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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
La première éducation sentimentale
Extrait L'épisode du chien


L'épisode du chien
extrait de la Première Education Sentimentale

(chapitre XXVI)

A peu près dans ce temps-la, il arriva à Jules une chose lamentable ; il était sorti dans les champs, il se promenait, les feuilles roulaient devant ses pas, s'envolaient au vent, bruissaient sous ses pieds ; c'était le soir, tout était calme, son âme elle-même.

La fumée des herbes que l'on brûle à l'automne montait doucement dans un ciel gris, et l'horizon bordé de collines était plein de pâles vapeurs blanches ; il marchait, et pas un autre bruit n'arrivait à ses oreilles.

Sa pensée seule lui parlait tandis que ses yeux couraient au hasard sur les sentiers qui serpentent, sur la rivière qui coule, sur les buissons du bord de la route, et sur les longs sillons paisibles d'où s'envolaient à son approche les corneilles au cri rauque et doux.

Combien de fois n'avait-il pas vu cette même campagne, et sous tous ses aspects, dans toutes les saisons, éclatante de soleil, couverte de neige, les arbres en fleurs, les blés mûrs, le matin à la rosée, le soir quand on rentre les troupeaux, et presque aussi à tous les âges de sa vie, à toutes les phases de son coeur, gai, triste, joyeux ou désespéré ; d'abord enfant, au collège, quand il se promenait seul a l'écart des autres en rêvant, sur la lisière des bois ; puis, adolescent qui s'ouvre a la vie, humant le parfum des genêts, étendu sur la mousse comme sur un lit et tressaillant d'ivresse aux tièdes baisers de la brise qui lui passait sur la figure; ou bien avec Henry, marchant dans l'herbe mouillée, causant de tout, ne regardant rien ; ou encore seul et grave, quand il venait contempler la verdeur de la verdure et la splendeur du jour, pour se pénétrer l'esprit du gazouillement du ruisseau sur les cailloux, du bruit des charmes, du bêlement des chèvres, de la figure des fleurs, des formes des nuages, des teintes décroissantes de la lumière, pour comprendre toute cette harmonie et en étudier les accords.

Tous ces arbres avaient reçu ses regards, soit sereins et purs, soit sombres et voilés de larmes ; il avait erré dans tous ces chemins, radieux et dans la plénitude de sa force, ainsi que la poitrine serrée par le chagrin et l'ennui l'enveloppant dans la tourmente.

Or, il songeait à ces jours évanouis, plus divers entre eux que les visages de la foule quand on la regarde passer, en les comparant à la nature étalée devant ses yeux. Il s'étonnait de son immobilité sereine et il admirait dans son âme cette grandeur douce et pacifique. Les fleurs croissent dans les fentes des vieux murs ; plus la ruine est ancienne et plus elles la couvrent ; mais il n'en est point au milieu des ruines du coeur de l'homme, le printemps ne fleurit pas sur ses débris. Les champs de bataille reverdissent, les coquelicots et les roses poussent autour des tombeaux qui finissent par se cacher sous la terre et par s 'y ensevelir a leur tour ; la pensée n'a pas ce privilège, elle contemple elle-même son éternité et s'en effraie, comme un roi lié sur son trône et qui ne pourrait fuir.

Etrange sensation du sol que l'on foule ! On dirait que chacun de nos pas d'autrefois y a laissé une ineffaçable trace, et qu'en revenant sur eux nous marchons sur des médailles où serait écrite l'histoire de ces temps accomplis, qui surgissent devant nous.

Effrayé de la fidélité de ses souvenirs, rendus plus vivaces encore par la présence de ces lieux où ils avaient été des faits et des sentiments, il se demandait si tous appartenaient au même homme, si une seule vie avait pu y suffire, et il cherchait à les rattacher a quelque autre existence perdue, tant son passé était loin de lui ! II se regardait lui-même avec étonnement en songeant à toutes ces idées différentes qui lui étaient venues devant ces mêmes bornes et ces mêmes broussailles, aux élans d'amour qu'il y avait eus, aux crispations de tristesse qu'il y avait éprouvées, et ne saisissant plus nettement les motifs qui les avaient amenés et les transitions qui les rattachaient les uns aux autres ; il ne découvrait en lui que misères inexplorées et profondeurs ténébreuses, des amertumes sans cause, des défaillances ou des colères sans raison, des joies mélancoliques et des langueurs ineffables, une confusion, tout un monde dont on ne pouvait comprendre le secret, l'unité, avec une douleur vague et universelle qui planait sur l'ensemble. On s'étonne qu'un squelette ait eu la vie, que ces yeux creux aient regardé avec amour; mais on s'étonne aussi parfois que notre coeur ait possédé ce qu'il n'a plus et qu'il ait tressailli en vibrations mélodieuses sous des pressions qui ne lui font plus rendre d'écho.

Le calme dans lequel Jules avait voulu vivre par égoïsme et les hauteurs arides sur lesquelles il s'était posé dans un effort d'orgueil l'avaient éloigné si brusquement de sa jeunesse, et avaient exigé de lui une volonté si âpre et si soutenue, qu'il s'était endurci à la tendresse et qu'il s'était presque pétrifié le coeur. Tout en irritant sa sensibilité par son imagination, il tâchait que son esprit en annulât les effets, et que le sérieux de la sensation s'en allât rapide comme elle.

Dès que quelque chose était entré en lui, il l'en chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son palais soit vide pour y marcher plus à l'aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui commençait par lui-même, et qui s'en allait aux autres d'autant plus violente et acérée ; il avait presque perdu la coutume de se plaindre, et quand même il retombait dans ses anciennes faiblesses, dans tous les découragements et les irrésolutions, il n'ajoutait plus à son malheur actuel en s'y complaisant comme jadis et s'y enfouissant à plaisir, avec l'obstination désespérée qui est l'essence des douleurs chrétiennes et romantiques ; de chutes en rechutes et d'incertitudes en tâtonnements, il arrivait cependant parfois à parcourir avec sécurité un long espace sur le chemin des passions et des idées ; à mesure qu'il avançait, il entrevoyait plus de clartés et plus de soleil, et comme le voyageur au haut de la montagne, qui s'arrête essoufflé, regardant derrière lui à l'horizon toute la route qu'il a parcourue, à peine s'il voyait maintenant les ombrages où naguère s'étaient reposés ses soucis, et les ondes qui avaient désaltéré sa soif.

Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu'il avait eues ; s'il ne s'était pas senti chaque jour forcé, comme artiste, de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la forme la plus concrète et la plus saillante, ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu'il les eût presque méprisées et il en serait arrivé à cet excès d'inintelligence.

Voilà d'où venait son étonnement, en retrouvant dans le bruit des feuilles mortes qu'il écartait, avec ses pieds les restes des trésors qu'il croyait n'avoir jamais possédés. II se dit qu'il avait été jeune cependant, que dans ce temps-là son corps et son âme étaient bien faits pour la vie, et que tout son être alors s'épanouissait au bonheur comme une plante au soleil ; que si le Ciel l'avait voulu il aurait pu vivre heureux, et qu'il y a des gens sur la terre qui s'en vont au bras de leur maîtresse en regardant les étoiles. D'autres que lui avaient-ils ces perpétuels tourments, qui font du coeur d'un homme un enfer qu'il porte avec lui ? et peut-être était-il en ce moment la seule créature qui pensât ces choses-la. Puis revinrent successivement tous les amours qu'il avait eus, tous les airs de fête dont il avait été en rêves, tous les costumes qu'il avait aimés : écharpes qui pendent des balcons, longues robes à queue qui traînent sur les tapis, ses illusions d 'enfant, ses illusions de jeune homme, son grand amour trompé ; la sombre époque qui l'avait suivi, ses idées de mort, son appétit du néant, son redressement subit, ses résolutions gigantesques et l'éblouissement de la vue première de son intelligence, ses projets, ses aspirations, ses frissonnements divers à l'inspiration des belles oeuvres, les avortements de sa pensée, ses évanouissements d'ennui, et toute l'humiliation de ses chutes, plus profondes chaque fois de la hauteur d'où il était tombé.

De tout cela cependant résultait son état présent, qui était la somme de tous ces antécédents et qui lui permettait de les revoir ; chaque événement en avait produit un second, chaque sentiment s'était fondu dans une idée. Il avait tiré, par exemple, des théories de la volupté qu'il ne sentait plus, et la sienne était arrivée enfin comme la conclusion des faits; si elle était fausse, c'est qu'elle était incomplète; si elle était étroite, il fallait tâcher de l'élargir. Il y avait donc une conséquence et une suite dans cette série de perceptions diverses, c'était un problème dont chaque degré pour le résoudre est une solution partielle.

Mais puisque le dernier mot n'arrive jamais, à quoi bon l'attendre ? ne peut-on pas le pressentir ? et n'y a-t-il pas au monde une manière quelconque d'arriver à la conscience de la vérité ? Si l'art était pour lui ce moyen, il devait le prendre. Et même aurait-il eu cette idée de l'art, de l'art pur, sans les douleurs préparatoires qu'il avait subies et s'il eût été engagé encore dans tous les liens du fini ? Celui qui veut guérir les plaies des hommes s'habitue à leur odeur, et le marin se durcit les mains à tenir l'aviron ; celui dont le coeur humain est le domaine doit se cuirasser aux endroits sensibles et mettre une visière sur son visage pour vivre tranquille au milieu de l'incendie qu'il allume, invulnérable dans la bataille qu'il contemple ; quiconque est engagé dans l'action n'en voit pas l'ensemble, le joueur ne sent pas la poésie du jeu qui est en lui, ni le débauché la grandeur de la débauche, ni l'amant le lyrisme de l'amour, ni le religieux peut-être la juste grandeur de la religion. Si chaque passion, si chaque idée dominante de la vie est un cercle où nous tournons pour en voir la circonférence et l'étendue, il ne faut pas y rester enfermé, mais se mettre en dehors.

D'ailleurs, se disait-il, pour se justifier lui-même, nier une des époques de sa propre existence, n'est-ce pas se montrer aussi étroit et aussi sot que l'historien qui nierait une des époques de l'histoire, approuvant cette partie, désapprouvant cette autre, bénissant un peuple, maudissant une race, se mettant à la place de la Providence et voulant reconstruire son oeuvre ? Donc tout ce qu'il avait senti, éprouvé, souffert, était peut-être venu pour des fins ignorées, dans un but fixe et constant, inaperçu mais réel.

Alors il songea que tout ce qui lui paraissait si misérable autrefois pouvait bien avoir sa beauté et son harmonie ; en le synthétisant et en le ramenant à des principes absolus, il aperçut une symétrie miraculeuse rien que dans le retour périodique des mêmes idées devant les mêmes choses, des mêmes sensations devant les mêmes faits; la nature se prêtait à ce concert et le monde entier lui apparut reproduisant l'infini et reflétant la face de Dieu ; l'art dessinait toutes ces lignes, chantait tous ces sons, sculptait toutes ces formes, en saisissait les proportions respectives, et par des voies inconnues les amenait à cette beauté plus belle que la beauté même, puisqu'elle remonte à I'idéal d'où celle-ci était dérivée, et qui produit en nous l'admiration, qui est la prière de l'intelligence devant la manifestation éclatante de l'Intelligence infinie, l'hymne qu'elle lui chante dans sa joie en se reconnaissant de sa nature, et comme l'encens qu'elle lui envoie en gage de son amour.

Il releva la tête, l'air était pur et pénétré du parfum des bruyères ; il le respira largement, et je ne sais quoi de frais et de vivifiant lui entrait dans l'âme ; le ciel sans nuages était blanc comme un voile, le soleil, qui se couchait, n'avait pas de rayons, montrait sa figure lumineuse facile à contempler. Il lui sembla qu'il sortait d'un songe, car il avait la fraîcheur que l'on éprouve au réveil, et la surprise naïve qui nous saisit à revoir des objets qui nous semblent nouveaux, perdu que l'on était tout à l'heure dans un monde qui s'est évanoui. Où était-il donc ? dans quel lieu ? à quelle heure du jour ? qu'avait-il fait ? qu'avait-il pensé ? Il cherchait à se rattraper lui-même et à rentrer dans la réalité d'où il était sorti.

Il entendit quelque chose courir dans l'herbe, il se retourna, et tout à coup un chien s'élança sur lui, en jappant et en lui léchant les mains; la voix de cette bête était glapissante et traînarde, et sanglotait dans ses hurlements. Elle était maigre, efflanquée comme une louve, elle avait l'air sauvage et malheureux ; toute salie par la boue, sa peau galeuse à certaines places était à peine couverte d'un poil rare et long, moitié blanc et noir, et elle boitait d'une jambe de derrière; ses yeux se fixaient sur Jules avec une curiosité effrayante et parcouraient toute sa personne, tout en le flairant et en tournant autour de lui.

Jules en eut d'abord horreur, puis pitié, tant le pauvre animal semblait misérable et abandonné. C'était un de ces chiens qui ont perdu leur maître, que l'on poursuit avec des huées, qui errent au hasard dans la campagne, que l'on trouve morts au bord des chemins sans savoir à qui ils appartenaient. Jules le chassa, mais il revint à la charge; il le menaça encore, ne voulant pas le battre, mais la bête bondit à sa voix et le caressa plus fort ; à la fin il ramassa une pierre et la lui lança dans les flancs ; elle poussa un cri plaintif, et, la queue dans les jambes, rampant sur le sol et tirant la langue, elle vint se cacher dans ses genoux sans en vouloir sortir.

Pourquoi donc cette opiniâtreté singulière ? est-ce qu'il l'avait déjà vue autrefois ? mais où donc ? avait-elle appartenu à l'un de ses amis ? Et il cherchait à la reconnaître, tandis que le chien lui-même, avec son oeil enflammé, le regardait avidement comme s'il avait voulu lui parler.

N'était-ce pas Fox, par hasard ? l'épagneul qu'il avait donne jadis à Lucinde ? Elle l'avait perdu sans doute, et n'ayant pu retrouver sa maîtresse il revenait dans son pays, vers son ancienne maison ; c'était bien la même taille, le même air, à peu près le même pelage ; et il l'appela par deux fois : Fox! Fox! Le chien le quitta un instant et alla boire dans un fosse, il y entra jusqu'au ventre pour y tremper ses membres fatigués, attrapa avec ses dents deux ou trois brins de joncs verts qui poussent au bord, et se mit à boire à longs traits ; sa langue en lapant faisait des cercles sur l'eau jaunâtre, immobile, qu'un dernier reflet de soleil rendait toute rouge et presque sanglante.

Peu a peu le jour tombait ; ses couleurs violettes et orangées se perdaient insensiblement dans la blancheur du ciel, qui commençait à s'éclairer de la lune levante. Le chien vint se coucher aux pieds de Jules, écarta lentement ses mâchoires en bâillant d'une façon mélancolique et attristée ; un homme n'eût pas soupiré avec un ennui plus douloureux.

Mais d'où venait donc cette bête ? que voulait-elle ? A mesure cependant qu'il la considérait, il croyait revoir son ancien épagneul ; cependant pourquoi n'entendait-il plus son nom ? Lucinde lui en avait peut-être donné un autre, ensuite elle l'avait chassé, n'en voulant plus, et battu peut-être pour le faire en aller. Y avait-il long temps à cela ? dans quels lieux avait-il été avec elle ? où l'avait-il laissée ? par quels chemins était-il venu ?

Et Jules se sentit une compassion infinie pour cet être inférieur qui le regardait avec tant d'amour ; il se ressouvint alors du jour qu'on le lui avait donné, c'était un jeudi, un jour de fête, on l'avait apporté dans un panier sur du coton ; il se rappela le temps où il était tout petit, quand il se perdait dans le gazon, éternuant aux herbes qui lui piquaient le museau ; il venait le matin sur son lit, il se jouait dans ses draps, mordait les couvertures, traînait le tapis de pied dans la chambre ; le soir, quand Jules rentrait du collège, il reconnaissait son pas et aboyait en l'entendant venir de loin. Quand il sortait, il l'emmenait avec lui, il le laissait courir ça et là, chassant dans les taillis, effrayant les poules à travers les haies, gambadant, galopant, pendant que son maître continuait sa promenade et sa rêverie. Puis il avait grandi, il était devenu beau, on l'admirait, les dames le caressaient, passaient leurs mains blanches dans ses longs poils soyeux, sur sa tête mince et allongée ; Lucinde l'avait vu, l'avait baisé, elle l'avait voulu.

Ah ! pourquoi s'en était-il allé avec elle ! et que n'étaient-ils au temps où ses pattes grêles résonnaient sur le parquet ciré de la chambre de son vieux maître ! « Est-ce toi ? lui demandait-il, est-ce toi, Fox ? Fox, me reconnais-tu ? » et il le flatta. Mais l'impression chaude de cette peau toute nue et rugueuse lui fit retirer sa main de dégoût, et il s'en écarta avec la nausée.

Le chien le suivit encore; ce n'était pas lui cependant, ce n'était pas lui ! celui-ci d'ailleurs était plus petit et sa tache noire sur le dos s'étendait plus en avant. Ah ! l'horrible bête ! un chancre coulait le long de sa cuisse, et ses reins, courbés et bossus, faisaient que sa tête pendait presque à terre et avait l'air d'y déterrer quelque chose; elle la tournait obliquement en vous regardant, elle boitait bien plus que tout à l'heure, à peine maintenant si elle pouvait marcher, elle sautait plutôt.

Repoussé par sa laideur, Jules s'efforçait de ne pas la voir, mais une attraction invincible attirait ses yeux sur elle, et quand il l'avait bien vue, qu'il s'était assouvi à la regarder, et qu'il commençait à avoir peur, il détournait la tête. Mais aussitôt une voix sécrète, puissante, l'appelait vers le monstre, et il y revenait malgré lui.

Une fois il s'arma de courage; pour en finir d'un seul coup et se débarrasser de cette illusion, il s'avança hardiment contre elle, avec un geste formidable; la bête le regardait toujours ; il fit un pas de plus vers elle ; alors, sautant péniblement sur ses trois pattes et traînant son hurlement, elle se rapprocha de lui et lui envoya un regard si doux, si doux, qu'il sentit son coeur s'attendrir, malgré la terreur qui l'assiégeait.

Jules reprit sa route; il tâchait de penser à autre chose, il marchait vite, le chien le suivait ; il entendait derrière lui le sautillement pénible et hâté qu'il faisait à chacun de ses pas. II marcha plus vite encore, la bête le suivait toujours ; il courut, elle se mit a courir ; enfin il s'arrêta et continua d'un pas plus lent. Le vent soufflait, les arbres, à demi dépouillés, inclinaient leurs têtes et faisaient fouetter leurs rameaux, les feuilles des haies tressaillaient.

A quelque distance de la rivière, un peu avant d'arriver au pont, le chien subitement passa devant Jules et, se retournant de temps à autre vers lui, sans s'arrêter, il semblait le prier de le suivre.

Arrivé au bord de l' eau, il prit un petit sentier le long du courant, à travers les orties et les saules, et ensuite revint sur ses pas, recommençant toujours le même trajet, qu'il faisait chaque fois plus long et plus rapide ; il aboyait d'une façon saccadée, colère, il allait, venait, s'approchait de Jules, le quittait, revenait à lui, l'attirait sur ses pas, le ramenait d'où il était parti, le reconduisant où il était allé ; ses flancs battaient avec force, son poil se hérissait, il tremblait sur ses pieds, ses yeux s'ouvraient, tout son corps haletant se gonflait dans une dilatation convulsive ; ses aboiements réguliers, qui s'arrêtaient tout à coup et qui recommençaient de même, étaient éraillés, durs, furieux, claquaient et se déchiraient dans l'air ; il les poussait en se secouant les côtes sans jamais finir, et quand il passait à une certaine place, sous l'arche du pont, il semblait pris d'une rage nouvelle et redoublait ses cris sinistres.

Il était nuit, la roue du moulin était arrêtée et la chute d'eau tombait dans les ténèbres ; l'écume qui en jaillissait au pied apparaissait parfois sur le courant rapide, qui l'entraînait aussitôt ; l'écho de la vallée répétait les aboiements, qui interrompaient le silence de la nuit.

Jules tâchait de découvrir une différence quelconque dans la monotonie de ces sons furieux, plaintifs et frénétiques tout ensemble ; il s'efforçait de les deviner et de saisir la pensée, la chose, le pronostic, le récit ou la plainte qu'ils voulaient exprimer ; mais son oreille n'entendait que les mêmes vibrations presque continues, stridentes, toutes pareilles, et qui se prolongeaient les unes après les autres. Fatigué, irrité par elles, il usait cependant toutes les forces de son esprit à tâcher de les comprendre, et il implorait au hasard une puissance inattendue, qui puisse le mettre en rapport avec les secrets révélés par cette voix et l'initier à ce langage, plus muet pour lui qu'une porte fermée. Mais rien ne se fit, rien n'arriva, malgré les soubresauts de son intelligence pour descendre dans cet abîme ; le vent soufflait, le vent bruissait, le chien hurlait.

Puis il se rappela qu'un jour - oh! qu'il y avait longtemps ! - il était venu sur ce pont et qu'il avait désiré mourir. Était-ce là ce que voulait dire la bête funèbre qui tournait autour de lui ? Qu'y avait-il donc de caché dans la rivière pour qu'elle en parcourût sans cesse le bord en se dirigeant toujours, il semblait, de la source à l'embouchure, comme pour montrer quelque chose qui aurait coulé dessus, qui serait descendu ? N'était-ce pas Lucinde ? grand Dieu ! était-ce elle ? serait-ce elle, noyée, perdue sous le torrent ? si jeune ! si belle ! morte ! morte ! Et plongeant ses regards dans les ténèbres, au loin, bien avant, ii s'attendait à voir... il la voyait avec sa robe blanche, sa longue chevelure blonde épandue, et les mains en croix sur la poitrine, qui s'en allait doucement au courant, portée sur les ondes ; elle était peut-être là, à cette place, ensevelie sous l'eau froide, couchée au fond du fleuve, sur les cailloux verts ! « Est-ce la ce que tu veux dire, avec ta voix qui pleure comme si tu hurlais sur un tombeau ? » Et il se figurait son cadavre, la bouche entrouverte, les yeux fermés.

Les nuages s'ouvrirent, et la lune, se dégageant de leurs flocons grisâtres, apparut sur un fond du ciel bleu sombre bordé de nuées noires; elles couraient vite et s'amoncelaient les unes sur les autres au haut du ciel ; la lune montait en suivant sa course ; quelquefois un de ses rayons tombait sur la rivière ou bien faisait luire au loin les flaques d'eau restées dans les ornières des chemins creux.

En ce moment sa lumière éclaira le chien maudit qui hurlait toujours ; elle dardait sur sa tête ; il semblait, dans la nuit, sortir de chacun de ses yeux deux filets de flamme minces et flamboyants, qui venaient droit à la figure de Jules et se rencontraient avec son regard ; puis les yeux de la bête s'agrandirent tout a coup et prirent une forme humaine, un sentiment humain y palpitait, en sortait ; il s'en déversait une effusion sympathique qui se produisait de plus en plus, s'élargissait toujours et vous envahissait avec une séduction infinie. « N'es-tu pas son ami, se demanda-t-il, que tu me regardes ainsi comme si tu voulais entrer dans mon amitié ? que veux-tu de moi ? »

Il n'y avait plus de cris, la bête était muette, et ne faisait plus rien que d'élargir cette pupille jaune dans laquelle il lui semblait qu'il se mirait ; l'étonnement s'échangeait, ils se confrontaient tous deux, se demandant l'un à l'autre ce qu'on ne dit pas. Tressaillant à ce contact mutuel, ils s'en épouvantaient tous deux, ils se faisaient peur ; l'homme tremblait sous le regard de la bête, où il croyait voir une âme, et la bête tremblait au regard de l'homme, où elle voyait peut-être un dieu. Grandissant, plus rapide que la flamme, la pensée de Jules était devenue doute, le doute certitude, la certitude frayeur, la frayeur de la haine. « Meurs donc, lui cria- t-il tout frémissant de colère et lui écrasant la figure sous un coup de pied violent et subit, meurs ! meurs ! va-t-en ! laisse-moi ! »

Le chien s'enfuit ; Jules se sentit à l'aise en ne le voyant plus ; il rentrait dans son calme ordinaire, dans sa liberté ; il était tout surpris de son émotion récente, et déjà même il la concevait à peine. Soudain, deux prunelles luirent dans l'ombre, elles s'avançaient : il était revenu, il était là, il marchait dans l'oseraie, il se traînait en boitant, ses pattes enfonçaient dans la boue, il glissait. Jules ramassa de la terre avec ses mains et la lui jeta à poignées, pour le faire fuir ; il s'enfuit.

Jules s'en retournait chez lui en toute hâte, essayant de gagner du moins les premières maisons du faubourg, mais le chien avait fait un long détour dans la campagne et se présentait de nouveau ; Jules le chassait encore, il disparaissait, puis revenait ; se baissant vivement à terre, Jules arrachait avec ses ongles des pierres, de l'herbe, tout ce qu'il trouvait, et les lui laçait jusqu'à ce qu'il l'eût chassé bien loin; alors il croyait qu'il ne reviendrait plus, qu'il était partit pour toujours, que cette fois était la dernière ; mais non! la bête semblait sortir de terre, y disparaître, en ressortir ; tout à coup elle se plaçait devant vous, vous regardant, en écartant les lèvres et montrant ses gencives avec une grimace hideuse ; elle n'aboyait plus, à peine si elle avait l'air de toucher le sol, elle ne sentait pas les coups qu'on lui donnait, seulement elle baissait la tête dans ses jambes, en l'inclinant de côté, et aussitôt s'enfuyait comme une ombre.

Il pleuvait, c'était une nuit sombre, toute la ville dormait, les réverbères suspendus balançaient leur lueur rougeâtre à travers le brouillard ; on n'entendait que la pluie tomber sur le pavé, les gouttières crachaient du haut des toits, les ruisseaux grossis coulaient dans les rues. Celle où demeurait Jules était toute droite et rapide, les eaux du quartier supérieur s'y étaient déversées et avaient passé par là, les grès brillaient comme si on les eût lavés, la pluie fouettait dessus et rebondissait, c'était un bruit grêlé, régulier, continu ; il détourna la tête... non! il s'était trompé.

« II est encore là », se disait-il, et il entendait en effet, derrière lui, toujours quelque chose qui sautillait et courait sur ses talons; ii se retournait, il n'y avait personne. Une fois cependant il entendit nettement ses pas, il les reconnut ; alors, sans regarder en arrière, il donna un grand coup de pied dans le vide.

Enfin il arriva chez lui, il referma vite la porte, monta dans sa chambre et poussa le verrou.

Quand il eut changé de vêtements - les siens étaient trempés, il grelottait - il ne se coucha pas, il se mit à réfléchir sur ce qui venait de lui arriver, sur les émotions qu'il avait eues, et il essaya dans son souvenir de les parcourir une à une et de les scruter jusqu'au fond pour en avoir la cause et la raison. II était sûr pourtant qu'il n'avait pas rêvé, qu'il avait vraiment vu ce qu'il avait vu; ce qui l'amenait à douter de la réalité de la vie, car, dans ce qui s'était passé entre lui et le monstre, dans tout ce qui se rattachait à cette aventure, il y avait quelque chose de si intime, de si profond, de si net en même temps, qu'il fallait bien reconnaître une réalité d'une autre espèce et aussi réelle que la vulgaire cependant, tout en semblant la contredire. Or ce que l'existence offre de tangible, de sensible, disparaissait à sa pensée, comme secondaire et inutile, et comme une illusion qui n'en est que la superficie.

Et il songeait toujours à sa rencontre ; l'envie lui vint de la refaire pour tenter le vertige, pour voir s'il y serait plus fort. Quoiqu'il n'eût rien aperçu dans les rues, sans doute pourtant qu'il avait été suivi jusqu'à la fin, que le chien l'attendait et le cherchait encore; lui-même d' ailleurs l'attendait presque et le souhaitait ardemment, au milieu de l'horreur qu'il en ressentait.

« Comme ce serait étrange, se dit-il, s'il était là, dans la rue, à la porte ! Allons-y ! » Et tout en descendant l'escalier : « Quelle folie je fais là! quelle sottise de penser... S'il y était cependant .... »

Jules ouvrit la porte, le chien était couché sur le seuil.

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