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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
La première éducation sentimentale
texte complet
La tentation de St Antoine

(2)

Le cochon court en rond comme un furieux, reniflant, grognant, hurlant et se frottant le ventre à tout ce qu'il rencontre.
Les formes vagues du fond, à peine entrevues jusqu'à présent, commencent à se discerner dans la brume, mais telles que des ombres chinoises à travers un transparent, plates, sans relief ni couleur. Ce sont les sept Péchés Capitaux, Envie, Avarice, Luxure, Colère, Gourmandise, Paresse, Orgueil, et une huitième ombre plus petite, la Logique.
A mesure que l'une d'elles s'est un peu avancée pour parler, elle rentre ensuite avec les autres, qui se tiennent toutes ensemble au fond à droite, du côté de la cabane du saint.
Le cochon cependant se roule et pousse des cris.

Antoine, ébahi, le considère.

Quelle herbe a-t-il donc prise pour baver comme il fait ? Sa queue est droite, il bombe son dos. - Tu souffres donc aussi, toi ! D'ordinaire cependant tu es tranquille, et le matin ce sont tes grognements pacifiques qui m'éveillent, quand tu grattes à la porte pour avoir à manger.

L'Envie.

D'autres, à la même heure, entendent à leurs côtés les cris joyeux d'un petit enfant.

Antoine soupire.

Mais moi, je n'ai pas d'enfant.

La Logique.

Cela pourtant n'est pas défendu par le Seigneur.

L'Envie.

Les oiseaux ont une famille, sur la surface des mers les dauphins nagent ensemble ; as-tu vu dans les forêts les louves vagabondes galoper avec leurs petits à la gueule ?

Antoine.

Mais moi, je suis plus seul que les louves dans les bois et que les monstres dans l'océan.
Moi je n'entends pas même le chant de l'alouette ni le bêlement des moutons quand ils partent pour le pâturage.

L'Envie.

Il ouvre les yeux, l'enfant qui dormait ; la mère s'approche, il rit, elle sourit, elle le porte à son sein, qu'il presse de ses deux mains dont les marques restent blanches ; le père est là qui regarde.

Antoine.

Moi, je ne suis pas père.

L'Envie.

Si tu l'avais été ?

La Logique.

Est-ce défendu par Dieu ? Dieu n'a-t-il pas dit à ses créatures de croître comme l'herbe, de multiplier comme les épis ?

L'Envie.

Qui t'empêchait de l'être comme les autres ?

Antoine.

Il ne l'a pas voulu !

La Logique.

Où est-ce écrit ?
Mais toi, qui t'aime au monde ? Et qui aimes-tu ? Est-ce ce porc immonde avec lequel, pour passer le temps, tu voudrais pouvoir t'entretenir ?

Antoine.

C'est vrai ! Personne ! Je n'ai personne sur qui, quand je suis las, faire reposer le poids de moi-même.

La Logique.

Il te faudrait quelqu'un... un ami... vous vous perfectionneriez l'un l'autre.

Antoine.

Un ami ? Non !

La Logique.

Si tu avais des tablettes au moins, c'est un passe-temps, tu mettrais dessus tes pensées, ce qui te vient à l'idée.

L'Envie.

Mais tu ne sais pas écrire, tu n'as pas voulu apprendre.

La Logique.

Il est trop tard maintenant.

Antoine.

Non, ce n'est pas de cela que j'ai besoin.

La Luxure.

Mais, en effet, il y a de grands saints qui sont mariés.

Antoine.

On le dit.

La Logique.

Pour faire son salut, est-ce la virginité du corps qui suffit ?

La Luxure.

D'ailleurs on peut garder la continence tout de même, on fait un serment et l'on est lié ; mais au moins tu aurais une compagne qui, mieux que l'ami et plus doucement que le livre, apaiserait ton chagrin.
Adam, le jour qui commença son exil, s'en consola presque, le soir, en sentant sur son front la bouche d'Eve qui s'y collait ; elle lui passait la main sur le visage, et ils trouvaient dans leurs regards des profondeurs aussi douces que dans l'horizon céleste qu'ils avaient perdu. Si tu savais comme elles s'entendent à panser les plaies et comme les amertumes les plus froides se fondent sous leur sourire ! C'est à cause d'elles que naissent les mélancolies de la vie, soit qu'elles les provoquent ou les éloignent, - et de sa pente native toujours le coeur de l'homme, comme les fleuves à l'Océan, ira se déversant dans leur tendresse.

Silence.

La Logique.

Jésus avait des femmes qui l'escortaient, il était Dieu cependant ! Pourquoi toi n'en prendrais-tu pas une ?

La Luxure.

Pourquoi donc, comme un autre homme, ne prendrais-tu pas une compagne ?

L'Avarice.

Une matrone soigneuse, qui ménagerait ton bien, qui rendrait propre ta maison ; l'argenterie serait claire, les buffets luisants.

La Gourmandise.

Dans des plats creux qu'on tient par des anneaux elle t'apporterait des tranches de viandes fumant au milieu d'une sauce épaisse.

La Luxure.

Elle serait à toi, à toi seul ; toujours vêtue pour les autres, elle se déshabillerait pour toi seul, vous ne craindriez personne... et tous les jours comme ça... dans votre petit lit.

La Logique.

Ah ! Il ne fallait pas, dès ta jeunesse, vouloir à fleur de terre couper le désir ; enfant, tu as oublié les racines, il repousse dans ton coeur en mille rameaux et bourgeonne à toutes ses branches.

L'Envie.

Est-ce pour toi vraiment que la vie est faite ? N'es-tu pas plus bas que les autres, plus condamné qu'eux tous ?
Oh ! Tu es misérable ! Plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue des chars, car la nuit les chars n'y passent plus ! Mais toi... Oh ! Plains-toi, pleure, rage ; il vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes larmes.

Antoine.

Tu ne pleures pas, toi, - il ne te faut rien ! Tout à l'heure cependant tu gémissais aussi... approche, pauvre bête, que je te flatte un peu.

Il va pour caresser le cochon qui se jette sur lui et le mord jusqu'au sang. Antoine pousse un cri et secoue son doigt.

Le Cochon,
accroupi sur le train de derrière dans la pose d'un chien.

Je chercherai un arbre au tronc dur ; à force d'y mordre, mes dents pousseront. Je veux des défenses comme le sanglier et qui soient longues, plus pointues encore. Sur les feuilles sèches, dans la forêt, je courrai, je galoperai, j'avalerai en passant les couleuvres qui dorment, les petits oiseaux tombés de leur nid, les lièvres tapis ; je bouleverserai les sillons, je pilerai dans la boue les blés verts, j'écraserai les fruits, les olives, les pastèques et les grenades ; et je traverserai les flots, j'aborderai aux rivages et je casserai dans le sable la coquille des gros oeufs dont le jaune coulera ; j'épouvanterai les villes, sur les portes je dévorerai les enfants, j'entrerai dans les maisons, je trotterai sur les tables et je renverserai les coupes. A force de gratter contre les murs je démolirai les temples, je fouillerai les tombeaux pour manger dans leurs cercueils les monarques en pourriture, et leur chair liquide me coulera sur les babines. Je grandirai, j'enflerai, je sentirai dans mon ventre grouiller les choses.

Antoine.

Pourquoi me mords-tu, méchant porc ?

Le Cochon.

Est-ce avec la queue des raves que tu me laisses et le peu d'ordures que tu fais que je peux vivre, moi, moi, le cochon ? Pourquoi autrefois m'as-tu enlevé au marché ? Je m'en souviens, nous étions sur la paille, tu m'as choisi au milieu de mes frères, acheté bien vite, puis suspendu par les oreilles à ta ceinture et apporté ici ; ma mère pleurait, je criais, et toi tu t'en allais sans y prendre garde, récitant ton chapelet.
Je veux des femelles, je veux dans une auge d'or de la farine blanche délayée avec la mousse du sang rose, je veux avoir de la pourpre pour litière, et sous mes pieds, comme des sarments secs, entendre craquer des os humains ; et pour commencer par toi, je m'en vais te faire au flanc un trou pour boire ta bile.

Il se rue sur le saint.

Antoine, se jetant sur une pierre, qu'il lève de ses deux mains.

Ignoble monstre ! Moi qui t'aimais !

La Colère.

Tue-le ! Tue-le !

A ce moment le cochon, grandi tout à coup et, gros comme un hippopotame, ouvre jusqu'au ventre une gueule terrifiante, à triple rangée de dents ; il en sort du feu.

La Colère.

Ecrase-le ! Marche dessus !

La Logique.

Puisqu'il veut te tuer, tue-le !

La Gourmandise.

Prends bien garde d'abîmer sa cervelle !

Antoine.

Oh ! Tu ne me fais pas peur, je connais tes artifices, démon des illusions ; réduit bientôt à sa forme première, il va trembler sous mes poings levés.

Le cochon rentre dans ses proportions naturelles.

La Gourmandise.

Il est trop maigre, il faut l'engraisser d'abord ; puis, un beau jour, avec ton couteau tu lui ouvriras la veine, en ayant soin de ne pas perdre le sang qui servira à faire du boudin, ensuite tu le dépèceras en quartiers, que tu feras cuire sur des charbons. Oh ! La bonne odeur ! Et comme elle est douce au palais, la chair chaude et salée qui se colle contre les gencives !

L'Envie.

Beau festin, ma foi ! Si encore c'était une femelle, tu mangerais ses tétines ! Mais ça ! N'y a-t-il as de meilleures choses au monde ? Si tu avais, entourée d'herbes mouillées, l'huître de Naples frémissant sous le doigt dans sa coquille ouverte ; si tu prenais, tout sortant du four, les gâteaux de maïs au safran dont la croûte est blonde ! Le foie des tourterelles s'écrase mou comme la polenta et vous revient aux narines ; au milieu du raisin mûr les pépins pointus sont couchés dans leur jus vert ; la peau des pêches, à la voir, fait saliver la langue. Vive la viande rouge ! Le vin blanc, le pain tendre !
Tu souffres, tu pleures, la nuit est chaude, dans ton outre l'eau croupit ; il y en a d'autres, Antoine, qui maintenant, attablés et riant d'être ensemble, mangent et boivent.
Ils se tournent sur le coude et tendent la coupe à l'enfant léger qui, circulant autour des lits, verse de sa buire un long jet de falerne ; ils ont des mets assaisonnés d'aromates qui parfument le ventre, et ils ne savent, en les goûtant, de quelles chairs on les a faits, à cause de toutes les saveurs qui les composent. Pour mieux humer ensuite les vins indiens, ils croquent sous leurs dents la neige tassée qui transsude à travers l'ambre et pose sur sa polissure comme un brouillard d'argent.

La Logique.

Pourquoi n'y es-tu pas ? Valent-ils mieux que toi ? A chacun son tour ! Qu'ils jeûnent maintenant, bois à leur place, à eux de servir le Seigneur, à toi de jouir de ses dons.

Antoine a soif et boit.

L'Envie.

Tu souffres, tu as soif, la nuit est lourde ; d'autres maintenant, attablés et joyeux, mangent et croquent la neige dans des patères d'argent.

Antoine.

Oui, oui ! Cela est vrai.

L'Avarice.

Si tu n'avais pas donné ton bien aux pauvres, il te resterait quelque chose dans ta vieillesse, car tu mourras de faim.

L'Envie.

Avec ton argent, tes excellents frères se grisent maintenant dans les tavernes, ou se font dire la bonne aventure par des sorcières.

La Logique.

Et c'est toi par là qui es la cause de leur perdition : l'aumône est corruptrice.

L'Avarice.

Il eût été plus sensé de garder tes arpents de terre, de les cultiver de ton mieux ; bien organisée, la ferme t'eût rapporté beaucoup, elle se serait agrandie, tu aurais acheté d'autres champs, tu aurais labouré, semé, récolté, entassé.

La Gourmandise.

Tu aurais des celliers pleins.

L'Avarice.

De beaux herbages où rumineraient les boeufs ; tu te serais promené dedans, tu aurais eu des lavoirs pour tes brebis.

La Paresse.

Et tu aurais fait la sieste, couché sur leurs toisons.

Antoine met sa tête dans ses mains.

L'Avarice.

Pendant qu'à la maison les esclaves auraient travaillé à toutes sortes de métiers... et tu serais devenu riche !

Antoine.

Eh ! L'eussé-je voulu, le pouvais-je ? Est-ce que je m'entendais à ces choses-là ?

La Logique.

Tu as réussi dans de plus difficiles.

L'Envie.

Ne pouvais-tu du moins, avec l'argent de ton héritage, fonder plutôt un couvent où tu aurais vécu avec considération, t'amusant à former des prêtres ? Avec l'argent de ton patrimoine, pourquoi n'achetais-tu pas une charge de publicain au péage de quelque pont ? Tu aurais là vécu seul, en priant toute la journée, mais au moins tu aurais eu de temps à autre un peu de compagnie, des voyageurs qui t'auraient donné des nouvelles, des étrangers drôlement vêtus, des soldats qui aiment à rire.

L'Avarice

Tu aurais sculpté des images pieuses, que tu aurais vendues aux pèlerins, et tu aurais mis l'argent dans un pot que tu aurais enfoui dans un trou, en terre, dans ta cabane ; seul, la nuit, tu aurais compté une à une les pièces d'or sonnantes.


Antoine, rêvant.

Non, non, j'aime mieux à mon flanc le bruit des grains de mon chapelet.

La Colère.

Il te fallait monter à cheval, avec le casque en tête et une épée longue battant ton mollet nu ; l'hiver, en vedette sur le rempart, tu aurais sifflé au clair de lune, ou bien, portant les pieux ferrés, chanté dans les rangs avec tes hardis compagnons, traversé les forêts sombres ; tu aurais marché sur les grandes routes du monde, campé dans les montagnes et bu l'eau des fleuves barbares, assiégé les châteaux forts, abattu les grandes portes des capitales ; tu aurais, du bois de ta lance, cassé la mosaïque des palais.

La Luxure.

Et traîné par les cheveux les belles étrangères.

L'Orgueil.

Qu'il est beau, le vainqueur entrant dans les villes au son des cuivres, quand on monte sur les maisons pour voir son visage !

Antoine.

J'étais trop faible pour porter la cuirasse.

La Logique.

Tu portes bien le cilice.

Antoine.

Et trop sérieux pour rire dans les camps, trop doux pour tuer des hommes. La guerre est maudite.

La Logique.

Mais celle qu'on fait pour Dieu ? David était un conquérant, Pierre a porté l'épée, Jésus lui-même a frappé.

L'Orgueil.

Si l'orgueil de ta dévotion ne t'avait pas, dès l'enfance, comme en un cachot, tenu tout petit dans l'ignorance, tu aurais passé tes jours, accroupi au pied des colonnes et déroulant sur tes genoux les écrits des sages, à suivre du doigt dans l'histoire la marche des empires, dans les cieux la course des planètes ; ta vie doucement se fût écoulée en lisant, et comme un livre elle-même dont les jours auraient fui plus rapides que des phrases, sans t'inquiéter du tout de la quantité des pages qu'il restait à tourner ; tu serais un sage, peut-être, un docteur, tu serais maintenant le maître, tu saurais ce que les autres ignorent. La science aussi a des spasmes fous et des enchantements sans fin ; depuis qu'ils sont à la traire, aucun homme encore n'a tari sa mamelle ; sous son baiser d'amour, des illuminations magnifiques auraient flambé dans ta tête, où l'idée, comme une torche sur des ondes, eût balancé en des profondeurs limpides sa lueur élargie et ses aigrettes multipliées.
Et, perdu dans l'ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit.

L'Envie.

Tu saurais ce qu'il ignore.

La Logique.

Le nom des ruines, la forme des animaux, la vertu des herbes.

L'Avarice.

Les lieux cachés où sont les mines d'argent.

La Gourmandise.

La place sur les rivages où poussent les fruits lointains.

La Colère.

L'endroit précis où la blessure est mortelle.

La Logique.

La cause des éclipses et des maladies, la vertu des plantes, le calcul des étoiles, la terre, le ciel.

La Luxure.

Et pourquoi la pleine lune attire le sang des femmes sur leur ventre ; tu connaîtrais les fécondations et les avortements, avec les drogues qui raniment les vieillards.

L'Orgueil.

Les rois, curieux de ta parole, te feraient asseoir à leurs côtés et feraient taire les bouffons pour t'entendre.

L'Avarice.

Et ils te renverraient ensuite chargé de présents sans nombre, qu'on emballerait dans des coffrets.

Antoine.

Non, non ! Tout cela vous éloigne de Dieu.

La Logique.

Qui t'empêcherait d'être prêtre ?

Antoine.

Hélas ! Le Seigneur ne distribue point à tout le monde une intelligence égale ; la mienne n'était point faite pour monter sur tous ces sommets.

L'Orgueil.

Allons donc ! Tu planes sur eux ; tu étais né, je te le dis, pour savoir tout, et puisque tu aimes Dieu, l'effort eût été facile à comprendre ses oeuvres.

La Logique.

Personne en conséquence n'eût rendu plus de services que toi, en entrant dans les ordres.

L'Orgueil.

Le soupçonnes-tu, le plaisir de faire avec un mot descendre le Seigneur ? De le tenir dans ses mains ? De voir sous soi les têtes courbées ?

La Luxure.

Et d'agiter comme le vent le coeur des femmes timides ?

La Gourmandise.

On jeûne jusqu'à midi, mais au presbytère, avec les amis, on fait de bonnes lippées franches.

L'Orgueil.

Quand il passe, les enfants baissent la voix, devant lui s'inclinent les encensoirs.

L'Avarice.

Il a aux mains des dentelles fines qui, lorsqu'il boit, frôlent l'or fin des calices.

La Luxure.

Les grandes dames pieuses ont brodé pour lui le revers de son étole.

L'Envie.

Quitte ta retraite, retourne à Alexandrie, prêche les catéchumènes, pérore dans les conciles. Pourquoi comme un autre ne serais-tu pas évêque ?

La Logique.

Es-tu d'extraction plus basse qu'Alexandre de Comane le charbonnier ? Finirais-tu comme Denis ? Tu es plus illustre qu'Eusèbe et plus chaste qu'Origène.

Antoine.

Mais je ne pourrais pas parler aux conciles, la présence de tous ces grands docteurs m'effrayerait, moi qui parfois éprouve dans ma conscience des embarras infinis à discerner ce qui est juste.

La Logique.

Aussi tu pèches souvent, faute de conseil.

La Paresse.

Que n'es-tu resté chez les moines, quand tu as été leur rendre visite ? Que n'as-tu confié ton âme à quelque bon directeur, qui aurait pris sur la sienne de la conduire à Dieu ? La cloche d'elle-même t'eût dit les heures du repos, de la prière et du sommeil.

La Logique.

Étant astreint à une règle, tu aurais certainement fait ton salut.

L'Avarice.

Et tu n'aurais manqué de rien, sans t'inquiéter de quoi que ce soit.

La Paresse.

Assis à l'ombre des arcades, sur le banc, dans le cloître, tu aurais causé avec les novices, ou roulé ton chapelet ; c'est toi peut-être qui eût lavé les pavés du sanctuaire, et, pour y mettre de l'huile, tiré par leur chaînette d'argent les lampes suspendues qui remontent et se balancent. Dans les longs après-midi, tu aurais entendu de ta cellule le bruit lointain des moissonneurs, ou à ton aise, par la lucarne ouverte, regardé dans le jardin les orties grandir au pied des murs, et sur la feuille lustrée des choux se traîner les limaçons.

La Gourmandise.

Au réfectoire, à table, entre tes frères, tu aurais vu la file des petits pains alignés avec les gobelets d'étain.

La Luxure.

Et au parloir, par la claire-voie, les filles de la campagne apportant dans des paniers les fleurs qu'elles ont cueillies pour l'autel.

La Logique.

C'eût été une façon de vivre heureuse, grasse, sainte et pacifique ; gras jusqu'à l'aine, tu aurais vécu dans la béatitude.


Antoine, soupirant.

Oui !


Les Péchés, l'un après l'autre redisent avec des intervalles.

Oui ! ... oui ! ... oui ! ...

La Logique.

Et considère ta vie maintenant.

Antoine.

Ah ! Ce n'est pas une vie, je le sais, une agonie plutôt. J'ai bien eu, il est vrai, des éclairs de joie suprême où, transporté comme sur des ailes, j'avais quitté la terre, mais qu'ils ont été rares ces moments-là !

La Logique.

Es-tu sûr qu'ils aient été si bons ? Sans doute le souvenir t'abuse ; le bonheur passé, quand on tourne la tête pour le revoir, baigne toujours sa cime dans une vapeur d'or et semble toucher les cieux, comme les montagnes qui, sans en être plus hautes, allongent leur ombre au crépuscule.

Antoine se met à pleurer.

Peut-être ! Mais plus tristes revenaient les jours suivants, et le Seigneur pourtant ne m'a pas été prodigue : moi qui n'avais d'oreilles que pour sa voix, qui n'ouvrais les yeux que pour sa clarté, il m'a privé de sa parole, il ne m'a pas donné sa lumière. Que je l'ai attendue pourtant ! Comme je l'attends encore ! Que faut-il donc, Seigneur, est-ce l'amour ? Mais j'aime, j'aime d'un désir enflammé, d'une ardeur transportante ; est-ce la prière que tu veux ? Allonge mes jours pour que j'allonge mes oraisons ; si c'est la pénitence, Père des miséricordes, fais pleuvoir des flammes sur ma tête, mais que ton amour me remplisse, que la prière me suffise, que la pénitence me soulage. Comme un homme fatigué qui voudrait dormir et que les mouches harcèlent, qui se retourne, qui passe la main sur sa figure, qui se cache dans ses vêtements, qui pleure et qui sanglote, au sein des ténèbres, sans cesse éveillé, je sens sur moi quelque chose d'insaisissable et de nombreux qui passe et qui revient, qui me brûle et qui me mange, qui me chatouille et qui me dévore.
Oh ! Que je voudrais m'attendrir dans les larmes, car je ne t'aime pas, Seigneur, pas autant que je le désire ; accorde-moi donc la dilection de ta majesté, l'enivrement de ta grâce ; tu accordes bien au corps ce qu'il lui faut, donne à l'esprit la pâture dont il a faim ; je te la demande, je te la demande comme un mendiant qui se jette aux genoux du roi et que le roi n'écoute pas et qu'il traîne après lui, dans la boue, cramponné à la frange d'or de son manteau. Aie compassion du pauvre solitaire !
Tu es si grand ! Je suis si petit ! Oh ! Si je pouvais partir vers toi, si je pouvais, porté par le désir, y monter comme un souffle ! Où est l'élan qui me poussera, l'idée qui m'enlèvera ?
N'ai-je point des choses un détachement assez complet ? J'essaie pourtant à absorber mon âme dans une adoration permanente, je suis l'ombre d'une pensée profane, j'ose à peine respirer, j'ai honte de vivre, je suis humilié de mon corps.
Comme une lampe que l'on descend dans un sépulcre, j'ai, avec ma douleur, cherché en moi les restes des passions de la vie et je n'en ai pas reconnu la poussière, tant elle est vieille et disparue ! Pourquoi donc sur les parois de mon coeur le ver se traîne-t-il toujours, comme s'il avait encore quelque chose à prendre ? Il me semble que je ne suis pas coupable, je sens bien plus que je ne suis pas pur, et c'est une désolation pour moi.
Quand je prie le coeur est absent, quand je me mortifie je ne m'aperçois plus de la douleur ; mes pensées, que je voudrais saisir toutes ensemble pour les réunir en Dieu, glissent l'une sur l'autre et s'échappent de moi, comme de la main d'un enfant un faisceau de flèches qu'il ne peut retenir et qui tombent par terre en lui blessant les genoux, ou comme un troupeau de chèvres qui se dispersent de tous côtés, quoique le pasteur les appelle, quoiqu'il les chasse avec sa houlette, quoiqu'il coure haletant autour de la prairie ; elles s'en vont à l'aventure boire au torrent, se percher sur les monts, s'égarer dans les bois pour se faire dévorer par les loups, pour se faire saillir par les boucs sauvages.
Y a-t-il sur la terre un homme plus lamentable que moi ? Job, assis sur son fumier, pouvait penser du moins aux joies qu'il avait eues, et fouillant dans son souvenir, comme à des cendres tièdes y réchauffer sa misère ; mais moi, je n'ai pas eu de famille, des troupeaux, des richesses, du bonheur ; mes jours, de si loin que je les reprenne, se suivent l'un l'autre à la file, comme des esclaves enchaînés, ayant tous même visage, même costume et même tristesse. Voilà trente ans que tu m'éprouves ! Faut-il que je reste ici ? Faut-il que j'aille dans les villes ? Ordonne ! Où fuir ? Où demeurer ? Que faire ? Je chancelle, je flotte, je m'égare, je pleure comme un idiot qu'on a battu, je tourne à l'abandon comme la roue détachée d'un char.

La Logique.

C'est parce que tu vis seul que tu souffres, parce que tu souffres que tu t'égares ; l'esprit de Dieu, qui flamboie dans les astres, palpite dans ton âme. Quand tu t'affliges, tu affliges une partie du Tout-Puissant, et c'est pour cela qu'il y a dans l'homme une tristesse illimitée, et comme la mélancolie d'un Dieu captif.

Antoine.

Que faire ? Que faire pourtant ?

La Logique.

Tu n'es pas le seul, va ! Tous les serviteurs de Dieu sont comme toi, pleins des mêmes angoisses : ils prient, mais le doute est dans leur coeur ; ils rompent l'Eucharistie, le doute est dans leurs mains ; ils confessent les pécheurs, le doute est dans leurs oreilles ; quand ils assistent les agonisants, qu'ils leur parlent d'éternité, qu'ils leur promettent Dieu, qu'ils les encouragent, ils ne savent ce que c'est que l'éternité, ils se demandent qui est Dieu et ils sont désespérés eux-mêmes.

Antoine.

Oh ! Pas tous ! J'en ai vu dont la foi était inébranlable comme les montagnes et l'espérance vaste comme le ciel.

La Logique.

Mensonge ! Ils mentent et ils se mentent ; rentrés chez eux, ils s'enferment seuls, ils se couchent à plat ventre pour mieux pleurer, ils se frappent la tête, ils voudraient mourir.

Antoine.

Mais en revanche, ensuite...

La Logique.

Plus ils méditent, moins ils espèrent ; plus ils s'avancent, plus ils se perdent ; leur esprit voltige à tous les vents, se trempe à toutes les nuées et tourbillonne dans sa folie comme une paille sèche dans la tempête.

Antoine.

Que faire ?

La Logique.

La sainteté est dans la joie, le bonheur est dans la paix ; cherche la joie, cherche la paix. L'homme qui porte un fardeau ne peut lever la tête pour voir le soleil ; dépose ton fardeau, et les rayons de la grâce tomberont sur ta figure.

Antoine.

La grâce ? N'est-ce point la pénitence qui l'attire ?

La Logique.

Tu fais pénitence pourtant et elle n'est pas encore venue... elle viendra.

Antoine.

Comment ?

La Logique.

On met sur l'autel des chandeliers avec des fleurs épanouies, on brûle l'encens dans des cassolettes et on entoure les os des martyrs avec des cercles de pierres précieuses ; mais toi, tu te reprocherais de respirer une rose ou de contempler la lune quand elle brille dans son plein.

Antoine.

Est-ce que la terre mérite nos regards ?

La Logique.

Créature, tu maudis la création. La connais-tu ? Sais-tu ce qu'elle contient ? L'esprit de Dieu, qui gravite au sein des mondes et rayonne dans les étoiles, palpite dans ton coeur.

Antoine.

La pénitence alors serait inutile ?

La Logique.

Ne t'inquiète pas tant des oeuvres, qu'importe l'action ? La statue ne porte-t-elle pas en soi la conception qui l'a formée ? Pour être devenue matière, l'idée a-t-elle perdu quelque chose de son essence ? Et l'esprit ne réside-t-il point dans chacun de ses atomes ?

Antoine.

Je ne suis pas Dieu pourtant !

La Logique.

Espérais-tu l'être ?

Antoine.

Mais le connaître un jour.

La Logique.

Penses-tu donc que le roi de l'univers se soucie tant de ta pénitence et qu'il va se pencher au bord du ciel pour peser tes larmes ? Quand les papillons de nuit viennent se heurter à ta lanterne et s'y brûler les ailes, soupçonnes-tu seulement qu'ils peuvent souffrir ? Et toi, qui viens périr aussi au bord des clartés qui t'éblouissent...

Antoine.

Comment ? Tout ce que je fais demeure perdu ?

La Logique.

Pour toi, oui ! Qu'as-tu à expier, en effet, et qu'est-ce qui te voit ? Car c'est souvent pour l'exemple que l'on se mortifie, afin d'attendrir les pécheurs, comme les Sarabaïtes qui portent des tuniques de feuilles de palmier et qui s'attachent au talon des épines avec des sangles ; ils sortent des cavernes, se présentent au peuple couverts de sang, ramassent de l'argent et s'en retournent chez eux, où ils prennent la taille à leurs concubines en chantant dans les corridors : ils convertissent ainsi beaucoup de monde.

Antoine.

Infamie et scandale ! J'ai vu en rêve des mulets et des ânes qui ruaient sur la table du Seigneur et qui renversaient les vases sacrés.

La Logique.

Ah ! Tu veux interpréter les songes comme ferait un prêtre de Baal ! Sois plus simple, Antoine ; tu te tourmentes l'esprit, c'est l'orgueil qui t'agite.

Antoine.

Mais non, puisque je ne songe qu'à l'écraser ; s'il m'en restait, serais-je si bas ?

La Logique.

Celui qui toujours pense à l'orgueil en est rempli.

Antoine.

Quelle atroce idée j'ai eue là ! Eh quoi ! Jamais donc je ne saurai où j'en suis ? Si je recule ou si je m'élève, si je mérite ou si je démérite ? Tout ce que je crois le meilleur à faire tourne à ma perdition et à mon supplice.

La Logique.

Par ta faute... ne t'inquiète pas tant des oeuvres. Qu'importe l'action ? Toujours engagée dans un but, issue d'un besoin, passive de la matière où elle se meut, bonne aujourd'hui, mauvaise demain et partout égale à elle-même, soit qu'on l'admire ou qu'on la blâme, a-t-elle en soi une valeur native ? Si c'est la Foi d'où elle procède, qu'as-tu besoin du torrent ? Monte à la source ; là tu boiras l'eau pure dans la coupe du Seigneur qu'il tient pleine pour ses élus.

Antoine.

Oui, l'action est mauvaise, je l'ai senti souvent, mais je discerne pourtant qu'elle a parfois des côtés justes.

La Logique.

Non, elle résulte du mal, c'est le Diable qui l'a faite ; elle est du domaine de la chair, de la force et du hasard. Tu jeûnes, tu t'agenouilles, tu te mortifies, mais y a-t-il de la pureté dans le jeûne ? Pourquoi la prosternation serait-elle sainte ? La cendre où tu dors est-elle plus bénie que les mosaïques où d'autres dansent ? Crois-tu, pour prier le Seigneur, qu'il faille être tourné vers l'Orient ou vers le Temple, avoir les bras levés ou croisés, être gras ou maigre ? Aux pieds du Très-Haut les brins d'herbe et les cèdres sont de taille pareille ; où donc est le mérite de ta vertu et la grandeur de ta bassesse ?

Antoine.

Mais la loi cependant...

La Logique.

La loi ? Ce sont les Juifs qui disent la loi, les Sadducéens qui la prêchent et les Pharisiens qui la vendent. Jésus n'est-il point venu la détruire ? Ne s'appelait-il pas l'Epée ? Les docteurs, quand il parlait, élevaient de grands cris et faisaient voler de la poussière avec leurs manteaux. Est-ce la loi qui a nourri les multitudes, apaisé les flots furieux et flamboyé sur le Thabor ? La loi ! Les prophètes ont été égorgés en son nom, elle a crucifié Jésus, lapidé saint Etienne, Pierre est mort par elle, et Paul aussi, tous les martyrs ! La loi ! C'est la malédiction du serpent, dont le Christ est venu racheter les hommes ; elle avait bâti le Temple et repoussé les Gentils, la Grâce a renversé le Temple et appelé les nations ; enfermée jadis en Israël, l'âme libre maintenant peut se dilater dans sa grandeur. Qu'elle ouvre sa fenêtre, qu'elle respire tous les vents, qu'elle s'envole au midi, au septentrion, au couchant, à l'aurore, car Samarie n'est plus maudite et Babylone elle-même a été relevée de sa tristesse.

Antoine.

Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Je sens surgir en moi comme une inondation qui monte.

La Logique.

Qu'elle monte ! Elle te lave.

Silence.

Antoine,
mettant les deux mains sur son front
comme pour ressaisir ses idées.

La loi ? Eh bien, oui ! ... voyons cependant : le Fils a été envoyé par le Père pour...

La Logique.

Pourquoi pas le Père par le Fils ?

Antoine.

Il devait venir après.

La Logique.

Comme étant plus nouveau sans doute ?

Antoine.

Mais...

La Logique.

C'est dans l'ordre... il était fait par lui, le Père d'abord, le Fils ensuite.

Antoine.

Non !

La Logique.

Qui a fait le monde ?

Antoine.

Le Père.

La Logique.

Et où était le Fils alors ?

Antoine hésite à répondre.
Vis-à-vis les Péchés Capitaux, du côté de la chapelle, apparaissent et glissent par moments d'autres ombres plus petites et plus nombreuses.

La Logique reprend.

Et où était le Fils ? A ses côtés ? En lui ? Au-dessous ? Dans ce temps-là, était-il le Christ ? Puisque le Christ était homme et qu'il n'y avait pas d'hommes... et l'Esprit, que faisait-il ?

Antoine.

Ils étaient ensemble.

La Logique.

Ensemble ! Il y avait trois dieux !

Antoine.

Non, ils étaient un.

La Logique.

Quand le Fils s'en détacha pour devenir Jésus, il resta donc deux tiers de Dieu, et puisque Jésus était vraiment Dieu, quoiqu'étant homme, où était Dieu tandis qu'il vivait ? Que faisait Dieu lorsqu'il mourut ? Où était-il quand il est mort ? Car il est mort.

Antoine, se signant.

Et ressuscité.

La Logique.

Mais s'il était avant la vie, il n'eût pas besoin de ressusciter, pour être de nouveau après la mort. Qu'a-t-il fait de ce corps humain ? Est-il avec lui ? Qu'est-il advenu de son âme humaine ? L'a-t-il rattachée à son âme de Dieu ? Ce serait donc un homme qui serait Dieu, qui s'ajouterait à Dieu, un Dieu qui serait chair, et comme il n'est qu'un avec le Père et l'Esprit, le Père et l'Esprit seraient chair, tous seraient chair : il n'y aurait que la chair !

Antoine.

Non, non, tout esprit.

La Logique.

En effet, car Jésus est Dieu, donc Dieu est esprit. Mais Jésus naquit, mangea, marcha, dormit, souffrit, mourut, et il était esprit ! Est-ce que l'esprit naît quelque part ? Est-ce qu'il souffre ? Est-ce qu'il mange ? Est-ce qu'il dort ? Peut-il mourir ? Et il est mort pourtant ! Jésus n'a donc éprouvé ni la naissance ni la mort, ou bien il n'était pas esprit.

Antoine.

C'est l'homme en lui qui a souffert.

La Logique.

Et non le Dieu, cela est sûr ! Un homme souffre, en effet, mais Dieu ! ... alors, s'il n'était qu'homme, beau mérite à lui de subir ce que la nature humaine est forcée de subir ! S'il eût été Dieu, il n'eût pas souffert véritablement.

Antoine.

Mais oui, il était Dieu.

La Logique.

Il n'a donc pas souffert alors ! Il a fait semblant de souffrir ; comme le soleil qui traverse l'éther il a passé à travers la vie et s'est caché un instant sous cette forme trompeuse ! Il n'est pas né de Marie, mais il a paru naître ; quand on le clouait sur la croix, il regardait d'en haut son corps qu'on suppliciait ; quand il a levé, le troisième jour, la pierre de son tombeau, c'était comme une vapeur qui en est sortie, un fantôme vague, je ne sais quoi. Thomas s'en doutait, qui a voulu toucher ses plaies ; mais il lui était facile de simuler des plaies, puisqu'il simulait un corps. Si c'eût été un corps véritable comme le tien, aurait-il pu, sans qu'on l'entendît, traverser les murailles plus subtil qu'un son, et se transporter dans l'espace plus rapide que la lumière ? Or, si ce n'était pas un corps, si ce n'était pas un homme... Jésus était bien le Christ, n'est-ce pas ? Tu ne crois point que le Christ ait été Melchissédec, ni Sem, ni Theodotus, ni Vespasien.

Antoine.

Oui, Jésus est le Christ.

La Logique.

Et le Christ est Jésus... mais si ce qui n'existe pas n'est pas, et si pour exister il faut avoir un corps, et puisque ce corps il ne l'avait pas, donc il n'a pas existé, donc il n'a pas été, il n'y a point eu de Christ, le Christ est un mensonge.

Antoine, sanglotant.

Oh ! Oh ! Je ne l'ai pas voulu, tout cela est tombé dans ma tête l'un après l'autre, comme un paralytique à qui le pied manque et qui, de degrés en degrés, roule du haut de l'escalier du temple jusqu'en bas. Oh ! Mon Dieu, pardon ! Pitié, Seigneur ! Pitié ! Pitié ! Qu'il est mal de scruter tes mystères !

La Logique.

Pourquoi est-ce mal ? Qu'est-ce que le mal ?

Antoine, étonné.

Comment ? Qu'est-ce que le mal ? ... ce qui n'est pas bien.

La Logique.

Voilà que tu philosophises comme un grec ! Tu dis le mal, le bien, le bon, le mauvais, le vide, le plein, le beau, le laid ; voyons, habile homme, le bien ? C'est ce qui n'est pas le mal, sans doute, et le mal ce qui n'est pas le bien ? à merveille, on ne raisonne pas mieux dans les écoles.
Le bien, pour l'âne, n'est-ce pas le chardon vert ? Pour la faux, la pierre qui l'aiguise ? Pour la femme, l'amour qui la récrée ? Mais pour le chardon, le mal c'est l'âne qui le croque ; pour la pierre, la faux qui l'use ; pour l'amour, la femme qui l'éteint. Le mal encore pour le cheval, c'est le chardon qui lui pique les naseaux ; pour l'herbe, la faux qui la tranche ; pour l'homme, la femme dont il se lasse.
La guerre est exécrable aux vaincus, mais charmante aux vainqueurs ; la vie t'ennuie, d'autres s'en amusent ; la pluie détruit les moissons, elle féconde les champs stériles ; la mort dépeuple les cités, elle engraisse la terre ; on pleure de volupté, on rit de douleur, mais n'a-t-on pas mal aux flancs à force de rire et n'y a-t-il pas des douleurs que l'on recherche ? Au tronc du même arbre poussent ensemble la planche de la table et le couvercle du cercueil ; plus mince que la lame de la scie qui les sépare en deux est la différence de la joie, qui sonnera sur la première, à l'oubli, qui pourrira la seconde.
Sais-tu si l'être est le bien, si le néant est le mal ? Tu ne connais ni le néant ni l'être, ni le bien ni le mal, et tu voudrais, ignorant les distances qui les écartent ou les affinités qui les unissent, discerner dans chacun les degrés qui les composent, le principe qui les constitue !

Antoine.

Le mal ? C'est ce qui est défendu par Dieu.

La Logique.

A coup sûr ! Tel que l'homicide, l'adultère, l'idolâtrie, le vol, la trahison et la rébellion contre la loi : c'est pour cela qu'il a ordonné à Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d'égorger Holopherne qui était son amant, à Jahel d'assassiner Sisara qui était son hôte, à tout le peuple d'exterminer les autres peuples, de massacrer les animaux, d'éventrer les femmes enceintes, et qu'il a fait forniquer Abraham avec Agar, Osée avec la courtisane, le serpent avec Eve, et le Saint-Esprit avec Marie...

Antoine pousse un cri.

Et que Jacob volait Laban, que Moïse volait le roi d'Egypte, que David était chef de voleurs, que les citoyens volaient l'étranger, que le peuple volait les villes alliées et pillait les villes vaincues, et que depuis Aaron jusqu'à Sédécias on a adoré le serpent d'airain, qu'on a gratifié Rahab, récompensé le traître de Béthel, et que, lui, il a envoyé son fils pour détruire la loi qu'il avait faite ! Si elle était bonne, pourquoi la renverser ? Si elle était mauvaise, pourquoi l'avoir donnée ? Y a-t-il quelque chose de bon qui ne soit mauvais, quelque chose de mauvais qui ne soit bon ? Le bien est-il ? Le mal est-il ? Y a-t-il une vérité ? Où est le mensonge ? A quoi bon ? A quoi bon ? Les sages ont cherché et n'ont rien trouvé, les prophètes ont parlé et n'ont rien dit : tu feras comme eux et les siècles feront comme toi. Allons, sans t'inquiéter de l'ouvrage, tourne la meule de la vie et siffle en la tournant.

Antoine.

Qu'importe après tout ! Connais-je les desseins de Dieu ? Est-ce à moi de juger ses oeuvres ?

La Logique.

Pourquoi donc adorer en lui ce que tu exécrerais dans un homme ?

Antoine.

Comment cela ?

La Logique.

Puisque tu t'humilies devant le mal qui est en Dieu.

Antoine.

Mais c'est dans le Diable qu'est le mal.

La Logique.

Et qui a fait le Diable ?

Antoine.

Dieu.

La Logique.

Si le Diable fut créé par lui et que la création entière soit sortie de sa parole, avant que cette parole ne fût dite, la parole était en lui, et avant que le Diable ne naquît, il y était donc aussi, le Diable, et avec tout son enfer !

Antoine.

Mais il en est sorti.

La Logique.

La création de même en est sortie. T'imaginerais-tu, comme les païens, qu'elle se meut par des lois propres et en vertu seulement de son existence ?

Antoine.

Oh ! Non, c'est par la volonté de Dieu que pensent les hommes et que poussent les plantes.

La Logique.

Et ce n'est pas par sa volonté que le mal se fait, le mal qui se produit par Satan, lequel est son serviteur, son fils, comme l'archange Gabriel ? Il punit les pécheurs, en enfer, et il présente aux fidèles ici-bas l'amorce des tentations ; le Diable est donc nécessaire, il faut qu'il soit... a-t-il un corps, le Diable ?

Antoine, méditant.

Si le Diable a un corps ?

La Logique.

S'il en avait un, il ne serait pas partout à la fois, comme Dieu qui, étant esprit, est partout à la fois ; mais s'il est esprit, il est donc Dieu ou plutôt partie de Dieu, et enlever une partie au tout n'est-ce pas détruire ce tout ? Or, retrancher à Dieu une portion de lui-même, c'est nier Dieu. Tu ne nies pas Dieu, le Diable est en Dieu... tu adores Dieu...

Alors la Logique, sous la forme d'un nain noir, vêtu de parchemin, avec des griffes monstrueuses aux pieds et aux mains, posé debout sur une boule qui roule, et s'y tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, lentement et se penchant à l'oreille de Saint-Antoine :

Tu adores Dieu... adore le Diable !

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