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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
La première éducation sentimentale
texte complet
La tentation de St Antoine

(3)

L'Orgueil, criant :

A moi, mes filles !

paraît derrière l'ermite, grande, pâle, avec ses yeux rouges et le sourcil gauche relevé sur le bord de son front large ; sous ses lèvres serrées claquent des dents blanches. Un grand manteau de pourpre, qui l'enveloppe, cache les ulcères de ses jambes qui coulent sur la frange d'or de son vêtement. Elle chancelle sur ses jarrets ; drapée à grands plis, elle baisse le menton sur sa poitrine et baise à la bouche un serpent caché qui lui ronge le sein. Elle a les cheveux crépus, noirs, hérissés.
Au cri qu'elle a poussé, on entend aussitôt des sifflements, des trépignements, des aboiements, des déchirements de cuivre, des grelots qui sonnent, des sonnettes qui tintent, le tout dominé par un rythme monotone, précipité, criard, qui tourbillonne en crescendo.
Les Hérésies arrivent de tous les points du fond de la scène, par longues files séparées, qui se rejoignent au centre, derrière l'Orgueil. Elles ont sur leur tête des serpents ou des fleurs, dans leurs mains des fouets, des livres, des instruments de supplice, des idoles ; les unes sont nues, les autres couvertes d'or et de rubis, les autres vêtues de haillons ; elles portent des amulettes coloriées, des tatouages de toute façon, des masques de bêtes fauves, des signes de feu sur le visage. Vieillards cassés au chef branlant, femmes joyeuses qui dansent, magiciens à longue barbe, prophétesses les cheveux épars, les reins ceints d'une peau de loup ; elles arrivent en flot l'une sur l'autre, se tenant par la main ou se grimpant sur les épaules. Avec un bâton de fer la Logique bat la mesure et conduit leur marche.
L'Orgueil tressaille et rit d'une façon stridente.
Antoine, dans sa cellule, frémit de tous ses membres.
A mesure qu'elles entrent, une des ombres précédentes, placées à droite, se détache dans sa forme, court les rejoindre et se mêle parmi elles.
La Luxure, rouge de cheveux, blanche de peau, poitrine charnue et décolletée, vêtue d'une robe jaune semée de perles et diamants, très grasse ; de ses doigts chargés d'émeraudes elle relève sa robe jusqu'au-dessus des chevilles ; elle est aveugle.
La Gourmandise, le cou maigre et démesuré, les lèvres violettes, le nez rouge ; ses dents pourries retombent sur son menton ; sous sa tunique tachée de graisse et de vin son ventre flasque lui couvre les cuisses.
La Colère, cuirassée de fer et ruisselant de sang par-dessus son armure ; sous sa visière, deux charbons brillent, ses bras sont terminés par deux boules de plomb, à la place de mains.
L'Envie se pince les lèvres, se ronge les ongles, s'écorche le corps ; ses oreilles sont énormes. Courbée en deux, elle va se cacher alternativement derrière tous les Péchés Capitaux, se vautre par terre et leur mord le talon ; elle siffle.
L'Avarice, vieille grelottante, vêtue de haillons recousus ; sa main droite a dix doigts et s'agite toujours dans l'air, pour grapiner quelque chose ; de la gauche elle retient dans ses poches l'argent qui les remplit ; elle se retourne sans cesse et regarde derrière avec défiance.
La Paresse, tronc sans membres, se traîne péniblement sur le ventre et soupire de fatigue.
Les Péchés sont confondus avec les Hérésies.
Les nuages qui roulaient découvrent la lune, elle éclaire la scène d'un reflet verdâtre, le bord des nuages est d'acier pâle.
Les Hérésies augmentent toujours, elles entourent la cabane, vont jusqu'au seuil de la chapelle, et débordent par tous les côtés.

Les Hérésies, adoucissant leur voix.

Pourquoi trembler, bon ermite ? N'aie point peur, ne crains rien, nous ne sommes pas méchantes ; calme-toi, avance un peu, sors de ta cabane, ou, si tu n'oses pas, applique ton oeil aux fentes de ta porte, et tu nous regarderas, à l'abri, passer devant toi l'une après l'autre.
Voilà bien longtemps que nous cherchons ta demeure, et que nous demandons partout : où est-il donc, ce bon Saint-Antoine, ce fameux solitaire ? Mais nous t'avons trouvé, enfin ! Nous t'avons trouvé.
C'est parce que tu es triste que nous sommes venues toutes ensemble te tenir compagnie pendant la nuit. Si tu savais ce que nous avons à te dire ! Nous apportons du monde des nouvelles merveilleuses.
N'aie point peur, bon ermite, n'aie point peur, ne crains rien...

Antoine.

Qui êtes-vous donc, vous autres, qui avez des voix si douces avec des visages si terribles ?

Les Hérésies.

Tu nous connais, souvent tu nous as vues. Quand au soleil tu suais sous ton cilice, dont les poils entraient dans les blessures de ta discipline, et que tu restais immobile pour ne pas t'évanouir de douleur ; au bout des oraisons nocturnes, quand pâlissent les étoiles et que le songe de lui-même continuait ta prière, et que, te sentant vivre encore, tu sentais pourtant la vie qui t'échappait, tournoyante et légère comme une vapeur qui monte ; ou lorsqu'après un voyage tu t'en revenais dans ta solitude, rêvant à ce que tu avais vu dans les villes, entendu dans les synodes, et que tu remontais la colline, épuisé, languissant, presque endormi de chagrin, trébuchant à toutes les pierres, te heurtant à tous les doutes, c'est nous qui t'entourions, qui flottions, qui circulions ; nous étions ce qu'il y avait derrière ta douleur, ce qui demeurait au fond d'elle, ce qui apparaissait là-haut, tout en haut, au lointain, dans l'extase, la réponse attendue, la fin du mot, la grâce espérée.
Nous sommes les filles de la Doctrine, les enfants de l'Eglise, la nature complexe du dogme de Jésus ; nous répandons dans les basiliques le souffle renouvelé de nos haleines, et leurs piliers s'écroulent en craquant comme le tronc des arbres dans les forêts.
A la pointe de l'idée, quand en frappant d'aplomb sur son angle intangible le Verbe luit, c'est nous qui sommes les rayons divergents multipliant la lumière, et tous convergeant vers sa base pour en augmenter l'étendue.
Mais nous allons surgir, au dehors, distinctes, complètes, détachées.
Apaise ton coeur, rassure tes genoux qui tremblent, avance, reconnais-nous.
Que veux-tu de tes amies ? Elles ont entendu tout à l'heure tes efforts pour les appeler, nous voilà ; approche donc, tu verras parmi nous des docteurs, des martyrs, des prophètes !

Antoine.

Oh ! Comme il y en a ! J'ai peur...

Les Patricianistes.

Peur de la chair, n'est-ce pas ? Comme toi nous la fuyons, nous la mortifions, nous l'exécrons. Elle est mauvaise, n'est-ce pas ?

Antoine.

Oui, elle est mauvaise.

Les Patricianistes.

Abominable d'elle-même, comme le principe d'où elle vient ; c'est par la chair que nous souffrons et que nous sommes maudits.

Antoine.

A cause d'elle en effet.

Les Patricianistes.

Et maudits par le Père du Verbe, le Dieu bon, source de tout esprit, et qui a la chair pour ennemie, comme le Diable est son ennemi. S'il l'avait créée, cependant, aurait-il maudit son oeuvre ? C'est donc Satan et non pas lui qui a créé la substance de la chair. Lui, l'esprit, aurait-il pu faire le corps ? L'âme fait l'âme, les corps font les corps, la matière fait la matière, l'esprit fait l'esprit. Le Diable a donc fait le corps, a fait l'homme, Satan est son auteur.

Les Paterniens.

Pas tout entier... depuis la poitrine seulement jusqu'en bas. Dieu a formé la tête où germe la pensée, le coeur où palpite la vie, mais c'est le Diable qui a fait la digestion, la génération, et l'envie de voyager qui réside dans les pieds.

Une Hérésie.

Oui, l'homme est de deux parties quant au corps, d'une seule quant à l'esprit, de trois en tout. Dieu est de trois parties, le Père est la première, le Fils la seconde, le Saint-Esprit la troisième : la Trinité en constitue l'ensemble.

Antoine, rêvant.

L'ensemble ? ...

Les Sabellins.

Non ! Père, Fils et Saint-Esprit sont une même personne, aucune n'a engendré l'autre, ils sont trois dans un.

Antoine, avec joie.

Oui, oui, c'est cela ! Je suis bien aise de retrouver le fil de ma pensée.

Les Sabellins.

Ils sont l'unité Dieu. Et puisque le Fils a souffert, lui qui est Dieu, le Père et le Saint-Esprit, qui sont ce même Dieu, ont donc souffert.

Ils marchent vers Antoine pour le saisir.

Antoine.

Non, laissez-moi ! Laissez-moi !

Les Sabellins.

Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de Dieu. Comment te le figures-tu ?

Antoine.

Je ne peux pas me le figurer.

Les Audiens.

Dieu est corporel, car c'est lui qui a fait l'homme, le corps. De sa substance, indéfinie quoique matière, il a tiré les mondes et les âmes ; c'est un grand dieu qui a un corps.

Ils s'avancent vers lui.

Antoine.

Laissez-moi !

Les Audiens.

Nous te demandons seulement si tu te fais une idée de l'âme.

Antoine, rêvant.

L'âme ? Je ne peux pas me la figurer.

Les Tertullanistes.

Elle est de flamme et d'air, elle réside en un corps, elle occupe un lieu ; en enfer, elle sent à la langue une intolérable douleur et elle implore une goutte d'eau ; mais l'esprit n'a ni siège ni lieu ; il est libre de tout, étranger à la peine comme au plaisir. Dieu seul est donc immatériel, et l'âme est bien un corps.

Antoine.

L'âme, un corps ! Qui a dit cela ?

Tertullien

paraissant au milieu du groupe, vêtu, selon son usage, en philosophe, avec le pallium sur le dos :

Moi !

Antoine, tombant à genoux.

Vous ! Illustre Septimus ! Vous qui poursuiviez tant les idolâtres et qui déclamiez tant contre le luxe des femmes, vous ravalez l'âme immortelle, et vous voilà habillé comme les philosophes stoïques !

Tertullien.

J'ai même là-dessus écrit un traité que tu aurais dû lire.

Les Hérésies.

Quel orgueil ! C'est un païen ! Honni soit-il !

Antoine se relève.

Tertullien, disparaissant dans la foule.

Ah ! Ah ! Tu renies le Maître ! Que toute clarté t'abandonne !


Les Hérésies, pressant toujours Saint-Antoine.

Nous ne t'abandonnons pas, nous autres, nous restons, laisse-nous entrer.

Antoine.

Non ! Laissez-moi !

Les Hérésies.

Nous te demandons seulement - nous partirons ensuite, c'est fini - nous te demandons, bon ermite, qui était le Christ, d'où venait sa chair était-elle humaine ou divine ?

Antoine.

Divine.

Se reprenant vite.

Humaine.

Les Hérésies, parlant toutes à la fois.

C'est vrai ! C'est vrai !

Les Apellites.

Il l'a prise aux deux éléments, le bon et le mauvais ; il l'a rendue au mauvais et n'a rien rendu au bon.

Les Apollinaristes.

C'était la chair du Verbe et non la chair de Marie. Quel blasphème de soutenir qu'il tienne quelque chose d'une femme ; lui la pureté, lui l'esprit ! Avoir séjourné dans un ventre !

Les Antidicomaristes.

Pourquoi pas ? Tout ce qui naît sort du ventre de la femelle et le déchire en passant, comme pour le punir aussitôt de la vie qu'il en a reçue ; celui de Marie, femme de Joseph, dut être plus qu'un autre élargi et flétri ; car Jésus sans doute avait une tête énorme.


Les Ménandriens, les Cérinthiens.

On n'a jamais vu un sage plus sublime.

Les Marcelliens.

Aussi l'adorons-nous, à côté de saint Paul, d'Homère et de Pythagore.


Aius.

Horreur ! Désolation ! Triple enfer sur vous ! C'était Dieu ! Dieu le Fils, créé par le Père, vous dis-je, et créateur lui-même de l'Esprit-Saint.

Les Métangismonistes.

Et qui était dans le Père comme un vase plus petit dans un plus grand.

Les Théodotistes.

Etes-vous fous, braves gens ? Quand aurez-vous fini vos sottises ? Le Christ était Theodotus, c'est sûr, on l'a connu.

Les Séthianiens.

Est-il possible de nier que ce ne soit pas Sem, fils de Noé !

Les Gnostiques.

C'est l'enfant des Eons, l'époux d'Akaramoth repentie, le père du Démiurge qui fit le Cosmocrator et l'Anthropos.

Antoine effrayé se bouche les oreilles, pousse un cri, et la foule des Hérésies s'entrouvre pour donner passage au choeur des Ophites, portant un immense serpent-python à couleur dorée, avec des taches de saphir et des taches noires. Pour le maintenir horizontalement, les enfants le lèvent au bout de leurs bras, les femmes le retiennent sur leur poitrine, les hommes l'appuient contre leur ventre.
Ils s'arrêtent devant Saint-Antoine et forment, avec le serpent qu'ils déroulent, un grand cercle ouvert, à l'entrée duquel se tiennent un vieillard en robe blanche pinçant de la lyre et un enfant nu jouant de la flûte. Au milieu une danseuse, vêtue d'un caleçon de plumes de paon et les cheveux noués par un aspic, qui du front, lui coulant sur l'épaule pour s'entortiller à son col, laisse retomber entre ses seins sa tête qu'il dresse en avant quand elle danse, balance au mouvement de sa taille, sur les bras levés. Sur un air doux et joyeux, quoique plein de lenteur, les Ophites commencent.

Les Ophites.

C'était lui, c'est lui encore, ce sera lui toujours ! Ses spirales sont les cercles des mondes échelonnés ; de la bave de ses dents découle le suc des plantes, aux taches de sa peau les métaux ont pris leur couleur, quand il dort c'est la nature qui rumine, de ce qu'il mange rien n'est rendu, il absorbe tout, comme l'éternité.
Le long du tronc, qu'entouraient ses vertèbres, il montait ; sa peau gluante se collait en traînant sur l'écorce polie ; il montait, et les feuilles se racornissaient à son haleine ; quand il eut passé par toutes les branches il reparut ; sous sa peau tendue les os de son crâne s'écartèrent, il ouvrit la mâchoire, et du bout de la branche le fruit tomba.
Il le retint sur ses dents, et les lèvres retournées, le cou pâmé, il montrait au soleil le fruit d'or cueilli.
Puis il s'abaissa comme un arc-en-ciel qui descend, et suspendu par la queue au tronc du grand arbre, il balançait devant le visage d'Eve sa tête sifflante aux paupières enivrées.
Elle le suivait attentive.
Il s'arrêta, fixa sur elle ses prunelles, sur lui elle fixa les siennes ; la poitrine d'Eve battait, la queue du serpent se tordait, le Zéhon qui coulait interrompit ses eaux, un lotus s'ouvrit, les dattes des palmiers mûrirent, une sueur fluide passa ; et elle tendit la main.
Il était bon le fruit superbe ; elle en pompa le jus, elle en dévora la chair, elle en croqua les pépins, elle en ramassa l'écorce pour s'en parfumer la poitrine.
Une fois de plus s'ils en avaient goûté, ils seraient devenus dieux selon la promesse du tentateur. Pour punir ce fils trop prodigue des dons du ciel, Dieu le condamna à garder sa forme ; la femme victorieuse a mis le pied sur sa tête, mais, par la piqûre qu'il lui a faite au talon, le venin éternel est monté jusqu'à son coeur.
Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d'or comme le ciel a des étoiles ! Beau serpent que chérissent les filles d'Eve ! Au grattement de l'ongle sur la corde tendue, éveille-toi ! Au ronflement du roseau creux, éveille-toi ! Grimpe les précipices, pousse tes anneaux, accours, accours et viens sur nos autels lécher les pains eucharistiques que nous offrons au Seigneur !

Antoine fait des efforts pour s'enfuir, les Ophites l'enferment dans le cercle du serpent, il saute par-dessus à pieds joints, en faisant un signe de croix, les Ophites disparaissent.
Une outre de vin est jetée sur la scène, des hommes et des femmes ivres se mettent à courir autour, en dansant.

Les Ascites.

Vive le vin ! C'est lui qui est christ ! Il délie les coeurs. Qu'il déborde du calice ! Qu'il inonde le monde ! Les peuples sont affranchis. Rouge est le soleil, rouge est le jus du cep d'automne ; Moïse proscrivait les viandes impures : il n'y a rien d'impur, toute viande est bénie, car la vie est dans la viande. Mangeons la viande pour avoir la vie, buvons le vin pour avoir la flamme ! Aux noces de Cana il coulait partout et les chiens le lapaient dans le ruisseau de la cour. Quand son flanc fut percé, c'est du vin qui coula, le vin de la bonne nouvelle que nous honorons dans cette peau de chèvre.

Antoine, exaspéré.

Mais les païens n'ont rien fait de si épouvantablement infâme !

Les Sévériens, s'avançant du fond
avec un visage sombre.

Non, jamais ! Le vin a germé par la vertu de Satan, c'est la folie et la fureur, l'impudicité et le sacrilège. Maudit soit le prêtre qui sacrifie sous son espèce.

Les Aquariens.

Nous ne buvons, nous autres, que de l'eau, de l'eau tombée du ciel, symbole de la pureté du Verbe. Anathème sur la chair.

Les Astotyrites.

...Sur ceux qui en usent ! Sur ceux qui la prêchent ! Des fruits de la terre, du lait caillé, du blé cuit sous la cendre, tels étaient les aliments des premiers hommes ; il faut vivre comme eux pour remonter à l'innocence.

Les Adamites.

Hommes et femmes complètement nus, ils s'assoient par terre dans des postures graves.

Avant leur chute, Adam et Eve se regardaient sans voiles.
Doux comme les agneaux, nous allons nus par le monde.
Femmes à l'oeil pur, appuyez vos têtes sur nos poitrines, et dormez au mouvement de nos coeurs pacifiques.
Nous demeurons dans les clairières des bois, parmi les marguerites des prés verts, écoutant les oiseaux gazouiller, les ruisseaux couler, les feuilles frémir.
A force de se connaître, les sexes ont disparu, exempts de convoitise comme de satiété ; depuis longtemps déjà la chair est morte en nous et nous n'éprouvons qu'une tendresse uniforme et commune, immaculée comme nos membres, plus sereine que les poses que nous gardons.

Antoine, soupirant.

Ils sont beaux, vraiment ! Et s'ils ne mentaient... Au fait, je n'ai jamais compris... mais quels sont ceux-là qui s'avancent ?

Les Manichéens

Vêtus de robes noires semées de petites lunes d'argent, les cheveux relevés sur le sommet de la tête par des peignes, des anneaux d'or aux oreilles. Le choeur s'avance en triangle ; celui qui est en tête tient un pain dans ses mains, le rompt sur son genou et le jette en l'air en disant :

Je ne t'ai pas semé, que celui qui t'a semé soit semé.
Je ne t'ai pas moissonné, que celui qui t'a moissonné soit moissonné !
Je ne t'ai pas fait cuire, que celui qui t'a fait cuire soit cuit lui-même !
Savez-vous ce qui est rouge ? Qu'est-ce qui brille dans le soleil ? Qu'est-ce qui languit dans la lune ?
Ce sont les âmes des morts : la grande roue les enlève dans ses douze vases et les porte à la lune, qui tourne incessamment pour se joindre au soleil. Au premier quartier elle y déverse son fardeau ; lorsqu'elle brille toute ronde c'est qu'elle est pleine, et ces deux grands vaisseaux naviguent ensemble dans l'immensité vide. Ainsi lavées par l'eau et purifiées au feu, les âmes enfin s'en vont composer de leurs splendeurs la voix lactée, qui est la colonne de lumière, l'air parfait, et dont les scintillements sont infinis, car ceux qui l'habitent sont innombrables.
On avait dit à Scipion que les bienheureux seuls, débarrassés des liens du corps, revivaient dans les étoiles ; Origène se demanda si ce n'était point des âmes que tous ces astres, et les dieux d'Egypte jadis naviguaient dans des nacelles. Mais c'est l'arabe Scythus, étranglé par le Diable au milieu du désert, et Térébenthus son disciple, tué pour être tombé une nuit d'éclipse du haut de la terrasse de sa maison, qui dévoilèrent les premiers la vérité aux élus.
Comprise dans la matière, qu'elle féconde, la divinité tend à s'en exhaler sans cesse, afin de rejoindre son principe ; la génération lie dans la chair la partie divine ; nous, les élus, par la grâce de nos personnes ou l'efficacité de nos mérites, nous la dégageons des végétaux que nous mangeons.
Refusez donc au profane, à l'impie, fût-il agonisant, du pain, des fruits, et même de l'eau, car la partie divine mêlée à ces substances aurait du mal à effectuer son retour, souillée qu'elle serait par les péchés de celui qui porterait la main sur elle.
La bonne odeur plaît à l'esprit, elle l'excite à sortir : frottons-nous d'écorces amères, enivrons-nous de la senteur des roses et du fumet du caroenum, dévorons les épices, le sel, le poivre, l'assa foetida, les graisses qui brûlent la langue, les fruits rares dont le suc exprimé remplace les vins les plus vantés !
La partie divine s'évapore de tout, du repos, de l'action, du geste, du regard, et fuyant ainsi, par tant d'occasions diverses, il ne reste plus en nous qu'un résidu grossier, principe du mal, d'où les corps sont faits.
Saclas, prince des ténèbres, pour enfermer les particules divines qu'il avait mangées, imagina la génération, et s'approchant de sa femme, il lui enfanta deux enfants, Adam et Eve.
Puisque la chair retient Dieu, maudit soit tout créateur de la chair !
Nous qui tamisons Dieu dans la nature, qui le purifions et l'en faisons sortir, prévenons d'avance les captivités où il languit, détruisons dans son germe la cause qui l'asservit, absorbons-la ! Avalons donc le sperme des hommes ! Vite ! Allons ! Semez par terre la farine de froment pour l'y rouler en hostie. Quand son flot va couler, étendez les lits bas, couchez-vous sur le flanc gauche, déshabillez les femmes, elles rugissent d'attente, c'est l'heure!
Cependant, des aiguillons du désir fouettez vos corps blasés, car la partie divine s'échappe aussi par la convoitise et la jouissance ; chaque titillation des nerfs émus est un coup de l'aile de l'âme, et l'évanouissement du plaisir un séjour en Dieu.
Méfiez-vous de l'instant terrible où l'harmonie du mal, combinant des projections parallèles, tend à les fondre ensemble dans une stagnation fécondante ; dégagez-vous des bras qui vous étreignent.
Mais il doit s'écarter des femmes, celui dont les rein ne sont pas à l'épreuve ; extrayant de lui-même les parties lumineuses engagées, qu'il se délecte avec lenteur dans la réjouissance de sa solitude ; il regardera sur le sol fumer dans les globules blanchâtres cette vie mystérieuse, source des postérités anéanties, puis, passant le pied dessus, il se sentira le coeur joyeux, songeant qu'il a délivré Dieu.

Antoine.

Où suis-je ? Sont-ce les démons qui parlent ? Il me semble que je descends sans en finir les escaliers de l'enfer ; la désolation ruisselle sur ma tête, la folie m'arrive. Grâce, Seigneur !

Il s'agenouille, ferme les yeux et multiplie les signes de croix. La musique redouble, les Hérésies s'agitent, les cordes ronflent, les flûtes soupirent.

Les Gnostiques.

Choeur énorme, composé de groupes différents : Saturniens, Marcosiens, Valentiniens, Nicolaïstes, etc. Un d'eux tient un livre.

N'écoute pas ces hommes tristes, ils sont fous, ce sont des païens de l'Asie, leur grand prophète Manès fut écorché comme imposteur avec une pointe de roseau, et sa peau, empaillée, pendue eux portes de Ctésiphon.
C'est nous qui sommes les sages, les savants, les purs !
Nous avons la prophétie de Bahuba, qui criait sur les montagnes, avec l'évangile de Philippe, que le feu ni l'eau ne peuvent détruire. Veux-tu savoir la vie du Christ avant son apparition sur la terre, la mesure exacte de sa taille, le nom de l'étoile où est son trône ? Voici le livre de Noria, femme de Noé. Elle l'écrivit dans l'arche, durant les nuits, assise sur le dos d'un éléphant, à la lueur des éclairs. Voguant au milieu des grands flots qui roulaient le limon jaune de la création primitive, par les fentes du ciel que le tonnerre déchirait elle voyait Dieu, les esprits lumineux tournant sur leurs sphères, et les séraphins voyageurs qui passaient dans l'espace avec leurs ailes de flamme. C'est lui, celui-là ! Prends-le ! Tiens donc ! Ouvre-le donc ! ... tiens ! Nous l'ouvrons pour toi. Quoique les mots en soient d'une langue perdue et que la bouche humaine ne puisse les dire, tu le liras tout courant comme les lettres de ton nom. Essaie ! ... une ligne seulement !

L'Orgueil.

Que risques-tu ? Ne seras-tu pas libre de t'arrêter quand tu le voudras ?

La Logique.

Les pensées qui t'obsèdent fuiront peut-être ?

Antoine hésite, les Gnostiques se rapprochent, l'Orgueil lui passe le livre tout ouvert par-dessus son épaule, il lit :

" Au commencement, Bythos était. De sa pensée, ainsi que de la parole du Dieu des Juifs, naquit l'Intelligence, qui épousa la Vérité ; de la Vérité et de l'Intelligence sortirent, sans un effort, le Verbe et la Vie, qui enfantèrent cinq couples pareils ; du Verbe et de la Vie issurent l'Homme et l'Eglise, qui formèrent six autres couples, parmi lesquels Paraclétos et Pistis produisirent Sophia et Télétos.
" Ces quinze couples font les quinze Syzygies, composées des trente Eons suprêmes, qui constituent le Plérome ou Ensemble supérieur et qui font Dieu. "

Antoine s'arrête.

Les Hérésies, à part.

Il lit, il lit, il est à nous... il est à nous !

Antoine continue.

" Barbelo est le prince du huitième ciel, Saldabaoth a fait les anges, la terre, les six cieux au-dessous de lui ; il a la forme d'un âne. "

Antoine jette le livre avec fureur et le foule aux pieds.

Non, non ! Je ne continuerai pas, c'est la science du Diable. Oh ! Que ma mémoire l'oublie et que mes yeux soient crevés pour m'en punir !

Les Gnostiques.

Sophia fit comme toi ; elle s'ennuyait de Télétos, un désir immense la poussa hors du Plérome, elle vagabonda dans l'infini ; elle voulait, oubliant la Foi et dépassant l'Esprit, absorber en elle l'essence du Verbe, et trahissant la Vérité, s'unir à l'Intelligence dans les profondeurs du Bythos où Charis, son épouse, a couvé les germes des Syzygies secondaires... allons ! Gravis, monte encore, élève-toi jusqu'à la Pensée mère, jusqu'au nous indestructible, jusqu'à l'Ennoïa radieuse !

Ils se resserrent autour de Saint-Antoine et parlent tous à la fois :


Les Valentiniens, faisant avec le doigt
des chiffres sur terre.

Vois-tu ? Les 365 cieux correspondent aux 365 membres du corps qui...

Antoine, fermant les yeux.

Qu'est-ce que ça me fait ? Qu'ai-je besoin de les connaître ?

Les Basilidiens.

Le mot (...) signifie...

Antoine, se bouchant les oreilles.

Qu'importe ! Je ne veux pas l'entendre.

Les Saturniens.

Écoute, au moins, que nous te disions le nom des sept anges qui ont fait les sept cieux.

Antoine.

Non ! Non !

Les Colorbasiens.

Celui des sept étoiles d'où procède la vie des hommes.

Antoine.

Non ! Non !

Les Sabéens.

D'un mot, si tu le désires, tu connaîtras l'architecture de nos temples, bâtis sur le dessin de la planète de Saturne.

Les Thérapeutes.

Attends ! Attends ! Nous allons danser la danse du passage de la mer Rouge et chanter l'hymne du soleil levant.

Les Kabalistes.

Chapeaux pointus, robes bleu sombre, fourrures, ils désignent avec leurs baguettes blanches plusieurs points dans l'espace.

Vois-tu, comme le sang dans un grand corps, circuler l'Haensoph universel dans les veines cachées de tous les mondes ?

Antoine est acculé dans sa cellule, il se débat contre les Hérésies à coups de discipline, elles s'enfuient, il reste seul, il s'assoit par terre.
On étend de grands soupirs et comme des lamentations.

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