On te demande ce que
c'est que la vie.
Yuk.
Qui cela ? Qui fait
une pareille question ? (Satan lui désigne Smarh.) vraiment !
(riant.) la vie ? Ah ! Par Dieu ou par le diable, c'est fort drôle,
fort amusant, fort réjouissant, fort vrai ; la farce est bonne,
mais la comédie est longue. La vie, c'est un linceul taché
de vin, c'est une orgie où chacun se soûle, chante et a
des nausées ; c'est un verre brisé, c'est un tonneau de
vin âcre, et celui qui le remue trop avant y trouve souvent bien
de la lie et de la boue.
Tu veux connaître cela ? Pardieu ! C'est facile ; mais tu auras
le mal de mer avant cinq minutes et une envie de dormir, car tout cela
te fatiguera vite, car l'existence te paraîtra une mauvaise ratatouille
d'auberge, qu'on jette à chacun et que chacun repousse, repu
aux premières cuillerées ; car les femmes te paraîtront
de maigres mauviettes, les hommes de singuliers moineaux, le trône
une gelée bien tremblante, le pouvoir une crème peu faite,
et les voluptés de tristes entremets.
Un digne cuisinier, c'est vous, mon maître, qui nous servez toujours
ce qu'il y a de plus beau sous le ciel ; vous, qui donnez les jolies
pécheresses, laissant aux anges du ciel les dévotes jaunies.
A nous, dont la nappe est faite avec les linceuls des rois, qui nous
asseyons au large festin de la mort sur les trônes et les pyramides,
qui buvons le meilleur sang des batailles, qui rongeons les plus hautes
têtes de rois et qui, bien repus des empires, des dynasties, des
peuples, des passions, des larges crimes, revenons chaque jour regarder
le monde se mouvoir, les marionnettes gesticuler aux fils que nous tenons
dans la main, qui voyons passer, en riant, les siècles amoncelés,
et l'histoire avec ses haillons fougueux et sa figure triste, et le
temps, vieux faucheur glouton, aux talons de fer et à la dent
éternelle, tout cela, pour nous, tourne, remue, marche, s'agite
et meurt ; nous voyons la farce commencer, les chandelles brûler
et s'éteindre, et tout rentrer dans le repos et dans le vide,
dans lequel nous courons comme des perdus, riant, nous mordant, hurlant,
pleurant.
Ah ! Mon novice a la tête forte, tant mieux ! Nous avons beaucoup
de choses à lui montrer. D'abord un peu d'histoire, puis un peu
d'anatomie, et nous finirons par la gastronomie et la géographie.
Que faut-il faire ? Monter sur la montagne pour voir la plaine et la
cité ? Eh bien, oui, nous allons gravir sur quelque hauteur d'où
nous aurons un beau coup d'oeil. Je puis, pardieu ! Vous accompagner,
car le dieu du grotesque est un bon interprète pour expliquer
le monde.
Sur la montagne, les
forêts, le sauvage et sa famille. A l'horizon, une immense plaine,
couverte de pyramides, arrosée par des fleuves. Au fond, une
ville avec ses toits de marbre et d'or, un éclatant soleil. La
femme et l'homme sont entièrement nus, leurs enfants se jouent
sur des nattes, le cheval est à côté ; le sauvage
est triste, il regarde sa femme avec amour.
Le
Sauvage.
Oh ! Que j'aime la mousse
des bois, le bruissement des feuilles, le battement d'ailes des oiseaux,
le galop de ma cavale, les rayons du soleil, et ton regard, ô
Haïta ! Et tes cheveux noirs qui tombent jusqu'à ta croupe,
et ton dos blanc, et ton cou qui se penche et se replie quand mes lèvres
y impriment de longs baisers, je t'aime plein mon coeur. Quand ma bonne
bête court et saute, je laisse aller ses crins qui bruissent,
j'écoute le vent qui siffle et parle, j'écoute le bruit
des branches que son pied casse, et je regarde la poussière voler
sur ses flancs et l'écume sauter alentour ; son jarret se tend
et se replie, je prends mon arc et je le tends ; je le tends si fort
que le bois se plie, prêt à rompre, que la corde en tremble,
et, lorsque la flèche part et fend l'air, mon cheval hennit,
son cou s'allonge, il s'étend sur l'herbe, et ses jambes frappent
la terre et se jettent en avant.
La corde vibre en chantant et dit à la flèche : pars,
ma longue fille, et déjà elle a frappé le léopard
ou le lion, qui se débat sur le sable et répand son sang
sur la poussière. J'aime à l'embrasser corps à
corps, à l'étouffer, à sentir ses os craquer dans
mes mains, et j'enlève sa belle peau, son corps fume et cette
vapeur de sang me rend fier.
Il en est parmi mes frères qui mettent des écorces à
la bouche de leurs juments pour les diriger, mais moi, je la laisse
aller, elle bondit sur l'herbe, saute les fleuves, gravit les rochers,
passe les torrents, l'eau mouille ses pieds, et les cailloux roulent
sous ses pas.
Haïta.
Je me rappelle, moi,
que, le jour où je t'ai vu, j'aimai tes grands yeux où
le feu brillait, tes bras velus aux muscles durs, ta large poitrine
où un duvet noir cache des veines bleues, et tes fortes cuisses
qui se tendent comme du fer, et ta tête et ta belle chevelure,
ton sourire, tes dents blanches. Tu es venu vers moi ; dès que
j'ai senti tes lèvres sur mon épaule, un frisson s'est
glissé dans ma chair, et j'ai senti mon coeur s'inonder d'un
parfum inconnu. Et ce n'était point le plaisir de rester endormie
sur des fleurs, auprès d'un ruisseau qui murmure, ni celui de
voir dans les bois, la nuit, quelque étoile au ciel, avec la
lune entourée des nuages blancs, et toute la robe bleue du ciel
avec ses diamants parsemés, ni de danser en rond sur une pelouse,
vêtue avec des chaînes de roses autour du corps, non ! C'était...
je ne puis le dire.
Et puis sentir dans mon ventre s'agiter quelque chose, et j'avais un
espoir infini d'être heureuse, je rêvais, je ne sais à
quoi.
Et puis deux enfants sont venus, j'aimais à les porter à
ma mamelle, et quand je les regardais dormir, couchés dans notre
hamac de roseau, je pleurais, et pourtant j'étais heureuse.
Le
Sauvage.
Mon coeur est triste
pourtant, je le sens lourd en moi-même, comme une nacelle pesamment
chargée qui traverse un lac, les vagues montent et le pont chancelle.
Depuis longtemps déjà (car la douleur vieillit et blanchit
les cheveux) un ennui m'a pris, je ne sais quelle flèche empoisonnée
m'a percé l'âme et je me meurs.
Hier encore j'errais comme de coutume, mais je ne pressais point de
mes genoux les flancs de ma cavale, je ne tendais pas la corde de mon
arc ; je m'assis au milieu des bois et j'entendais vaguement la pluie
tomber sur le feuillage.
A quoi pensais-je alors ? Je regardais les herbes avec leurs perles
de rosée. En vain le tigre passait près de moi et venait
boire au ruisseau, en vain l'aigle s'abattait sur le tronc des vieux
chênes, je baissais la tête, et des larmes coulaient sur
mes joues. Quand ce fut le milieu du jour et que les rayons de l'astre
d'or percèrent en les branches, je vis cette lumière sans
un seul sourire. Oh ! Non, j'étais triste.
Et pourtant Haïta est belle, je n'aime point d'autre femme, mes
enfants sont beaux, mon cheval court bien, mon arc lance la flèche,
ma hutte est bonne et, quand j'y reviens, il y a toujours pour moi des
fruits nouvellement cueillis et du lait tiré à la mamelle
de ma vache blanche. Hélas ! J'ai pensé à des choses
inconnues, je crois que des fées sont venues danser devant moi
et m'ont montré des palais d'or dont j'étais le maître
; elles étaient là avec des pieds d'argent qui foulaient
le gazon, leur figure m'a souri, mais ce sourire était triste
et leurs yeux pleuraient. Que m'ont-elles dit ? J'ai oublié toutes
ces choses, qui m'ont ravi jusqu'au fond de l'âme ; et puis, quand
la nuit est venue, et qu'on entendit les vautours sortir avec leurs
cris féroces des antres de rocher, et que les chacals et les
loups traînaient leurs pas sous les feuilles, et que les oiseaux
avaient cessé de chanter sur les branches, tout fut noir ; les
feuilles blanches du peuplier tremblaient au clair de lune. Alors j'eus
peur, je me suis mis à trembler comme si j'allais mourir ou si
la nuit allait m'ensevelir dans un monde de ténèbres,
et pourtant mon carquois était garni, pourtant mon bras est fort,
et ma cavale était là, marchant sur les feuilles sèches,
elle qui fait des bonds comme une flèche sur un lac.
Et cette nuit, quand je ne dormais pas et que ma femme tenait encore
ma main sur son coeur, et que les enfants dormaient comme elle, des
désirs immodérés sont venus m'assaillir ; j'ai
souhaité des bonheurs inconnus, des ivresses qui ne sont pas,
j'aurais voulu dormir et rêver en paradis ! Il m'a semblé
que mon coeur était étroit, et pourtant Haïta m'aime,
elle a de l'amour pour moi plein toute son âme !
Un jour, je ne sais si c'est un songe ou si c'est vrai, les feuilles
des arbres se sont enveloppées tout à coup, et j'ai vu
une immense plaine rouge. Au fond, il y avait des tas d'or, des hommes
marchaient dessus, ils étaient couverts de vêtements ;
mon corps est nu, je me sens faible, la neige est tombée sur
moi, j'ai froid, je pourrais, en mettant sur moi quelque chose, avoir
toujours chaud. Quand je me regarde, je rougis ; pourquoi cela ?
D'autres femmes m'aimeraient peut-être davantage que Haïta...
comment peut-on mieux aimer qu'elle ? Elle m'embrasse toujours avec
le même amour ! ... mais pourquoi n'y aurait-il d'autres amours
dans l'amour même ?
Et puis les bois, les lacs, les montagnes, les torrents, toutes ces
voix qui me parlaient et me formaient une si vaste harmonie, me semblent
maintenant déserts, vides. J'étouffe sous les nuages,
mon coeur est étroit, il se gonfle, plein de larmes et prêt
à crever d'angoisse. Pourquoi donc n'y aurait-il pas des huttes
plus belles que la mienne, des bois plus larges encore, avec des ombrages
plus frais ? Je veux d'autres boissons, d'autres viandes, d'autres amours.
Et puis j'ai envie de quitter ce qui m'entoure et de marcher en avant,
de suivre la course du soleil, d'aller toujours et de gagner les grandes
cités d'où tant de bruit s'échappe, d'où
nous voyons d'ici sortir des armées, des chars, des peuples ;
il y a chez elles quelque chose de magique et de surnaturel ; au seuil,
il me semble que j'aurais peur d'y entrer, et pourtant quelque chose
m'y pousse. Une main invisible me fait aller en avant, comme le sable
du désert emporté par les vents ; en voyant les feuilles
jaunies de l'automne rouler dans l'air, j'ai souhaité d'être
feuille comme elles, pour courir dans l'espace. J'ai lutté avec
une d'elles, j'ai pressé les bonds de mon cheval, mais elles
se sont perdues dans les nuages, et les autres sont tombées dans
le torrent. Longtemps encore j'ai regardé le gouffre où
elles s'étaient englouties et la mousse tourbillonner alentour,
longtemps encore j'ai regardé les nuages avec lesquels elles
montaient, et puis je ne les ai plus revues.
Est-ce que je serai comme la poussière du désert et comme
les feuilles d'automne ? Si j'allais m'engloutir dans un gouffre où
je tournerais toujours ! Si j'allais aller dans un ciel où je
monterais toujours ! Pourquoi donc ai-je en moi des voix qui m'appellent
? Quand je prête l'oreille, il me semble que j'entends au loin
quelqu'un qui me dit : viens, viens !
Est-ce qu'il va y avoir une bataille, et que la plaine va être
couverte de mille guerriers avec leurs chevaux à la crinière
flottante, avec l'arc tendu, et la mort au bout de chaque flèche
? Oh ! Comme il y aura des cris et des flots de sang !
Non ! C'est peut-être un long voyage, comme celui des oiseaux
qui passent par bandes et traversent les océans ; et moi il faut
partir seul ! ... mais où irai-je ? Je n'ai pas des ailes comme
eux.
Je dirai donc adieu à ma femme, à mes enfants, à
ma hutte, à mon hamac, à mon chien, au foyer plein de
bois pétillant, au lac où je me mirais souvent, aux bois
où je respirais plein d'orgueil ; adieu à ces étoiles,
car je vais voir d'autres cieux... et ma cavale ? Faudra-t-il la laisser
? Mais, si elle mourait en chemin, les vautours viendraient donc manger
ses yeux ? ... et puis, quand mes enfants seront plus grands, ils monteront
dessus comme moi et ils iront à la chasse pour leur vieille mère...
mais la pauvre bête sera morte, la hutte sera détruite
par l'ouragan, l'herbe sera flétrie, tout ce qui m'entoure ne
sera plus et sera parti dans la mort !
Allons donc ! La nuit vient, la brise du soir me pousse, il faut partir,
je pars. Adieu mes enfants, adieu Haïta, adieu ma cavale, adieu
le vieux banc de gazon où ma mère m'étendait au
soleil, adieu, je ne reviendrai plus.
Satan.
Vite ! Vite donc ! N'entends-tu
point dans l'air des voix qui te disent de partir ? Pars donc !
Tu crains de quitter Haïta ? Je te donnerai d'autres femmes ; tu
crains de quitter ton cheval ? Je te donnerai des chars ; au lieu de
la hutte tu auras des palais, au lieu des bois tu auras des villes...
des villes, du bruit, de l'or, des bataillons entiers, une fournaise
ardente, une frénésie, une ivresse folle !
Oh ! Tu ne sais pas des joies, des voluptés, des raffinements
de plaisir ! Ton âme sera élargie et sera doublée,
des mondes y entreront et tourneront en toi.
Entends-tu la danse des femmes nues qui sourient, qui t'appellent ?
Oh ! Si tu savais comme elles sont belles, comme leurs corps ont de
l'amour ! Elles te prendront, te berceront sur leur poitrine haletante.
Entends-tu le bruit des armées, et les chars d'airain qui roulent
sur le marbre des villes ? Entends-tu la longue clameur des peuples
civilisés ? Le sang ruisselle, viens donc à la guerre
!
Et ils t'élèveront sur un trône, c'est-à-dire
que tu étais libre et tu seras roi ; tu verras sous toi, à
tes pieds, des armées et des nations, et quand tu frapperas du
pied tu broieras des hommes. Tu auras de larges festins, où l'ivresse
s'étendra sur ton âme ; ce sera des nouveaux mets, des
nouveaux vins, des frénésies inconnues.
Allons donc ! Entends-tu les coupes d'or qui bondissent, et les dents
qui claquent sur le cristal ? Entends-tu la volupté, la puissance,
l'ambition, toutes les délices du corps et de l'âme qui
te parlent, qui t'attendent, qui te pressent, qui t'entourent ?
La nuit vient, les étoiles montent au ciel, le vent s'élève,
les feuilles roulent sur l'herbe, marche !
Et tu iras en avant, toujours, jusqu'à ce que tu tombes à
la porte d'un palais d'or.
Le
Sauvage.
Adieu donc, adieu !
Je pars pour le désert, le vent me pousse avec le sable.
Je vois déjà l'oasis, j'entends les chants du festin.
Adieu Haïta, adieu mes enfants, adieu ma cavale, adieu les bois,
adieu les torrents !
Une voix m'a dit : marche ! Et il y avait en elle quelque chose qui
m'attirait et me charmait, adieu ! Adieu !
Le
Génie Du Sauvage.
Arrête ! Arrête
!
Non ! Non ! Reste à te balancer dans le hamac de jonc, à
courir sur ta jument, à dépouiller le léopard de
sa robe ensanglantée. Eh quoi ! L'eau du lac est pure, les chênes
sont hauts, et ta femme n'est-elle pas blanche ? Ne te rappelles-tu
plus ces nuits de délices sur le gazon plein de fleurs, quand
les arbres avaient des feuilles, que la lune éclairait le ruisseau,
et que les vents de la nuit, pleins de parfums et de mystères,
séchaient les sueurs de vos membres fatigués ? Eh quoi
! Vois donc le même soleil qui se couche dans l'horizon, il est
plus rouge que de coutume, il y a du sang derrière, il y a du
malheur dans l'avenir... comme la mousse est fraîche et verte,
comme le torrent mugit, plein d'écume ! Te faut-il donc d'autres
fleurs que celles des bois, d'autre musique que la cascade qui tombe,
d'autre amour que les baisers d'Haïta, d'autre bonheur que ta vie
?
Non ! Tu as en toi du plomb fondu qui te brûle, ton coeur est
un incendie, prends garde ! Avant qu'il ne soit cendres ton corps tombera
de pourriture et d'orgueil.
D'autres comme toi sont partis, hélas ! vers la cité des
hommes. Un soir ils ont dit un éternel adieu à leur femme,
à leur foyer ; ils ont quitté la vallée et la montagne,
le rivage que la vague chaque jour venait baiser de sa lèvre
écumeuse ; leurs femmes pleuraient, le foyer ne brûlait
plus, le chien aboyait sur le seuil et regardait la lune, la cavale
hennissait sur l'herbe.
Et on ne les a plus revus ! Car un démon les a pris et les a
perdus dans l'espoir qu'ils avaient, comme ces feux qui font tomber
dans les fleuves.
Ils sont allés longtemps. Mais qui pourra dire toute la terre
qu'ils ont foulée ! Successivement ils ont passé à
travers tout, et tout a passé derrière eux ; la route
s'allongeait toujours, le désert s'étendait comme l'infini,
le bonheur fuyait devant eux comme une ombre. En vain ils regardaient
souvent derrière, mais ils ne voyaient que la poussière
remuée par les ouragans, et ils arrivèrent ainsi dans
une satiété pleine d'amertume, dans une agonie lente,
dans une mort désespérée.
Non ! Non ! Ne quitte ni les bois où bondit le tigre sous ta
flèche acérée, ni le murmure du lac où les
cerfs viennent boire la nuit et troublent avec leurs pieds les rayons
d'argent de la lune, ni le torrent qui bondit sur les rocs, ni tes enfants
qui dorment, ni ta femme qui te regarde les yeux pleins de larmes, le
coeur gonflé d'angoisses. Mieux vaut la hutte de roseaux que
leur palais de porphyre, ta liberté que leur pouvoir, ton innocence
que leurs voluptés, car ils mentent, car leur bonheur est un
rire, leur ivresse une grimace d'idiot, leur grandeur est orgueil et
leur bonheur est mensonge.
Le sauvage n'écouta
point la voix de l'ange, il partit ; et Satan se mit à rire en
voyant l'humanité suivre sa marche fatale et la civilisation
s'étendre sur les prairies.
Mais ce n'est pas tout,
dit Yuk, entrons maintenant dans la ville, et ne nous amusons pas aux
bagatelles de la porte.
Il était nuit, aucun bruit ne sortait de la cité endormie,
on n'entendait qu'un vague bourdonnement comme des chants qui finissent
; ils entrèrent. Les rues étaient désertes, les
navires se remuaient et battaient du flanc les quais de pierre, la brise
se jouait dans les cordages, les eaux coulaient sous les ponts, la lune
brillait sur les dômes des palais, les étoiles scintillaient.
Les carrefours, les rues, longues promenades, places ouvertes, tout
était vide, et de blanches lueurs éclairaient tout cela
et faisaient remuer des ombres. Pas un nuage.
Yuk était avec eux.
Il faisait chaud, l'air était emprisonné entre les maisons,
et souvent des vents chauds semblaient s'élancer des dômes
de plomb et courir dans l'air comme une cendre invisible. Des hommes
étendus, ivres, dormaient par terre, d'autres étaient
morts ou semblaient dormir aussi. Il y avait quelque chose de sombre
et d'amer jusque dans le sommeil de la ville.
Yuk marchait devant eux, il guidait Smarh dans ce dédale impur,
et, chemin faisant, il tirait de sa poche une certaine poudre, il la
lançait en l'air ; on la voyait s'allonger en spirale, puis tomber
par les cheminées, et bientôt on voyait les murailles se
disjoindre et de volumineuses cornes s'étendre, comme l'envergure
d'une aile, pendant qu'une femme tournait le dos à un homme et
donnait son devant à un autre.
Quand Yuk ouvrait la bouche, c'étaient des calomnies, des mensonges,
des poésies, des chimères, des religions, des parodies
qui sortaient, partaient, s'allongeaient, s'amalgamaient, s'enchevêtraient,
se frisaient, ruisselaient, finissant toujours par entrer dans quelque
oreille, par se planter sur quelque terrain pour germer dans quelque
cerveau, par bâtir quelque chose, par en détruire une autre,
enfouir ou déterrer, élever ou abattre.
Chacun des mouvements de sa figure était une grimace, grimace
devant l'église, grimace devant le palais, grimace devant le
cabaret, devant le bougre, devant le pauvre, devant le roi. S'il allongeait
le pied, il faisait rouler une couronne, une croyance, une âme
candide, une vertu, une conviction.
Et il riait, après cela, d'un rire de damné, mais un rire
long, homérique, inextinguible, un rire indestructible comme
le temps, un rire cruel comme la mort, un rire large comme l'infini,
long comme l'éternité, car c'était l'éternité
elle-même. Et dans ce rire-là flottaient, par une nuit
obscure sur un Océan sans bornes, soulevés par une tempête
éternelle, empires, peuples, mondes, âmes et corps, squelettes
et cadavres vivants, ossements et chair, mensonge et vérité,
grandeur et crapule, boue et or ; tout était là, oscillant
dans la vague mobile et éternelle de l'infini.
Il sembla alors à Smarh que le monde était dépouillé
de son écorce et restait saignant et palpitant, sans vêtements
et sans peau. Son oeil plongea plus loin dans les ténèbres,
il crut un moment y voir des astres, les ténèbres étaient
encore là.
- Entrons ici, dit Yuk.
Et la porte d'un palais s'ouvrit devant eux. Ils montèrent par
un escalier de marbre, qui avait des taches de sang à chaque
marche, le pied broyait des coupes d'or et des têtes humaines,
et à chaque pas on sentait qu'on marchait sur de la chair, que
quelque chose s'enfonçait sous vous et que des soupirs montaient.
Ils se trouvèrent dans une salle où il y avait un trône.
Au pied de ce trône, un homme pâle, maigre, dans un manteau
de pourpre. Il avait des nuits sans sommeil, celui-là, sa vie
était une angoisse, passée à tenir un misérable
morceau de bois doré qu'il avait dans les mains, et il marchait
soucieux auprès de son trône, et, quand il le voyait prêt
à pencher, il le soulevait et mettait dessous pour le soutenir
de la corruption et de l'or, des têtes humaines qu'il allait chercher
dans la foule. Et tous les vices se traînaient à genoux
à ses pieds, toutes les vertus s'inclinaient à son passage,
toutes les convictions se fondaient comme du plomb devant son sourire,
et tous les péchés capitaux le harcelaient et le tiraient
par son linceul de pourpre, dont ils arrachaient quelques lambeaux.
Et l'Ambition lui disait : « Tiens, voilà des empires,
voilà des hommes, des lauriers, de la gloire, de la poudre, des
combats, des cités ; la poudre des combats tourbillonne déjà
; en route, à la guerre ! » et il sautait sur un cheval
nu et le frappait à deux mains, il courait sur les hommes, brûlait
les villes, le pied de son coursier cassait des crânes et des
couronnes, le sang de la guerre fumait devant lui, il avait des vêtements
pleins de sang et des mains rouges, et il appelait cela de la gloire.
Et la Luxure lui disait :« tiens, voilà des femmes et des
voluptés, tout est à toi, à toi, le roi. En est-il
une qui résistera au maître ? Et si elle résistait
tu pourrais l'étouffer dans tes bras et tu aurais son cadavre
tout chaud et tout palpitant. N'as-tu pas des femmes qui s'épuisent
en inventions pour te plaire ? N'as-tu pas des poètes qui cherchent
pour toi les raffinements les plus inouïs ? Tiens, voilà
des parfums qui fument, des femmes nues et étendues sur des roses,
il est nuit, elles t'appellent de leurs voix douces comme des sons de
la flûte. » Et il se ruait, comme une bête fauve,
sur les gorges et sur les ventres des courtisanes et des dames de haut
parage ; il rugissait de plaisir, il se traînait comme un porc
dans sa fange ; avec toutes ses richesses il n'était qu'ignoble,
avec toute sa gloire il était vil.
Les nuits, les jours, les crépuscules et les aurores, tandis
que les esclaves nues dansaient en chantant, que la fanfare retentissait
sous les voûtes dorées, il était entouré
d'une troupe de beautés ; toujours il avait quelque belle tête
sur ses lèvres, de beaux bras blancs sur son cou ; et en foule
venaient les pères, les époux, les frères, les
fils, vendre leur fille, leurs femmes, leurs soeurs, leur mère.
Des brunes, des blondes, andalouses à la peau cuivrée
et aux cheveux noirs, femmes d'Asie aux mamelles pendantes, bondissantes
et nues, filles de Grèce aux formes pures et aux yeux bleus,
et celles du nord, blondes comme les soleils d'automne, blanches comme
le lait des montagnes, toutes pour lui étaient là, prêtes,
parées ou nues ; pour lui toutes les fleurs, tous les parfums,
toutes les voluptés, toutes les amours.
Il y nageait, il s'y plongeait, il en prenait tant que son coeur pouvait
en contenir, il les jetait et en prenait d'autres. Il aimait la femme
aux mots d'amour, et la bouche aux dents fraîches, et les épaules
blanches, couvertes d'une onde de cheveux noirs, et, quand il sentait
des genoux presser ses flancs et des bras le serrer sur des seins nus,
il se pâmait, il se mourait. Il était fou, idiot, stupide
; il sentait avec un enivrement machinalement une sueur de femme couler
sur son corps, il tombait en fermant les yeux et rêvant d'autres
voluptés, d'autres fanges dans son sommeil.
Et l'Avarice lui disait : « De l'or ! De l'or ! » et il
était pris d'une cupidité insatiable. De l'or ! Il y avait
dans ce mot-là une frénésie satanique, et il amassait,
il en amassait jusqu'au ciel, il en tirait de tout, des hommes et des
choses ; il pressait tout dans ses mains et ses mains suaient l'or,
il avait des machines qui lui en faisaient, et il en avait de quoi combler
des océans, il s'y roulait dessus et disait qu'il était
riche. D'autres fois, il était jaloux, par caprice, d'un haillon
et il le volait ; s'il voyait une parcelle de quelque chose, il avait
une soif de l'avoir, il avait du poison dans les veines.
L'orgueil lui disait : « Vois donc ! Regarde tes flottes, tes
océans, tes empires, tes peuples esclaves ; tout à toi,
à toi ! » et il se trouvait grand, fort, beau, il se faisait
dresser des autels, il était plein d'orgueil, et son orgueil
l'étouffait de plus en plus, comme s'il avait eu une tempête
dans l'âme, qui se fût gonflée toujours.
Il courait donc de ses trésors à ses maîtresses,
de ses esclaves à ses maîtresses, esclave lui-même,
captif de ses vices, esclave et gêné d'un pli de rose sous
lui. Mais quelqu'un vint qu'on n'attendait pas, il frappa à la
porte à grands coups de pieds et il l'enfonça. Tout tomba,
les lumières s'éteignirent, le trône fut emporté
par le vent, le palais fut fauché, le roi et ses empires, ses
voluptés, ses crimes, tout cela dans son linceul, tout cela poussière
et néant.
Oh ! Yuk se mit à rire, à rire toujours et longtemps ;
Satan dit que cela l'ennuyait et qu'il en avait vu assez.
-De l'érotique, du burlesque, du pastoral, du sentimental, de
l'élégiaque ! Voyons, Yuk, une littérature au lait
pour un poitrinaire !
Yuk.
Que voulez-vous que
nous montrions au novice ? Des fiancés, des mariés ou
des morts ? Un mensonge ou un serment ?
Satan.
Oui.
Yuk.
Ensemble, n'est-ce pas
? Car serment et mensonge sont synonymes, ainsi que mariés et
cocus, ainsi que fiancés et morts.
Petite comédie bourgeoise.
Scène première.
Un salon confortable,
une maman qui tricote avec des mitaines, une lampe avec un abat-jour,
un jeune homme et une jeune fille s'entreregardent.
Le
Jeune Homme.
Eh bien ?
La
Jeune Fille.
Eh bien ?
Le
Jeune Homme.
Mademoiselle !
La
Jeune Fille.
Monsieur !
Le
Jeune Homme.
Chère amie, je
vous aime (ici un baiser), je vous aime de tout mon coeur ; si vous
saviez...
La jeune fille lève
un regard, le jeune homme pousse un soupir, la maman les regarde avec
complaisance.
La conversation continue, on parle des projets de mariage, d'une tenue
de maison ; la jeune fille fait grande parade d'économie, le
jeune homme grand étalage de magnificence.
On s'enhardit. Chaque matin le jeune homme arrive avec un gros bouquet,
et en sortant de chez sa fiancée il va chez son médecin,
qui finit de le purger d'une incommodité gênante un jour
de noces et dangereuse pour l'épousée.
C'était un bon garçon, il avait fait son droit et avait
fort bien usé de ses trois ans d'étudiant ; il avait débauché
un régiment de modistes et les avait toutes laissées en
disant : " Tant pis ! Des femmes comme ça ! " il ne
savait plus que faire, il lui avait pris envie de se ranger, de payer
ses dettes, de s'établir et de se marier.
Sa femme était gentille, une grande fille blonde de dix-huit
ans, élevée sous l'aile d'une bonne mère, chaste,
blanche, timide.
Il l'aimait, il le croyait, il avait fini par se le persuader, il en
était convaincu. S'il avait eu plus d'imagination, il se serait
posé comme un amoureux de drame ; cela lui semblait drôle
tout de même.
Mais le jour des noces arriva, la mariée était jolie comme
un ange, le jeune homme était beau comme un gendarme ; l'une
rêvait à mille instincts confus, pauvre colombe enfermée
dans la cage et qui n'avait entrevu, entre les barreaux de l'honnêteté
et le voile obscur des convenances, qu'un coin de ce grand ciel qu'on
appelle amour ; l'autre pensait en termes plus précis et en images
plus distinctes à la nuit qui allait venir : « une vierge,
se disait-il, une femme comme cela ! » et il n'en revenait pas
d'étonnement.
Scène
II.
Une église, des
conviés, des mendiants ; les prêtres rayonnent, les pièces
d'argent tombent goutte à goutte dans l'offerte, beaucoup de
cierges. Les mariés sont à genoux, la jeune fille frémit,
palpitante d'une joie pure ; le jeune homme est frisé et a des
gants blancs, il a été une heure à se laver les
mains avec différents savons d'or, il embaume.
A l'hôtel de ville on prononce le « oui É d'une voix
claire, tout est fini.
Yuk alors se met à rire, à rire de ce fameux rire que
vous savez ; il a raison, car il a devant lui au moins un demi-siècle
de ménage.
Nous sommes trop moraux pour nous appesantir sur la nuit de noces et
dire tout ce qui s'y fit, ce serait cependant curieux, mais la décence,
cette maquerelle impuissante, nous en empêche. Passons à
la
Scène
III.
Lune de miel (voyez
la Physiologie du mariage , du sire De Balzac, pour les phases successives
de la vie matrimoniale).
La femme s'aperçoit que son mari est beaucoup plus bête
qu'elle ne le croyait ; il lui avait paru si spirituel, quand il n'était
encore qu'un fiancé (suivant l'expression poétique), un
parti (suivant l'expression sociale), un bon ami (comme disent les cuisinières),
et une p... dans l'horizon (suivant nous) !
De plus elle aimait la poésie, les rêves, les pensées
capricieuses, brumeuses et vagabondes ; et son mari commence par lui
dire que Lamartine est incompréhensible, que les rêveurs
sont des fous, qu'il n'y a de vrai que l'argent et la géométrie.
Elle avait dans le coeur toute une couronne de fleurs parfumées,
fleurs de poésie, fleurs d'amour, elle avait, plein son âme,
une joie sereine, pure et religieuse ; et feuille à feuille,
jour à jour, il marche sur ses illusions, sur ses pensées
d'enfant, avec le gros rire brute de l'homme qui triomphe, de la raison
écrasant la poésie. Il fallait dire adieu à toutes
ces diaphanes rêveries, où son esprit se berçait
si mollement dans un ciel sans limites, dans un Océan de délices
et d'extases sans bord, sans rivage ! Quitter ses auteurs favoris qu'elle
lisait les jours d'été, assise à l'ombre des ormes,
ses chers poètes aux vaporeuses poésies, traités
d'imbéciles par un homme de beaucoup d'esprit, disait-on !
Elle eut du dépit d'abord, puis elle finit par se persuader qu'elle
avait tort, elle commença à aimer le monde, à vouloir
aller au bal. Son mari y consentit, il était fier de faire briller
sa femme et de montrer ses diamants ; il pouvait se dire, en regardant
les hommes lui presser la taille demi-nue, en faisant le plus gracieux
sourire qu'il leur était possible : " cette femme est à
moi ; vous avez le sourire, moi j'ai le baiser ; vous avez la main gantée,
le pied chaussé, le sein voilé, et moi j'ai la main nue,
le pied nu, le sein découvert. à moi ces voluptés
que vous rêvez sur elle, à moi cette beauté qui
brille, ces yeux qui regardent, ces diamants qui reluisent ; à
moi tous les trésors que vous convoitez ! Ainsi l'orgueil s'était
placé dans cet amour et le remplissait tout entier.
Scène
IV.
Elle eut un enfant,
le plus joli du monde ; elle l'aimait, le caressait, le baisait à
toute heure du jour ; c'était des joies sans fin, car c'était
toute sa joie et son amour que cet enfant-là.
Son mari trouvait que ses couches l'avaient rendue laide, les cris de
son fils l'ennuyaient, il ne l'aima que plus tard, lorsque la réputation
du fils eut rejailli sur le père.
Cependant il retourna chez les filles et recommença sa vie de
garçon. Sa femme restait le soir auprès du berceau, à
prier Dieu et à pleurer. De temps en temps l'enfant ouvrait les
bras et bégayait, ses petites mains potelées flattaient
les joues de sa mère, rougies par de grosses larmes.
Scène
V.
Ce fut donc, d'une part,
une vie de dévouement, de sacrifices, de combats ; et, de l'autre,
une vie d'orgueil, d'argent, de vice, une vie froide et dorée
comme un vieil habit de valet tout galonné ; et ils restèrent
ainsi étrangers l'un à l'autre, habitant sous le même
toit, unis par la loi, désunis par le coeur.
Il y eut d'un côté des larmes, des nuits pleines d'ennui,
d'angoisses, des veilles, des inquiétudes, de l'amour ; et de
l'autre, des soucis, des sueurs, de l'envie, de la haine, des remords,
des insomnies, des mensonges, une vie misérable et riche.
Tous deux allèrent où tout va, dans la mort. La femme
mourut d'abord, seule avec un prêtre et son fils ; on vint dire
à monsieur que madame était morte ; il s'habilla de noir
et fit commander le cercueil.
La scène VI est
toute remplie par un rire de Yuk, qui termina ici la comédie
bourgeoise, en ajoutant qu'on eut beaucoup de peine à enterrer
le mari, à cause de deux cornes effroyables qui s'élevaient
en spirales. Comment diable les avait-il gagnées, avec une petite
femme si vertueuse ?