Smarh Satan.
Ah ! Cela est vrai, je me rappelle ! Tu étais donc heureux, toi, tu jouissais d'une béatitude pure et éternelle, tandis que, tout autour de toi, tout ce qui vivait se tordait dans une angoisse infinie, éternelle. Quoi ! Tu n'avais jamais senti tout ce qu'il y avait de faux dans la vie, d'étroit, de mesquin, de manqué dans l'existence ; la nature te paraissait belle avec ses rides et ses blessures, ses mensonges ; le monde te semblait plein d'harmonie, de vérité, de grâce, lui, avec ses cris, son sang qui coule, sa bave de fou, ses entrailles pourries ; tout cela était grand, ce monceau de cendres ! Ce mensonge était vrai ! Cette dérision te semblait bonne ! Smarh. Mais depuis que vous êtes avec moi, tout est changé, maître, je ne sais combien de choses sont sorties de moi, combien de choses y sont entrées ; il me semble, depuis, que l'infini s'est élargi, mais est devenu plus obscur.
C'est cela, vois-tu ; à mesure qu'on avance, l'horizon s'agrandit ; on marche, on avance, mais le désert court devant vous, le gouffre s'élargit. La vérité est une ombre, l'homme tend les bras pour la saisir, elle le fuit, il court toujours. Smarh. Je croyais l'avoir en entier, je croyais qu'il n'y avait que Dieu. Satan. Tu n'avais donc jamais entendu parler du Diable ? Smarh. Oui, par les pécheurs qui venaient vers moi, mais il s'était toujours écarté de mon coeur, tant j'étais pur. Satan. Pur ? Mais il n'y a rien que le souffle du démon ne puisse flétrir. Tu ne savais pas qu'il remue tout dans ses mains armées de griffes, et que tout ce qu'il remuait il le déchirait, les âmes et les corps, l'infini et la terre ? Partout est la puissance du mal, elle s'étend sur tout cela, et l'homme s'y jette, avide de pâture et d'erreurs. Smarh. Le péché seul est pouvoir du démon, c'est lui qui l'enfante ; mais le bien ? Satan. Où est-il ? Dis-moi donc quelque chose qui soit bien ? Pourquoi cela est bien ? Qui donc a établi les lois du bien et du mal ? Montre-moi dans la création quelque chose fait pour ton bonheur, quelque chose de vrai, de saint, d'heureux ? Dis-moi, n'as-tu jamais senti ta volonté s'arrêter à de certaines limites et ne pouvoir les franchir, tes larmes couler, la tristesse inonder ton âme, le mystère apparaître et t'envelopper ? N'as-tu jamais contemplé le regard creux d'une tête de mort et tout ce qu'il y avait d'inculte et de néant dans ces os vides ? Pourquoi donc les fleurs que tu portes à tes narines se flétrissent-elles le soir ? Pourquoi, quand tu prends un serpent, il te pique ? Pourquoi, quand tu aimes un homme, te trahit-il ? Pourquoi, quand tu veux marcher, la terre s'abaisse-t-elle sous ton pied ? Pourquoi, quand tu veux marcher sur les flots, s'abaissent-ils sous toi pour t'engloutir ? Pourquoi faut-il te vêtir, te nourrir toi-même, avoir besoin de quelque chose, dormir, marcher, manger ? Pourquoi sens-tu le poignard entrer dans tes chairs ? Pourquoi tout ce qui est autour de toi s'est-il conjuré pour te faire souffrir ? Pourquoi vis-tu enfin pour mourir ? Smarh. Oui, le repos est dans la tombe. Satan. Non ! Je trouble la paix des tombes, moi ! Non ! La mort donne la vie, et la création serait de la corruption, le fumier fertilise et le bourbier féconde. Smarh. N'est-ce pas la perpétuité de l'existence, l'immortalité des choses ? Satan. Oui, l'immortalité des vers de la tombe et des pourritures. Il faut que tout vive, que tout renaisse et souffre encore. Smarh. Pourquoi, comme tu le dis, cela est-il manqué ? Pourquoi le souffle du mal féconde-t-il la terre ? Pourquoi n'est-ce pas comme je le pensais ? Pourquoi es-tu venu me troubler dans ma béatitude, me réveiller de ce songe ? Placé sur cet infini, je sens mon âme défaillir de tristesse et d'amertume. Satan. C'est le mystère du mensonge et de la vie ; le vrai n'est que le vautour que tu as en toi et qui te ronge. Smarh. Dieu est donc méchant ? Moi qui le bénissais ! Satan. Tu ne peux savoir si son oeuvre est bonne ou mauvaise, car tu n'as pas vécu, tu es à peine un enfant sorti de ses langes et de sa crédulité. Oui, celui qui a fait tout cela est peut-être le démon de quelque enfer perdu, plus grand que celui qui hurle maintenant, et la création elle-même n'est peut-être qu'un vaste enfer dont il est le dieu, et où tout est puni de vivre. Smarh. Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! J'aimais à croire, à rêver à ton paradis, aux joies promises ; j'aimais à te prier, j'aimais à t'aimer ; cette foi me remplissait l'âme, et maintenant j'ai l'âme vide, plus vide et plus déserte que les gouffres perdus dans l'immensité qui m'enveloppe. J'aimais à voir les roses où ta rosée déposait des larmes qui tombaient avec les parfums qu'elles contiennent, j'aimais à les cueillir, à me plonger dans le nuage d'encens... à répandre des fleurs sur ton autel. Satan. Va, les fleurs les plus belles sont celles qui croissent sur les tombes ; elles rendent hommage à la majesté du néant, elles parfument les charognes sous les couvercles de leurs pierres. Smarh. Je pensais que tout était grand, insensé que j'étais ! Sot que j'étais dans mon coeur ! Ce bonheur était celui de la brute. Le bonheur est donc pour l'ignorance ; maintenant que je sais, je vois qu'il n'y a rien, et cependant j'ai peur. C'est donc le mal qui a créé toutes ces beautés, c'est l'enfer qui a fait toutes ces choses ? Oh ! Non, non, j'aime encore, j'ai en moi l'amour qui gonfle ma poitrine. Cependant celui qui me conduit jusqu'ici est fort et vrai, sans cela l'aurait-il pu ? Satan. Oui, celui qui te mène ici, celui qui se joue avec toi et qui fait trembler le monde, est fort car il brave tout, et vrai car il souffre. Ils montent encore. Smarh. Oh ! Grâce ! Grâce ! Assez ! Assez ! Je tremble, j'ai peur, il me semble que cette voûte va s'écrouler sur moi, que l'infini va me manger, que je vais m'anéantir aussitôt ! Satan. Et tout à l'heure tu te sentais grand ! A la stupeur première avait succédé l'enivrement de la science, tu te regardais déjà comme un dieu pour être monté si haut dans l'infini, et tu as peur de ce qui faisait ta gloire ! Smarh. Plus on avance dans l'infini, plus on avance dans la terreur. Satan. Quelle terreur peut assaillir la créature de Dieu ? Tu étais si grand, si haut, si heureux ! Et maintenant tu es si bas, si tremblant, si petit ! C'est donc cela, un homme ? De la grandeur et de la petitesse, de l'insolence et de la bêtise ! Orgueil et néant, c'est là ton existence. Smarh. Non ! Non ! Je ne sais rien, et c'est cela qui me fait mal ; je ne sais rien, l'angoisse me ronge, et tu sais, toi ! Mais pourquoi donc ces mondes ? ... pourquoi tout ? ... pourquoi suis-je là ? ... oh ! Il y a deux infinis qui me perdent : l'un dans mon âme, il me ronge ; l'autre autour de moi, il va m'écraser. Satan. Ah ! Ton ignorance te pèse et les ténèbres te font horreur ? Tu l'as voulu ! Smarh. Qu'ai-je voulu ? La science. Eh bien, la science, c'est le doute, c'est le néant, c'est le mensonge, c'est la vanité. Smarh. Mieux vaudrait le néant ! Satan. Il existe, le néant, car la science n'est pas. Veux-tu monter encore ? Veux-tu avancer toujours ? Oh ! L'horrible mystère de tout cela, si tu le connaissais ! Ta peau deviendrait froide, et tes cheveux se dresseraient, et tu mourrais, épouvanté de tes pensées. Smarh. Oh ! Non, non, j'ai peur ! Cet infini me mange, me dévore ; je brûle, je tremble de m'y perdre, de rouler comme ces planches emportées par les vents et de brûler comme elles par des feux qui éclairent ; assez ! Grâce ! Satan. Cependant je t'aurais poussé bien loin dans le sombre infini. Smarh. Mais toujours dans le néant. Non, non, fais-moi redescendre sur ma terre, rends-moi ma cellule, ma croix de bois, rends-moi ma vallée pleine de fleurs, rends-moi la paix, l'ignorance. (ils descendent.) Merci ! Ou plutôt fais-moi connaître le monde, mène-moi dans la vie ; tu m'as montré Dieu, montre-moi les hommes. Satan. Oui, viens, suis-moi, je te montrerai le monde et tu reculeras peut-être aussi épouvanté ; viens, viens, je vais te montrer l'enfer de la vie ; tu vois les tortures, les larmes, les cris, viens, je vais déployer le linceul, en secouer la poussière, je vais étendre la nappe de l'orgie pour le festin ; viens à moi, créature de Dieu, viens dans les bras du démon, qui te berce et t'endort. La mer, des prairies, de hautes falaises ; temps calme ; le soleil se couche sous les flots. Smarh. Me voilà enfin sur la terre ! L'homme naturellement s'y sent bien, il y est né. Satan. Pourquoi la maudit-il toujours ? Smarh. Moi, je suis fait pour y vivre ; comme cette nature est belle ! Satan. Et comme tu la comprends bien, n'est-ce pas ? Comme ses mystères te sont dévoilés ? Smarh. Tu as beau m'entourer de tes subterfuges et de tes sophismes, je ne suis plus ici dans les régions du ciel, où tous ces mondes errants m'effrayaient ; non, j'étais fait pour celui-ci, c'est sur lui qu'il faut vivre. Satan. Et mourir aussi, n'est-ce pas ? Il y a longtemps que tu y respires, que tu y souffres, créature humaine ; explique-moi donc le mystère d'un de ces grains de sable que tu foules à tes pieds ou celui d'une goutte d'eau de l'Océan ? Smarh. Mais regarde toi-même comme la mer est douce et comme les rayons du soleil lui donnent des teintes roses sous ces ondes vertes ! Sens-tu le parfum de la vague qui mouille le sable, comme les flots sont longs et forts, comme ils roulent, comme ils s'étendent ? Vois donc cette bande d'écume qui festonne le rivage avec des coquilles et des herbes ; regarde comme cela est loin et large, quelle beauté ! Nieras-tu que mon âme ne s'ouvre pas à un pareil spectacle, quand j'entends cette mer qui roule et meurt à mes pieds, quand je vois cette immensité que j'embrasse de l'oeil ? Satan. Aussi loin que ton oeil peut voir, oui ; tu vois l'infini, jusqu'à l'endroit où ton esprit s'arrête, et tu crois l'avoir saisi quand tu as glissé dessus. Smarh. Mais non, tout cela est trop beau pour n'être pas fait pour l'homme, pour son bonheur, pour sa joie. Vois donc aussi ces hautes falaises blanches sur lesquelles plane la mouette aux cris sauvages, aux ailes noires ; vois plus loin ce pâturage touffu avec ses herbes tassées et ses fleurs ouvertes. Satan. Et regarde aussi comme tu es petit au pied des rochers, comme tu es petit même auprès des brins d'herbe que foulent les boeufs et qui se redressent après. Oui, tu es plus faible que ces cailloux que la mer roule en criant, comme si elle avait des chaînes dans le ventre. Smarh. Mais le caillou est immobile et mon pied le pousse. Satan. Et toi donc ? N'y a-t-il pas un pied aussi qui t'écrase sous son talon invisible ? Ecrase donc un grain de sable, homme fort ! Smarh. Mais je marche sur l'Océan, je me dirige sans sentier et sans chemin. Satan. Traces-en un qui dure une seconde, avec la quille de mille flottes. Smarh. J'évite sa colère. Satan. Fais-en une semblable. Smarh. J'échappe à ses coups. Satan. Quand ils ne sont plus. Smarh. Tout cela, te dis-je, m'a été donné par Dieu. N'ai-je pas une intelligence qui m'a fait le roi de la création, qui m'a placé au premier rang, qui dompte la nature, la maîtrise et la bâillonne ? N'est-ce pas moi qui remue la terre, bâtis des villes, dirige le cours des fleuves ? Dis, nieras-tu la puissance de l'homme ? Satan. Non ! Honneur à l'homme qui bâtit, bouleverse, remue, qui s'agite, qui construit, qui meurt ! Honneur aussi à la mort qui fait les poussières et les ruines, qui dévore le passé, qui abat les palais construits ! Honneur à la nature qui fait naître l'homme, qui le conduit avec des guides de bronze, qui le maîtrise par tous les sens, qui le tourmente sous toutes les formes, qui le fait mourir, le dissout et le reprend dans son sein ! Puissance et éternité pour l'homme qui vit et qui souffre, pour ses oeuvres indestructibles, pour ses ouvrages sans fin, pour sa poussière immortelle ! Smarh. Le peu de durée de nos oeuvres n'en prouve pas moins la puissance. Satan. C'est-à-dire que ta force prouve ta faiblesse ; tu es éternel et tu meurs, tu es fort et tout te dompte, tes oeuvres sont durables et elles périssent ; le palais que tu as habité dure moins que la tombe qui renferme ta poussière, et l'un et l'autre deviennent poussière aussi ; puis rien, comme toi. Smarh. Les oeuvres de l'homme ont changé la face du globe. Satan. Oui, la terre avait des forêts et tu les as coupées, les prairies avaient de l'herbe et tes troupeaux l'ont mangée, elle renfermait un principe de création et tu l'as épuisée par la culture. Tu crois que tes moyens artificiels et le misérable fumier que tu répands feront une création quelconque, une fécondité, non, non, te dis-je ; jeté sur le monde, tu as voulu, dans ton orgueil immense, dompter cette nature qui t'environne, tu as voulu être grand auprès de cette grandeur, tu as cru être immortel auprès de la vie, et tu n'as que la faiblesse et le néant. Smarh. Oh ! Tu mens ! Je me sens fort. Satan. Vraiment ! Comment donc ? Smarh. Sur tout ; sur les animaux d'abord. Satan. Par ta ruse, c'est-à-dire que tu as pris la pierre et tu l'as élevée unie, mais la pierre tombe et roule, et les champs sont maintenant où il y avait des tours, et les pyramides sont moins hautes que les herbes, sous la terre ; tu as resserré les fleuves, mais les fleuves se sont répandus dans tes campagnes ; tu as voulu arrêter la mer dans des quais, et tu t'es cru grand parce que chaque jour elle venait battre à la même place, mais peu à peu elle a mangé lentement la terre, chaque jour elle la dévore. Smarh. Est-ce que tout, au contraire, dans la création n'est pas ordonné sur une échelle de forces et d'intelligences successives ? Satan. Oui, et de misères. Continue. Smarh. Est-ce que je ne suis pas supérieur au cheval, et le cheval à la fourmi, et la fourmi au caillou ? Satan. Oui, puisque tu es sur le cheval et que tu l'accables, et que le cheval écrase la fourmi, et que la fourmi creuse la terre. Smarh. Est-ce que je n'ai pas une âme, une âme qui entend, qui sent, qui voit ? Satan. Qui souffre aussi ! Oui, tu es plus grand par tes malheurs que tout ce qui t'entoure, grandeur digne d'envie ! Le géant souffre plus que les insectes ! Tu te crois le maître de l'Océan, de la terre, tu fonds les métaux, tu cisèles la pierre, tu fends l'onde, eh bien, quand la fournaise bout et que l'airain ruisselle à flots rouges, quand la pierre crie sous ton marteau, quand la terre gémit sous tes coups, quand les vagues murmurent en battant la proue de tes navires, oui, tout cela souffre moins que toi seul, ici, sans travail, sans rien qui te déchire la peau, ni t'arrache les entrailles, ni te lime la chair, mais seulement les yeux levés vers le ciel, l'abîme, et demandant pourquoi cela ? Pourquoi ceci ? Smarh. C'est vrai, comment donc ? Satan. C'est que le ciel te montre ses feux, mais ses feux te brûlent ; que la mer s'étend devant toi, ouvre sa surface, mais elle t'engloutit ; c'est que ton intelligence te sert, mais te trahit et te fait souffrir ; c'est que l'infini est ouvert devant toi, mais sans bornes et sans fin, et qu'il te perd. Les oiseaux de nuit, des vautours, des mouettes sortent des rochers et viennent planer alentour. De temps en temps ils s'abattent sur le rivage en troupes et vont tirer des varechs ou des débris dans la mer. Les vagues bondissent, et leur bruit retentit dans les cavernes. Smarh. Cette nature est sombre. Satan. Tout à l'heure tu la trouvais si riante. Smarh. Il en est ainsi quand le soleil n'éclaire plus et que les ténèbres enveloppent la terre. Satan. Comme des langes qui la couvrent. L'écume saute sur les rochers à fleur d'eau et, quand le flot s'est retiré, un silence se fait et l'on n'entend plus que le clapotement, toujours diminuant, des derniers battements de la vague entre les grosses pierres, puis, au loin, un bruit sourd. Les oiseaux de proie redoublent leurs cris déchirants. Smarh. O puissance de Dieu, que vous êtes grande ! Satan. Et terrible, n'est-ce pas ? Ne sens-tu rien dans ton coeur qui fléchisse et qui te crie que tu es faible, humble et petit devant tout cela ? Smarh. Oui, la nature fait peur ; ici tout n'est donc que crainte, appréhension ? Satan. Quand l'homme marche, son pied glisse, il tombe ; quand sa pensée travaille, il glisse aussi, il tombe encore, il roule toujours, tu sais. Les étoiles disparaissent au ciel, de gros nuages passent sur la lune, la lueur blanche de celle-ci perce à travers ; bientôt les ténèbres couvrent le ciel, et l'obscurité n'est interrompue que par les lignes blanches que font les vagues sur les brisants. On entend des cris sauvages, les vagues sont furieuses. Smarh. Comme la mer mugit ! Sa colère est terrible. Satan. Ce sont les oeuvres de Dieu, elles frappent, elles déracinent, elles dévorent. Vois comme les rochers sont frappés ; entends-tu l'Océan qui les ébranle et qui voudrait les déraciner pour les rouler dans son sein avec les grains de sable ? Smarh. Comme les vagues sont hautes ! (il se rapproche de lui.) Celle-ci monte, elle va me prendre dans son vaste filet d'écume pour me rouler avec elle... ah ! Elle tombe, elle meurt... Au secours ! Au secours ! Il veut fuir. Satan l'arrête. Satan. Que crains-tu donc, homme fort ? Tâche de donner un coup de pied à l'Océan, ta colère ne fera pas seulement jaillir un peu d'eau. Smarh veut courir, il trébuche, il tombe sur les pierres ; Satan le traîne pour le relever. Les vautours battent des ailes contre les rochers et ne peuvent monter plus haut. De grosses vagues noires se gonflent en silence et s'abaissent, la mer semble lassée. Smarh. Grâce ! Grâce ! Satan, le traîne sur les genoux. Debout ! Debout ! Homme fort, la tête haute devant la tempête ! Est-ce de cela que tu as peur ? Une vague, qu'est-ce donc ? N'as-tu pas une âme immortelle ? Que te fait la vie ? Smarh. Pitié ! Pitié ! Satan. Allons donc, image de Dieu, sois aussi grand que la pierre qui résiste. Smarh. Tout me manque. Si cette mer allait avancer encore ! Si ces rochers allaient marcher vers le rivage ! ... la mer va m'entraîner ! Quels horribles cris ! Les herbes marines, déracinées, flottent sur la mousse des flots ; les vagues sont fortes et cadencées ; un bruit rauque se fait entendre quand le flot se retire. On dirait que la mer veut arracher le rivage, elle se cramponne aux galets, mais elle glisse dessus. Smarh. Comme la création est méchante ! Est-ce qu'il y a eu toujours autant de fureur dans l'existence, autant de cruauté dans ce qui est fort ? Pitié, mon maître ! Dis-moi donc si cela dure toujours, si cette colère est éternelle. Satan. Voyons ! Toujours ! Smarh, ne t'ai-je pas dit que le mal était l'infini ? Smarh. Non, l'homme n'est point cela. Son corps tombe sous les coups, son coeur se ploie sous la douleur. Satan. Car son corps n'est point d'acier, mais son coeur est de bronze au dehors et de boue au dedans. Oh ! Pauvre homme ! Tu es bien pétri de terre, l'eau et le soleil te soulagent et te nuisent. Smarh. Pourquoi donc tant de maux ? Pourquoi la vie est-elle ainsi pleine de douleurs ? Satan. Pourquoi la vie elle-même ? Pourquoi la tempête ? Si ce n'est pour faire et pour briser l'une et l'autre. Smarh. Et cela est depuis des siècles, et la terre n'est pas usée ! Satan. Non, mais chaque pied qui a marché sur elle a creusé son pas ineffaçable ; celui du mal l'a percée jusque dans ses entrailles. Smarh. L'Océan est ce qu'il y a de plus grand. Satan. Oui, c'est ce qu'il y a de plus vide. Quelle colère, n'est-ce pas ? Il est jaloux de cette terre, depuis ce jour où il fut refoulé sur son lit de sable où il se tord, et comprimé dans ses abîmes qui engloutissent les flottes et les armées, car, avant, il allait, il battait sans rivages, et le choc de ses flots n'avait point de termes, les vagues ne couraient point vers la terre, elles ne mouraient jamais, et la même pouvait rouler, rouler, pendant des siècles sur la surface unie de l'onde ; un immense calme régnait sur cette immensité. Smarh. Ne parles-tu pas de ces époques inconnues aux mortels, où la création s'agitait dans ses germes, où la mer roulait des vallées, et où la terre avait des océans sur elle ? Satan. Oui, alors que les vagues remuaient dans leurs plis la fange sur laquelle on a bâti des empires. Smarh. Il y avait donc du repos alors... est-ce que le chaos était bon ? Satan. C'était l'autre éternité, une éternité qui dort et sans rien qu'elle broie. Smarh. Et pas un cri sur tant de surface ? Pas une torture dans toutes ces entrailles ? Satan. Non, la terre et la mer étaient de plomb et semblaient mêlées l'une à l'autre, comme de la salive sur de la poussière. Et quand la création apparut, la terre fut retirée, et l'Océan refoulé dans ses fureurs ; depuis, il s'y roule toujours. Un jour cependant il en sortit. Smarh. Au déluge, on me l'a dit, quand tous les hommes furent maudits et que la corruption eut gagné tous les coeurs. Satan. Alors les fleuves versaient leurs eaux dans les campagnes ; leur lit, ce fut les plaines ; la mer tira d'elle-même des océans entiers, elle monta d'abord plus haut que de coutume, elle gagna les cités et entra dans les palais, elle battit le pied des trônes et en enleva le velours. Le trône croyait qu'elle s'arrêterait là, et elle monta plus haut, elle gagna les déserts et vint aux pyramides ; les pyramides croyaient qu'elle mourrait à leurs pieds, et ses plus petites vagues surpassèrent leur sommet ; elle gagna les montagnes, et elle s'élevait toujours comme un voyageur qui monte, elle entraînait avec elle les villes et les tours, et les hommes pleurant. Alors on entendit des bruits étranges et des cris à bouleverser des mondes. Tu les eusses vus se cramponner à l'existence qui leur échappait ; ils gravissaient les montagnes, mais la mer montait derrière eux, les entraînait et les roulait avec la poussière des choses éteintes. Alors quand les pyramides, les forêts, les montagnes furent arrachées comme l'herbe, et qu'une grande plaine verte, avec des débris de tombeaux et de trônes, s'étendit de tous côtés, les vagues vinrent à battre, la tempête se fit, et l'immense joie de la mort s'étendit sur cette solitude. Smarh. Et cela, hélas ! Ne dura pas toujours ; la création n'est donc faite que pour renaître de sa propre mort et souffrir de sa propre vie. Horreur que ce déluge ! Pourquoi tant de malheurs ? Satan. Mais le déluge dure encore. Smarh. Comment cela ? Satan. L'Océan des iniquités a baigné tous les coeurs, et l'immensité du mal ne s'étendit-elle pas sur la terre ? D'abord il emporta quelques hommes, puis il vint dans les villes, il monta sur les trônes, il emporta les palais, à lui les cités ! Il gagna les campagnes, les forêts, et chaque jour il s'étend comme un nouveau déluge, comme une mer qui monte. Smarh. Cet Océan dont tu parles est donc aussi fort que celui-ci ? Satan. Plus vaste encore, et ses tempêtes font plus de ravages. Smarh. Et où donc chercher un refuge si tout n'est que néant, corruption, abîme sans fond ? Satan. Ah ! Où donc ? Que sais-je ? Smarh. Le bonheur n'est donc qu'un mensonge ? Satan. Non, il existe. Smarh. N'est-ce pas dans la joie, dans le bruit, dans l'ambition, dans les passions qui remuent le coeur et le font vivre ? Satan. Oui, dans tout cela, joies ou peines, voluptés ou supplices, le coeur se gonfle et s'agite. Smarh. Mais je voudrais voir le monde, car je ne sais rien de la vie. Satan. Il est facile de tout t'apprendre, je vais t'y conduire. |