(3) L'Orgueil, criant : A moi, mes filles ! paraît derrière
l'ermite, grande, pâle, avec ses yeux rouges et le sourcil gauche
relevé sur le bord de son front large ; sous ses lèvres
serrées claquent des dents blanches. Un grand manteau de pourpre,
qui l'enveloppe, cache les ulcères de ses jambes qui coulent
sur la frange d'or de son vêtement. Elle chancelle sur ses jarrets
; drapée à grands plis, elle baisse le menton sur sa poitrine
et baise à la bouche un serpent caché qui lui ronge le
sein. Elle a les cheveux crépus, noirs, hérissés.
Les Hérésies, adoucissant leur voix. Pourquoi trembler, bon ermite
? N'aie point peur, ne crains rien, nous ne sommes pas méchantes
; calme-toi, avance un peu, sors de ta cabane, ou, si tu n'oses pas,
applique ton oeil aux fentes de ta porte, et tu nous regarderas, à
l'abri, passer devant toi l'une après l'autre.
Antoine. Qui êtes-vous donc, vous autres, qui avez des voix si douces avec des visages si terribles ?
Les Hérésies. Tu nous connais, souvent tu nous
as vues. Quand au soleil tu suais sous ton cilice, dont les poils entraient
dans les blessures de ta discipline, et que tu restais immobile pour
ne pas t'évanouir de douleur ; au bout des oraisons nocturnes,
quand pâlissent les étoiles et que le songe de lui-même
continuait ta prière, et que, te sentant vivre encore, tu sentais
pourtant la vie qui t'échappait, tournoyante et légère
comme une vapeur qui monte ; ou lorsqu'après un voyage tu t'en
revenais dans ta solitude, rêvant à ce que tu avais vu
dans les villes, entendu dans les synodes, et que tu remontais la colline,
épuisé, languissant, presque endormi de chagrin, trébuchant
à toutes les pierres, te heurtant à tous les doutes, c'est
nous qui t'entourions, qui flottions, qui circulions ; nous étions
ce qu'il y avait derrière ta douleur, ce qui demeurait au fond
d'elle, ce qui apparaissait là-haut, tout en haut, au lointain,
dans l'extase, la réponse attendue, la fin du mot, la grâce
espérée.
Antoine. Oh ! Comme il y en a ! J'ai peur...
Les Patricianistes. Peur de la chair, n'est-ce pas ? Comme toi nous la fuyons, nous la mortifions, nous l'exécrons. Elle est mauvaise, n'est-ce pas ?
Antoine. Oui, elle est mauvaise.
Les Patricianistes. Abominable d'elle-même, comme le principe d'où elle vient ; c'est par la chair que nous souffrons et que nous sommes maudits.
Antoine. A cause d'elle en effet.
Les Patricianistes. Et maudits par le Père du Verbe, le Dieu bon, source de tout esprit, et qui a la chair pour ennemie, comme le Diable est son ennemi. S'il l'avait créée, cependant, aurait-il maudit son oeuvre ? C'est donc Satan et non pas lui qui a créé la substance de la chair. Lui, l'esprit, aurait-il pu faire le corps ? L'âme fait l'âme, les corps font les corps, la matière fait la matière, l'esprit fait l'esprit. Le Diable a donc fait le corps, a fait l'homme, Satan est son auteur.
Les Paterniens. Pas tout entier... depuis la poitrine seulement jusqu'en bas. Dieu a formé la tête où germe la pensée, le coeur où palpite la vie, mais c'est le Diable qui a fait la digestion, la génération, et l'envie de voyager qui réside dans les pieds.
Une Hérésie. Oui, l'homme est de deux parties quant au corps, d'une seule quant à l'esprit, de trois en tout. Dieu est de trois parties, le Père est la première, le Fils la seconde, le Saint-Esprit la troisième : la Trinité en constitue l'ensemble.
Antoine, rêvant. L'ensemble ? ...
Les Sabellins. Non ! Père, Fils et Saint-Esprit sont une même personne, aucune n'a engendré l'autre, ils sont trois dans un.
Antoine, avec joie. Oui, oui, c'est cela ! Je suis bien aise de retrouver le fil de ma pensée.
Les Sabellins. Ils sont l'unité Dieu. Et puisque le Fils a souffert, lui qui est Dieu, le Père et le Saint-Esprit, qui sont ce même Dieu, ont donc souffert. Ils marchent vers Antoine pour le saisir.
Antoine. Non, laissez-moi ! Laissez-moi !
Les Sabellins. Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de Dieu. Comment te le figures-tu ?
Antoine. Je ne peux pas me le figurer.
Les Audiens. Dieu est corporel, car c'est lui qui a fait l'homme, le corps. De sa substance, indéfinie quoique matière, il a tiré les mondes et les âmes ; c'est un grand dieu qui a un corps. Ils s'avancent vers lui.
Antoine. Laissez-moi !
Les Audiens. Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de l'âme.
Antoine, rêvant. L'âme ? Je ne peux pas me la figurer.
Les Tertullanistes. Elle est de flamme et d'air, elle réside en un corps, elle occupe un lieu ; en enfer, elle sent à la langue une intolérable douleur et elle implore une goutte d'eau ; mais l'esprit n'a ni siège ni lieu ; il est libre de tout, étranger à la peine comme au plaisir. Dieu seul est donc immatériel, et l'âme est bien un corps.
Antoine. L'âme, un corps ! Qui a dit cela ?
Tertullien paraissant au milieu du groupe, vêtu, selon son usage, en philosophe, avec le pallium sur le dos : Moi !
Antoine, tombant à genoux. Vous ! Illustre Septimus ! Vous qui poursuiviez tant les idolâtres et qui déclamiez tant contre le luxe des femmes, vous ravalez l'âme immortelle, et vous voilà habillé comme les philosophes stoïques !
Tertullien. J'ai même là-dessus écrit un traité que tu aurais dû lire.
Les Hérésies. Quel orgueil ! C'est un païen ! Honni soit-il ! Antoine se relève.
Tertullien, disparaissant dans la foule. Ah ! Ah ! Tu renies le Maître ! Que toute clarté t'abandonne !
Nous ne t'abandonnons pas, nous autres, nous restons, laisse-nous entrer.
Antoine. Non ! Laissez-moi !
Les Hérésies. Nous te demandons seulement - nous partirons ensuite, c'est fini - nous te demandons, bon ermite, qui était le Christ, d'où venait sa chair était-elle humaine ou divine ?
Antoine. Divine. Se reprenant vite. Humaine.
Les Hérésies, parlant toutes à la fois. C'est vrai ! C'est vrai !
Les Apellites. Il l'a prise aux deux éléments, le bon et le mauvais ; il l'a rendue au mauvais et n'a rien rendu au bon.
Les Apollinaristes. C'était la chair du Verbe et non la chair de Marie. Quel blasphème de soutenir qu'il tienne quelque chose d'une femme ; lui la pureté, lui l'esprit ! Avoir séjourné dans un ventre !
Les Antidicomaristes. Pourquoi pas ? Tout ce qui naît sort du ventre de la femelle et le déchire en passant, comme pour le punir aussitôt de la vie qu'il en a reçue ; celui de Marie, femme de Joseph, dut être plus qu'un autre élargi et flétri ; car Jésus sans doute avait une tête énorme.
On n'a jamais vu un sage plus sublime.
Les Marcelliens. Aussi l'adorons-nous, à côté de saint Paul, d'Homère et de Pythagore.
Horreur ! Désolation ! Triple enfer sur vous ! C'était Dieu ! Dieu le Fils, créé par le Père, vous dis-je, et créateur lui-même de l'Esprit-Saint.
Les Métangismonistes. Et qui était dans le Père comme un vase plus petit dans un plus grand.
Les Théodotistes. Etes-vous fous, braves gens ? Quand aurez-vous fini vos sottises ? Le Christ était Theodotus, c'est sûr, on l'a connu.
Les Séthianiens. Est-il possible de nier que ce ne soit pas Sem, fils de Noé !
Les Gnostiques. C'est l'enfant des Eons, l'époux d'Akaramoth repentie, le père du Démiurge qui fit le Cosmocrator et l'Anthropos. Antoine effrayé se bouche
les oreilles, pousse un cri, et la foule des Hérésies
s'entrouvre pour donner passage au choeur des Ophites, portant un immense
serpent-python à couleur dorée, avec des taches de saphir
et des taches noires. Pour le maintenir horizontalement, les enfants
le lèvent au bout de leurs bras, les femmes le retiennent sur
leur poitrine, les hommes l'appuient contre leur ventre.
Les Ophites. C'était lui, c'est lui
encore, ce sera lui toujours ! Ses spirales sont les cercles des mondes
échelonnés ; de la bave de ses dents découle le
suc des plantes, aux taches de sa peau les métaux ont pris leur
couleur, quand il dort c'est la nature qui rumine, de ce qu'il mange
rien n'est rendu, il absorbe tout, comme l'éternité. Antoine fait des efforts pour
s'enfuir, les Ophites l'enferment dans le cercle du serpent, il saute
par-dessus à pieds joints, en faisant un signe de croix, les
Ophites disparaissent.
Les Ascites. Vive le vin ! C'est lui qui est christ ! Il délie les coeurs. Qu'il déborde du calice ! Qu'il inonde le monde ! Les peuples sont affranchis. Rouge est le soleil, rouge est le jus du cep d'automne ; Moïse proscrivait les viandes impures : il n'y a rien d'impur, toute viande est bénie, car la vie est dans la viande. Mangeons la viande pour avoir la vie, buvons le vin pour avoir la flamme ! Aux noces de Cana il coulait partout et les chiens le lapaient dans le ruisseau de la cour. Quand son flanc fut percé, c'est du vin qui coula, le vin de la bonne nouvelle que nous honorons dans cette peau de chèvre.
Antoine, exaspéré. Mais les païens n'ont rien fait de si épouvantablement infâme !
Les Sévériens,
s'avançant du fond Non, jamais ! Le vin a germé par la vertu de Satan, c'est la folie et la fureur, l'impudicité et le sacrilège. Maudit soit le prêtre qui sacrifie sous son espèce.
Les Aquariens. Nous ne buvons, nous autres, que de l'eau, de l'eau tombée du ciel, symbole de la pureté du Verbe. Anathème sur la chair.
Les Astotyrites. ...Sur ceux qui en usent ! Sur ceux qui la prêchent ! Des fruits de la terre, du lait caillé, du blé cuit sous la cendre, tels étaient les aliments des premiers hommes ; il faut vivre comme eux pour remonter à l'innocence.
Les Adamites. Hommes et femmes complètement nus, ils s'assoient par terre dans des postures graves. Avant leur chute, Adam et Eve
se regardaient sans voiles.
Antoine, soupirant. Ils sont beaux, vraiment ! Et s'ils ne mentaient... Au fait, je n'ai jamais compris... mais quels sont ceux-là qui s'avancent ?
Les Manichéens Vêtus de robes noires semées de petites lunes d'argent, les cheveux relevés sur le sommet de la tête par des peignes, des anneaux d'or aux oreilles. Le choeur s'avance en triangle ; celui qui est en tête tient un pain dans ses mains, le rompt sur son genou et le jette en l'air en disant : Je ne t'ai pas semé, que
celui qui t'a semé soit semé.
Antoine. Où suis-je ? Sont-ce les démons qui parlent ? Il me semble que je descends sans en finir les escaliers de l'enfer ; la désolation ruisselle sur ma tête, la folie m'arrive. Grâce, Seigneur ! Il s'agenouille, ferme les yeux et multiplie les signes de croix. La musique redouble, les Hérésies s'agitent, les cordes ronflent, les flûtes soupirent.
Les Gnostiques. Choeur énorme, composé de groupes différents : Saturniens, Marcosiens, Valentiniens, Nicolaïstes, etc. Un d'eux tient un livre. N'écoute pas ces hommes
tristes, ils sont fous, ce sont des païens de l'Asie, leur grand
prophète Manès fut écorché comme imposteur
avec une pointe de roseau, et sa peau, empaillée, pendue eux
portes de Ctésiphon.
L'Orgueil. Que risques-tu ? Ne seras-tu pas libre de t'arrêter quand tu le voudras ? La Logique. Les pensées qui t'obsèdent fuiront peut-être ? Antoine hésite, les Gnostiques se rapprochent, l'Orgueil lui passe le livre tout ouvert par-dessus son épaule, il lit : " Au commencement, Bythos
était. De sa pensée, ainsi que de la parole du Dieu des
Juifs, naquit l'Intelligence, qui épousa la Vérité
; de la Vérité et de l'Intelligence sortirent, sans un
effort, le Verbe et la Vie, qui enfantèrent cinq couples pareils
; du Verbe et de la Vie issurent l'Homme et l'Eglise, qui formèrent
six autres couples, parmi lesquels Paraclétos et Pistis produisirent
Sophia et Télétos. Antoine s'arrête.
Les Hérésies, à part. Il lit, il lit, il est à nous... il est à nous !
Antoine continue. " Barbelo est le prince du huitième ciel, Saldabaoth a fait les anges, la terre, les six cieux au-dessous de lui ; il a la forme d'un âne. " Antoine jette le livre avec fureur et le foule aux pieds. Non, non ! Je ne continuerai pas, c'est la science du Diable. Oh ! Que ma mémoire l'oublie et que mes yeux soient crevés pour m'en punir !
Les Gnostiques. Sophia fit comme toi ; elle s'ennuyait de Télétos, un désir immense la poussa hors du Plérome, elle vagabonda dans l'infini ; elle voulait, oubliant la Foi et dépassant l'Esprit, absorber en elle l'essence du Verbe, et trahissant la Vérité, s'unir à l'Intelligence dans les profondeurs du Bythos où Charis, son épouse, a couvé les germes des Syzygies secondaires... allons ! Gravis, monte encore, élève-toi jusqu'à la Pensée mère, jusqu'au nous indestructible, jusqu'à l'Ennoïa radieuse ! Ils se resserrent autour de Saint-Antoine et parlent tous à la fois :
Vois-tu ? Les 365 cieux correspondent aux 365 membres du corps qui...
Antoine, fermant les yeux. Qu'est-ce que ça me fait ? Qu'ai-je besoin de les connaître ?
Les Basilidiens. Le mot (...) signifie...
Antoine, se
bouchant les oreilles. Qu'importe ! Je ne veux pas l'entendre.
Les Saturniens. Écoute, au moins, que nous te disions le nom des sept anges qui ont fait les sept cieux.
Antoine. Non ! Non !
Les Colorbasiens. Celui des sept étoiles d'où procède la vie des hommes.
Antoine. Non ! Non !
Les Sabéens. D'un mot, si tu le désires, tu connaîtras l'architecture de nos temples, bâtis sur le dessin de la planète de Saturne.
Les Thérapeutes. Attends ! Attends ! Nous allons danser la danse du passage de la mer Rouge et chanter l'hymne du soleil levant.
Les Kabalistes. Chapeaux pointus, robes bleu sombre, fourrures, ils désignent avec leurs baguettes blanches plusieurs points dans l'espace. Vois-tu, comme le sang dans un grand corps, circuler l'Haensoph universel dans les veines cachées de tous les mondes ? Antoine est acculé dans
sa cellule, il se débat contre les Hérésies à
coups de discipline, elles s'enfuient, il reste seul, il s'assoit par
terre. |
menu
oeuvres / - /
suivant