venue et qu'il l'a jeté par terre.
Tout à l'heure il aimait les mots d'amour, l'alcôve fermée, la femme frémissante et évanouie la gorge étendue ; il aimait les soupirs, les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes ; il aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse ; il aimait les resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs ; il aimait toutes ces choses qui navrent l'âme et la font fondre en délices. Qu'a-t-il donc ?
Tout cela était pourtant bien beau ! Et avec quelle ardeur il l'avait convoité ! Que de fois il avait appelé dans ses rêves ce quelque chose de surhumain et d'impossible !
Il s'ennuie, il a l'âme pleine et vide comme un ballon rempli d'air.
Non ! Tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices inventées, il n'en veut plus ; il reste là sur le flanc, ivre mort, le dégoût plein le coeur, le corps fatigué, l'oeil morne et béant ; la volupté le lasse, elle l'a remué, chatouillé, irrité, puis elle l'a pris, l'a brisé comme un roseau, et l'a jeté ensuite dans la satiété et l'ennui, l'ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l'âme et l'écrase.
Et Yuk est encore là avec son ignoble figure ; il bave sur la pourpre, il casse le marbre et fond l'or ; il brise les statues, il boit les vins et crache sur les mets ; il prend les femmes, les épuise depuis la tête jusqu'aux pieds, depuis les larmes jusqu'au rire, le corps et l'âme ; il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté, abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la noblesse ; le voilà qui s'établit comme un roi dans la volupté et qui la rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.

Smarh se met à rire lui-même et à mépriser la chair ; il se relève, dresse la tête et s'écrie :
- Satan ! Satan ! Je ne veux pas de tes joies ; autre chose ! Allons, un cheval ! Une armée ! Des batailles ! Du sang ! J'en veux à y noyer des peuples ! Crois-tu donc que je suis fait pour m'endormir dans la mollesse et m'abrutir dans les voluptés ? Arrière tout cela ! Te dis-je, je veux être grand, immense ; je veux être un des souvenirs du monde, et le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre pieds de mon cheval.

Et le voilà parti comme la flèche que l'arc tendu a lancée en avant, il traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe les Alpes, l'Hymalaya, traverse les océans, les déserts, il va.
Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires ; quelquefois il vient s'abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d'hommes, se couvrir de cadavres comme des épis fauchés ; il va toujours.
Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre est calcinée, l'herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes.
Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas broient les villes ; il va.
Et l'on n'entend plus derrière lui qu'un grand soupir, qu'un dernier râle, on palpite encore, l'incendie n'a plus que sa fumée, les cadavres pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d'orage ; il va.
En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère le mit au jour ; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son père ; il a passé et l'on n'a plus vu qu'une longue trace de sang. Il a mis des chaînes aux peuples qu'il a vaincus ! Puis il a dit : « je reviendrai » , et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude, voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux vents.
Il a tout détruit, est-ce qu'il ne veut faire de la terre qu'un vaste tombeau pour y enfermer son nom ? Ne s'arrêtera-t-il jamais ? Il a usé vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n'ont pas le temps de finir leur large festin ; son manteau flotte au vent, son épée est cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les talons dans le ventre ; la crinière de son coursier est hérissée, l'écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête pour humer la vapeur du sang.
Jamais il ne s'arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en avant et fronçant le sourcil, son oeil dévore l'horizon, il marche à grands pas dans l'avenir et rêve les conquêtes d'un autre monde ; il a un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes qui s'entrechoquent : « encore, encore cela ! Il y a un Océan que tu n'as pas traversé, un empire de plus ! Est-ce assez ? Marche donc ! » il se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.
Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant, emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde esclave à la croupe de son cheval.
Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope, souvent le sang lui vient jusqu'au poitrail, souvent son pied entre dans le ventre des morts. S'il lève la tête, il voit un ciel rougi par la lueur de l'incendie.
Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du sud au nord. Il passa par l'Asie et l'Europe, l'ancien et le nouveau monde ; il traversa les océans de la glace et les mers du sud où l'eau brûle et fume sur un sable de feu ; les déserts, les forêts, tout garda l'empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque chose à chacun de ses pas.
Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n'y lava pas ses mains, il ne s'assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les nues s'en aller et venir dans le ciel.
Il n'aimait rien ; son âme était vide comme le désert et insatiable comme lui. à mesure qu'il avançait, son ambition se grossissait aussi, la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.
Enfin il arriva que tout fut fini, et qu'un jour son cheval s'abattit au bout du monde, devant l'infini Océan que l'homme ne peut franchir, au bord duquel il reste toujours, regardant s'il ne verra pas apparaître quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l'éclairer ; il est là, s'amusant à ramasser des débris de coquilles et parcelles de grains de sable.
Il avait donc tout fini. Que faire ? Où aller ? La terre était déserte, vide d'esclaves et d'armées. Il leva les yeux vers le ciel et fut pris d'une ardeur sans bornes :
- Qu'est-ce que le monde ? Qu'il est petit ! J'y étouffe, s'écria-t-il, élargis-moi cette terre ! étends ses océans, recule-moi ces bornes-là, élargis-moi l'atmosphère où je vis. Est-ce tout ? Est-ce que la vie se bornera là ? J'ai dévoré le monde, je veux autre chose : l'éternité ! L'éternité !
Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu'il avait faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées par les vents, il balaya avec des drapeaux déchirés tout le sang versé, et il le mit dans une fosse et répéta : Gloire ! Gloire ! Mais tout croula vite, la poussière même s'envola, les ossements l'engloutirent, la terre but le sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui :
- L'éternité, la gloire, l'immortalité, c'est moi ! Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d'un tombeau, avec un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec des lambeaux de chair aussi verts que l'herbe des cimetières. Il avait une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de courtisane ; son bâton, c'était un sceptre doré qui portait un soc de charrue.
Il se leva plein de colère :
- Qui ose dire qu'il a de l'immortalité ?

Yuk.

C'est moi qui l'ose.
- Sais-tu qui je suis ? Vois donc mes pieds tout pleins de poussière des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes des générations.
Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.
- C'est l'histoire, ajouta le spectre ; ose dire qu'il y a immortalité sinon pour moi ?

Yuk.

Pour moi.

La Mort

Qui donc es-tu ?

Yuk.

Et toi ?

La Mort.

La mort ! Et toi ?

Yuk.

Vois donc ! Ma tête va jusqu'aux nues, mes pieds remuent la cendre des tombeaux ; quand je parle, c'est le monde qui dit quelque chose, c'est le créateur qui crée, c'est la création qui agit ; je suis le passé, le présent, le futur, le monde et l'éternité, cette vie et l'autre, le corps et l'âme ; tu peux abattre des pyramides et faire mourir des insectes, mais tu ne m'arracheras pas la moindre parcelle de quelque chose.
Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me ris de ta face qui a toujours glissé sur moi comme l'eau sur le marbre. Ta tête jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière qui t'entoure, les pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te fais gloire, les ruines, le passé, l'histoire, tous ces grains de sable qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges jusqu'aux larmes d'un chien, l'Atlas jusqu'à un tas de fumier, depuis un tronc jusqu'à un brin d'herbe, tout cela qui est ton domaine, ta gloire, ton royaume, que sais-je enfin ? Tout ce que tu manges, tout ce que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé pour finir, tout cela me fait pitié, tu entends ? Tout cela me fait rire, moi, et d'un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il broiera le monde d'un seul coup !

La Mort.

Qui donc es-tu ?

Yuk.

Eh quoi ! Ne m'as-tu donc jamais vu ? Aux funérailles des empereurs, n'était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais les chevaux ? N'est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre et les charognes de loups sous les feuilles des bois ?
Quand tu es entrée dans l'église, et que tu t'es mise à faucher comme ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges de la terre et du bronze, n'as-tu pas vu ma main éternelle qui cassait le christ et souillait l'autel ?
Eh quoi ! Quand l'aurore blanchit les vitres au sortir de quelque orgie, quand tu viens boire le vin dans les coupes d'or et essuyer ta bouche aux dents usées avec la nappe de pourpre, n'as-tu pas entendu ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues des morts ?
Quand tu te baisses jusqu'à terre et que tu te penches pour mieux faucher, n'as-tu rien entrevu à travers l'écroulement des monarchies ? Au milieu des ruines qui tombent, n'as-tu pas entendu le fracas des pyramides qui s'écroulent, une autre ruine au milieu de ces ruines, une voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces figures ?
N'as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle ? N'as-tu pas vu une autre éternité dans l'éternité ?
Tu crois que tout est fini quand tu as passé ? Tu te crois l'infini, et que tu donnes des bornes où ton pied se met ? Partout où ta charrue laboure, tu crois y semer le néant ? Comme si, après l'incendie, il n'y avait pas les cendres ! Après le cadavre, n'y a-t-il pas la pourriture ? Après le temps, n'y a-t-il pas l'éternité ?

La Mort.

Qui donc es-tu ? Parle ! Parle !

Yuk.

Ah ! Qui je suis ? Je suis le vrai, je suis l'éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je ; je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ; je suis toute l'éternité à moi seul. Pardieu ! Tu me connais bien, plus d'une fois je t'ai baisée au visage et j'ai mordu tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton linceul troué.

La Mort.

C'est vrai ! Je t'avais oublié, ou du moins je voulais t'oublier, car tu me gênes, tu me tirailles, tu m'épuises, tu m'accables, tu veux avoir, à toi seul, tout ce que j'ai, et je crois qu'il ne me resterait plus qu'un seul fil de mon manteau que tu me l'arracherais.

Yuk.

C'est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t'apporte chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre.

La Mort.

C'est vrai ! Faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l'un sans l'autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que font mes pieds.

Alors tout le passé de sa vie apparut à Smarh, rapidement, d'un seul jet, comme dans un éclair. Il revit passer d'abord sa chaumière d'ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses jours purs, avec ses nuits tranquilles ; il se rappela que quelqu'un était venu lui parler, qu'il y avait eu alors dans son âme une immense confusion, tout un chaos de pensées ; et qu'il était parti avec cet être, qu'il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y atteindre ; et il avait une grande peur, son âme s'était pliée comme un roseau et s'était brisée sous l'ouragan de l'infini.
Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus faible que l'aile d'une mouche ; il avait encore là senti quelque chose qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible.
Il avait vu aussi la vie barbare s'acheminant vers les cités, et les cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent, le roi, l'église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant.
Il y avait là un vide dans son souvenir.
Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique, toutes les femmes l'appelant, lui souriant ; il se rappela ses voluptés et ses dégoûts, toute la vie ! Et ses courses effrénées à cheval, tout écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits d'armes ; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre, et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s'il était dans une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu'elle fût là le combattant avec des griffes de fer, secouant son corps, le déchirant, le faisant tourner, courir ; elle le harcèle, le poursuit sans qu'il puisse l'éviter. Cela dura jusqu'à ce qu'il fût tombé, étourdi, épuisé de fatigue.
Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit. Lui aussi sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la terre.
Ah ! Ce fut pire, car sa croix, c'était son âme qu'il avait peine à porter et qui le brisait. Il l'avait portée dans la vie, et arrivé au haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude.
Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau n'était point un couvercle de pierre, mais c'était le cadavre vivant de la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du fini.
Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand tout pesait si durement sur lui, il s'éleva cependant comme un dernier soupir, un dernier baiser, quelque chose d'immense, d'amoureux, d'impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu'il n'avait jamais vu, désira ce qui n'existait pas ; il tendit les bras vers un infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues. Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si une brise du soir, courant sur une mer du sud et apportant des parfums et de doux et vagues échos, l'eût enflée ; il reprit à la vie, et son coeur se rouvrit à l'espérance comme les fleurs au soleil.
Quelle journée devait l'attendre ? Quel ouragan allait la casser sur sa tige ? Pauvre fleur ! Pauvre âme !
C'était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l'âme imprégnée d'amour, de rêveries, d'extases.
Le matin, il partait, mais il n'allait ni vers les champs où son père labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons qui se ploient et s'ondulent aux vents comme une mer ; il allait dans les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil ; il regardait la neige tomber, il écoutait le vent mugir.
Il allait toujours vers la mer, c'étaient là tous ses amours. Il courait jusqu'à ce que ses pieds eussent touché le sable et que le vent des vagues vînt sécher ses cheveux blonds tout mouillés de sueur. Le soleil brûlait sa peau blanche, les rochers déchiraient ses pieds ; que lui faisait cela ? Lui qui écoutait les flots mourir sur la grève et qui regardait le soleil qui se baigne sous l'écume.
Il se mettait dans un autre rocher, comme l'aigle dans son aire, et là, comme lui, il contemplait le soleil et l'Océan. Il regardait au loin toute la verte plaine sillonnée d'écume et parsemée des écorchures de la brise, il suivait l'ombre des rochers, qui s'allongeait et diminuait sur le rivage ; immobile, il contemplait la même vague pendant longtemps, le même brin d'herbe, le même rocher avec son varech d'où l'eau ruisselle en perles, le même flocon d'écume que roulait le vent sur le rivage.
Souvent il prenait du sable plein ses mains, il ouvrait les doigts, et il prenait plaisir à voir les rayons de sable partir de différents côtés et disparaître en tourbillonnant, en s'élevant. Le soir, il regardait le soleil s'abaisser dans l'horizon, et ses gerbes de feu s'élancer des vagues et former un immense réseau lumineux ; les mouettes rasaient les flots, le sable, emporté par la brise qui s'élève, roulait et courait sur le rivage. La nuit, c'étaient les étoiles, la lune, les rayons argentés sur les vagues vertes.
Et toujours ainsi il vécut ses plus belles années, il grandit sans faire autre chose que de mener une vie contemplative, une vie de pleurs, d'extases, de rêveries, une vie molle et paresseuse ; il vécut comme les fleurs elles-mêmes, vivant au soleil et regardant le ciel. Tout ce qui chantait, volait, palpitait, rayonnait, les oiseaux dans les bois, les feuilles qui tremblent au vent, les fleuves qui coulent dans les prairies émaillées, rochers arides, tempêtes, orages, vagues écumeuses, sable embaumant, feuilles d'automne qui tombent, neiges sur les tombeaux, rayons de soleil, clairs de lune, tous les chants, toutes les voix, tous les parfums, toutes ces choses qui forment la vaste harmonie qu'on nomme nature, poésie, Dieu, résonnaient dans son âme, y vibraient en longs chants intérieurs qui s'exhalaient par des mots épars, arrachés. Mais ce qu'il y a de plus sublime, de meilleur, de plus beau, ne s'en échappe jamais ; cela, au fond, c'est la musique intérieure, celle des pensées ; les vers mêmes ne sont que l'écho affaibli qui vient de l'autre monde.
Un soir, en revenant, c'était un crépuscule d'été, le soleil était rouge, et des fils blancs s'attachaient aux cheveux ; et ce jour-là il avait regardé, comme les autres jours, la mer se rouler sur son sable, les herbes frémir au vent, les nuages se déployer, partir et s'en aller, comme des pensées, dans l'infini du ciel bleu. Mais il avait regardé tout cela sans le voir, il y avait dans son âme bien d'autres tempêtes que celles de l'Océan, bien d'autres nuages que ceux du ciel.
Pourquoi donc s'ennuyait-il déjà, le pauvre enfant ? Il avait voulu un horizon plus vaste que celui qui s'étendait sous ses yeux, quelque chose de plus resplendissant que le soleil. Lorsqu'il voyait, dans les belles nuits d'été, les bouquets de roses et les jasmins secouer aux souffles des vents leurs têtes fleuries, que la brise agitait les feuilles vertes et qu'elle remuait, dans ses plis invisibles, des échos lointains d'amour et des parfums de fleur, que la lune brillait toute pure et toute sereine, avec ses lumières qui montent et brillent et coulent silencieusement là-haut, avec les nuages qui s'étendent comme des montagnes mouvantes ou les vagues géantes d'un autre Océan, il avait senti qu'il y avait encore dans son âme quelque chose de plus doux que tous ces parfums, de plus suave que toutes ces clartés, comme s'il y avait en lui des sources intarissables de volupté et des mondes de lumières qui rayonnaient au dedans.
Ce n'était plus assez de rester dans le fond de la vieille barque grêle, de se laisser bercer par la marée montante, couché sur les filets aux mailles rompues, alors que le soleil brillait sur les flots et que la quille venait battre le sable et les cailloux qui erraient sous elle, ni de voir au crépuscule les flots s'avancer et les sauterelles de mer rebondir comme la pluie sur le rivage, ni de sentir dans ses cheveux le vent de l'automne qui roule les feuilles jaunies et les plumes de la colombe, et qui semble murmurer des pleurs dans les rameaux morts ; rien de tout cela !
Eh quoi ! Ni les baisers de cette belle fille brune, qui l'attend chaque soir à la chapelle de la vierge et qui est là chaque nuit dans les bruyères, regardant à travers la brume si elle ne verra pas apparaître son ombre, si elle n'entendra pas le souffle de sa voix ? Ni sa pauvre chaumière, avec son toit de paille pourri, couvert de neige dans l'hiver, mais tout blanc de fleurs dans l'été ? Sa mère file sous l'âtre de la cheminée, un banc de gazon est là devant ; tout jeune, il y dormait au soleil ; enfant, c'est sur le sabre de son grand-père qu'il montait à cheval, c'est son vieux casque qu'il roulait sur l'herbe, c'est dans son bouclier qu'il dormait ; c'est dans ce vieux lit-là qu'il naquit.
De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l'hiver, elle déborde à droite dans le marais.
Il s'en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil qui se retirait à l'horizon, et les boeufs couchés à l'ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.
Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui, comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée lui apparut avec un diadème d'or, elle répandit devant lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.
Il était venu dans la ville, le coeur tout gonflé d'espérance, joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la vie future qu'il comblait de félicités sans bornes et d'enthousiasmes immenses. Agité depuis longtemps par son âme, remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu être poète.
Poète, c'est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l'âge, marcher de dégoût en dégoût, s'avancer dans le monde et voir l'illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours ces fruits qu'on a rêvés, qu'on a sentis, et dont la saveur prématurée est venue jusqu'à nous. être là, présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme, devant ce monde si froid, si railleur ; s'épuiser, donner son sang, ce qui est plus que son sang, son coeur ; le verser à plein bord dans des vers qu'on a ciselés comme du marbre, et tout cela pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu'on le casse, pour qu'on le broie, pour qu'on le pétrisse dans le dédain, pour qu'on jette de la boue sur les ailes blanches de ces pauvres anges qui sont partis de votre coeur.
Poète, s'était-il dit, oh ! Poète ! Poète ! Il répétait ce mot-là comme une mélodie aimée qu'on a dans le souvenir et qui chante toujours dans notre oreille ses notes amoureuses.
Oh ! Poète ! Se sentir plus grand que les autres, avoir une âme si vaste qu'on y fait tout entrer, tout tourner, tout parler, comme la créature dans la main de Dieu ; exprimer toute l'échelle immense et continue qui va depuis le brin d'herbe jusqu'à l'éternité, depuis le grain de sable jusqu'au coeur de l'homme ; avoir tout ce qu'il y a de plus beau, de plus doux, de plus suave, les plus larges amours, les plus longs baisers, les longues rêveries la nuit, les triomphes, les bravos, l'or, le monde, l'immortalité ! N'est-ce pas pour lui, la mousse des bois fleuris, le battement d'ailes de la colombe, le sable embaumant de la rive, la brise toute parfumée des mers du sud, tous les concerts de l'âme, toutes les voix de la nature, les paroles de Dieu, à lui, le poète ?
Fais-moi des vers, dis-moi quelque chose, chante-moi un rayon de soleil ou un soupir de femme, mais que ta voix soit douce, qu'elle m'endorme comme sous des roses, qu'elle me navre, qu'elle me fasse mourir de volupté, d'extases.
Quand je te verrai, ô poète, quand tu m'auras dit toutes les choses de l'âme, que j'aurai recouvré tes accents, je me mettrai à tes genoux, tu seras mon dieu, je n'en ai point ; j'étalerai tous les manteaux royaux sous tes pieds, je fondrai toutes les couronnes pour te faire un marchepied.
Et il s'était mis un jour à prendre une plume, il l'avait saisie avec frénésie, il l'avait écrasée, en pleurant de joie et d'orgueil, sur un morceau de papier ; il était là, haletant, l'oeil en feu, saisissant au vol les idées qui passaient dans son âme, épiant chaque chose de son coeur pour l'attirer au dehors, pour la déshabiller, pour la donner toute nue à la foule.
Son âme tournait en lui comme un gouffre vivant, il voulait l'arrêter, mais ce gouffre-là l'entraînait lui-même ; il commençait à se sentir faiblir et il se disait :
- Malheur ! Malheur ! Qu'ai-je donc ? Le feu brûle mon âme, mais ma tête est de glace ; autrefois j'avais des pensées, plus une seule ! Je sens seulement des passions sans but, qui roulent en moi, comme des vagues qui s'entrechoquent par une nuit sombre. Que dire ? Que faire ? Cela même.
Oh ! La misère ! Je ne pourrai donc pas pousser un seul soupir que tout craque, s'écroule, se brise en moi ! Mon âme se gonfle, elle m'étouffe, elle va crever le corps qui la recouvre comme une main gonflée qui déchire le gant. Pourquoi donc ? Quelle malédiction !
Ecris, écris donc, malheureux, puisque le démon t'y pousse !
Oui ! La pensée est en moi, je la sens qui se meut comme un immense serpent, je la vois comme un large horizon qui se déploie à l'aurore, le soleil brille, la brume s'envole, la voilà qui monte, elle grandit, elle approche, je la tiens... tu es à moi, à moi !
Comme cela est beau, sublime ! J'ai donc du génie, moi ? Non, non, hélas !
Voilà que tu t'envoles donc, chère illusion ? Et toi aussi, orgueil, tu me quittes ? Qu'aurai-je ?
Et cependant... tout n'a pas été dit ! Voyons, creusons, remuons mon âme, dût-elle ensuite me tomber en poussière dans les mains.
L'amour ! L'amour ! Eh bien ? Ah ! Quelle misérable vanité ! Est-ce que jamais des vers diront tous les miracles d'un sourire ou toutes les voluptés d'un regard ? L'amour ! Quand j'aurai bien répété cela des fois, est-ce que j'aurai dit quelque chose de plus ? Non !
La gloire, par exemple ? Voyons : des conquérants, Alexandre, César, Napoléon... eh bien ! Des chars, de la poudre, du sang. Ah ! Quelle stupidité ! De la gloire ? La convoitise me brûle, et je ne peux pas dire la meilleure partie de la rage que j'ai dans le coeur.
Si je parlais de la mort plutôt ? C'est du néant, cela, c'est du vrai ; mais ma pensée s'y perd, et plus je pense moins je parle. Si j'étais un cadavre ressuscité, je dirais bien quelque chose, et si les vers qui nous déchirent le ventre c'est une joie ou un supplice ; et si la tombe est si noire qu'on le dit. Mais que dire ? Est-ce que c'est là la limite de l'art ? Est-ce que la poésie est un monde tout aussi mensonger que l'autre ? N'ira-t-on jamais plus loin ?
Et cependant j'ai du génie, je le sens, j'en suis plein, il me semble qu'il déborde... non, c'est de l'orgueil ! L'orgueil, le sang des poètes !
Rien dire, rester là, muet, en présence de ce monde idiot qui vous regarde avec sa mine béante, paillasse déguenillé qui pleure et qui veut rire, et qui demande encore quelque chose de beau pour l'amuser !
Mais l'amour, la gloire, la mort, l'orgueil, tous ces néants-là qui m'entourent et m'assiègent, pas une lettre de tout cela à écrire !
Dieu ? Autrefois j'y croyais. Que je me reporte par la pensée au temps où je priais la vierge à genoux, et où ma mère m'apprenait des prières. Si j'allais redevenir dévot, j'aurais au moins quelque chaleur, quelque conviction, je pourrais remuer les autres ; mais je suis trop fier pour mentir, et puis je ne le pourrais pas, moi qui rit en passant devant l'église et qui ai craché sur la croix, un jour où j'avais faim.
Mais comment aimer quelque chose, espérer, croire, puisque tout est si horrible ici, puisque le doute est là, à chaque mot, puisque chaque croyance est tombée sous le coup de dent du malheur et du désespoir ? Dans ce monde et dans la poésie, dans le fini et dans l'infini, en dehors, dans mon âme, tout me ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà que je suis resté dans un océan de fange où je tournoie, où je m'engloutis. Je ferais mieux de rire de tout cela, et d'aller me soûler à la taverne ou bien de courir chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale volupté.
Tant mieux ! Je n'ai plus à descendre. Il y a encore peu, je craignais que mon malheur n'augmentât, que ma chute ne fût plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre..., à moins qu'il n'y ait des enfers sous l'enfer et un désespoir encore après le désespoir.
Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? Mais je ne suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que mon coeur se double pour que tout le dégoût que j'ai pût y contenir longtemps.
Et quand je pense, hélas ! Qu'autrefois je me contentais d'un rayon de soleil, d'une moisson dorée, d'un beau clair de lune dans les bois, et que j'en avais assez, et que cela m'emplissait, et que j'étais heureux quand j'avais mis tous ces échos dans mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! Qu'il y a loin déjà de ce temps-là à maintenant ! J'étais si jeune ! Si enfant ! Si heureux !
Mais, après avoir pris la nature, j'ai voulu prendre le coeur, après le monde, l'infini, et je me suis perdu dans ces abîmes sans fond, voilà que j'y roule. J'ai voulu sonder les passions, les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c'est mon âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains, ce sont elles qui m'ont entraîné dans leurs courants, dans leurs tempêtes. J'ai cru que rien n'était trop haut pour moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible qu'un roseau brisé.
Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que l'aurore menteur m'annonçait si resplendissantes et si pures ; j'aurai donc entrevu un monde d'enthousiasme, de transports ; l'éclair aura brillé devant mes yeux et m'a laissé ensuite dans les ténèbres, sous ce paradis de pensées dont le large glaive froid de la réalité me sépare pour l'éternité.
Ah ! Prison de chair, je te maudis ! Pourquoi es-tu là ? Voyons ! Que fais-tu, misérable charogne vivante, qui traînes ta pourriture par les rues, qui bois, qui manges, qui dors et qui jouis ? Pourquoi suis-je attaché à ce cadavre qui me traîne sur la terre, moi qui veux voler dans les cieux et partir dans l'infini ?
Qu'avais-tu donc fait, pauvre âme, pour venir là, dans la prison de ce corps, où tu bats en vain des ailes que tu brises aux parois qui t'entourent ? Je sens bien que tu veux partir, que tu y pleures, et lorsque je vois les étoiles tu t'élances vers elles, quand la mer est devant moi tu veux courir dessus plus vite que le regard ; et quand je vois les tombes, n'est-ce pas toi qui tends les bras vers elles tandis que le corps veut vivre ?
Tu es un chant, une note, un soupir... non, non, rien de tout cela ! Tu es le coeur gonflé, tu es cette voix qui parle et qui prie, qui sanglote et se tord en moi, tandis que mes lèvres sourient.
O pauvre aigle, tu es là dans une cage ; à travers tes barreaux tu vois encore les hautes cimes perdues dans les nuages où tu naquis, tu vois le large ciel où tu planais ; mais tes barreaux te resserrent, tu n'as plus qu'à mettre ta tête sous ton aile et à mourir ; tu étouffes déjà, et bientôt tu ne seras plus qu'un cadavre encore tiède qu'on appelle désespoir.

Alors Smarh s'éloigna, il sortit de la ville à l'heure où tout brille et crie, c'était le soir, la brume l'emplissait, il faisait froid, il marchait pieds nus dans la boue, tandis que derrière lui, à ses côtés, la matière resplendissait dans sa force, qu'elle agissait, qu'elle siégeait sur des trônes, qu'elle avait ses philosophes, ses sectateurs.Aussi le poète sortit, chassé, méprisé, honni ; on ne voulait pas de lui, on le renvoya. Il partit donc, mais derrière lui tout s'écroula et il y eut un grand rire.
Il arriva dans les champs. Seul dans la campagne, au milieu des ténèbres, il se prit à pleurer ; un désespoir immense vint s'abattre sur lui comme un vautour sur un cadavre, il étendit ses larges ailes noires, se mit à manger et poussa des cris féroces.
Il pleura amèrement pendant longtemps, et chacune de ses larmes était une malédiction pour la terre, c'était quelque chose du coeur qui tombait et s'en allait dans le néant ; c'était l'agonie de l'espérance, de la foi, de l'amour, du beau, tout cela mourait, fuyait, s'envolait pour l'éternité ; toute la sève, toute la vie, toutes les fraîcheurs, tous les parfums, toutes les lumières, tout ce qui navre, ce qui enchante, tout ce qui est volupté, croyances, ardeurs, avait été arraché par le vent d'éternité qui venait de la terre, rasait le sol, emportait les fleurs.
Tout allait donc finir ; le monde, épuisé, craquait en dedans, il se mourait, et l'âme, rendue folle par tant de douleurs, tournait encore, dans son agonie, au milieu d'un cercle de feu qu'elle ne pouvait franchir.
La nuit allait commencer, une nuit éternelle, sans astres, sans clarté ; Satan déjà s'étendait sur le monde palpitant, pour lui arracher son dernier mot.

Smarh était resté enseveli dans son malheur, sa tête était dans ses mains, sa chevelure, couverte de poussière, venait battre sur ses yeux en pleurs.

On n'entendait rien que le bruit de l'immense tempête du temps qui allait finir et jetait alors ses plus horribles sanglots. La terre déviait de sa course circulaire ; elle oscillait, ivre de fatigue et d'ennui, comme si un ouragan l'avait poussée pour la faire tomber. Le soleil s'était abaissé lentement et avait dit un éternel adieu, un dernier et long baiser, à ce qu'il avait éclairé, aux bois, aux prairies, aux forêts, aux vallons déserts, à l'Océan sur lequel il courait dans les longues journées ; il était parti, les astres n'étaient point venus, et ils étaient allés éclairer d'autres mondes, plus haut.
Pourquoi donc Smarh lève-t-il la tête ? Voilà une femme à ses côtés... non, c'est un ange, elle lui a essuyé ses larmes, avec le bout de ses ailes blanches ; elle l'a relevé, l'a porté sur son coeur, elle pleure aussi, elle a les pieds en sang, elle lui dit : « ô mon bien-aimé, viens à moi, ils m'ont chassée, ils m'ont bannie, aime-moi, je suis si belle. » et Smarh poussa un cri de joie, il se rattachait à la branche de salut d'où l'ouragan l'avait entraîné. Il s'écria tout à coup :
- Oui, je t'aime ! Je t'aime ! Tu vois bien que je renais, que je vis, tu vois que le soleil reparaît, que l'herbe pousse sur les coteaux, que les fleuves coulent encore ; oui, je t'aime ! ô mon Dieu, mon Dieu, j'avais douté, j'avais pleuré, j'avais maudit, j'avais vu le monde passer comme une chaîne de squelettes dans une danse de l'enfer, et je n'avais pas compris ! Mais la providence se déroule à mes yeux, voilà l'aurore qui vient, l'horizon se déroule, s'avance, et laisse voir au fond quelque chose de resplendissant et d'éternel ; oui, je t'aime ! Si tu savais ! écoute donc ! Est-ce que c'est moi qui ai vécu si longtemps, qui ai marché sur tant de poussières, heurté tant de ruines ? Non, voilà la poussière qui monte au ciel, voilà les ruines qui se lèvent et se placent. Qu'étais-je donc ? Poète ? Oh ! Oui ! Je chanterai toujours, je chanterai encore. Oh ! Je t'aime !
Tout à l'heure j'étais dans le tombeau, je sentais un marbre lourd sur ma tête, et je me heurtais aux planches du cercueil, mais je suis au ciel ! Oh ! Je t'aime pour l'éternité ; pour l'éternité tu es à moi !

Il allait étendre les bras vers elle, il allait la saisir, déjà leurs regards s'étaient confondus, leurs larmes s'étaient séchées, il y avait eu un immense espoir dans la création. Le monde s'était retourné sur son vieux lit de douleurs, il avait entr'ouvert son oeil morne pour voir la dernière étoile, il avait aspiré la brise du ciel ; mais il se rendormit bientôt dans ses cendres.


Un éclair parut, Satan était là.
Arrête, dit-il, elle est à moi ! A Smarh ! Arrête, te dis-je !

Smarh.

A toi ? Esprit de ténèbres, arrière !

Satan.

Je te brise du pied, vermisseau plein d'orgueil, bulle de savon que mon souffle seul soutient.

Smarh.

Car tu es à moi ? à toi mon coeur !

Satan.

Non ! à toi tout. La terre, usant ses dernières forces, s'écria : « aime-le, aime-le » .
L'enfer, se levant sur ses charbons, s'écria plein de rage : « aime-le, aime-le »

Mais un rire perça l'air, Yuk parut et lui dit :
- C'est pour moi, à toi l'éternité !
L'éternité en effet répéta : « c'est lui, c'est lui ! »
Smarh tournoya dans le néant, il y roule encore.
Satan versa une larme.
Yuk se mit à rire et sauta sur elle, et l'étreignit d'un baiser si fort, si terrible, qu'elle étouffa dans les bras du monstre éternel.

G F. 14 av.

Réflexion d'un homme désintéressé à l'affaire et qui a relu ça après un an de façon. Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. Ce que tu admirais il y a un an est aujourd'hui fort mauvais ; j'en suis bien fâché, car je t'avais décerné le nom de grand homme futur, et tu te regardais comme un petit Goethe. L'illusion n'est pas mince, il faut commencer par avoir des idées, et ton fameux mystère en est veuf. Pauvre ami ! Tu iras ainsi enthousiasmé de ce que tu rêves, dégoûté de ce que tu as fait. Tout est ainsi, il ne faut pas s'en plaindre. Sais-tu ce qui me semble le mieux de ton oeuvre ? C'est cette page qui, dans un an, me paraîtra aussi bête que le reste et qui suggérera encore une suite d'amères réflexions. Dans un an peut-être serai-je crevé, tant mieux ! Et pourtant tu as peur, pauvre brute, mon ami. Adieu, le meilleur conseil que je puisse te donner, c'est de ne plus écrire. Jasmin.

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