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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
La première éducation sentimentale
texte complet
La tentation de St Antoine

La tentation de St Antoine

« Jamais je ne retrouverai des éperduments
de style comme je m'en suis donné là ».

Version de 1849

La Tentation de Saint-Antoine
(1)

Messieurs les démons, laissez-moi donc !
Messieurs les démons, laissez-moi donc !
mai 1848. -septembre 1849. G Flaubert.

Sur une montagne. A l'horizon, le désert ; à droite, la cabane de Saint-Antoine, avec un banc devant sa porte ; à gauche, une petite chapelle de forme ovale. Une lampe est accrochée au-dessus d'une image de la Sainte Vierge ; par terre, devant la cabane, des corbeilles en feuilles de palmiers.
Dans une crevasse de la roche, le cochon de l'ermite dort à l'ombre.
Antoine est seul, assis sur le banc, occupé à faire ses paniers ; il lève la tête et regarde vaguement le soleil qui se couche.

Antoine.

Assez travaillé comme cela. Prions !

Il se dirige vers la chapelle.

Tout à l'heure ces lianes tranchantes m'ont coupé les mains. Quand l'ombre de la croix aura atteint cette pierre, j'allumerai la lampe et je commencerai mes oraisons.

Il se promène de long en large, doucement, les bras pendants.

Le ciel est rouge, le gypaète tournoie, les palmiers frissonnent ; sur la crotte de porc voilà les scarabées qui se traînent ; l'ibis a fermé son bec pointu et la cigogne blanche, au sommet des obélisques, commence à s'endormir la tête passée sous son aile ; la lune va se lever.
Demain le soleil reviendra, puis il se couchera, et toujours ainsi ! Toujours !
Moi, je me réveillerai, je prierai, j'achèverai ces corbeilles que je donne à des pasteurs chaque mois pour qu'ils m'apportent du pain ; ce pain, je le mangerai ; l'eau qui est dans cette cruche, je la boirai ; ensuite je prierai, je jeûnerai, je recommencerai mes prières, et toujours ainsi ! Toujours !
Oh ! Mon Dieu ! Les fleuves s'ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ? La mer se fatigue-t-elle à battre ses rivages ? Et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n'ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets ?

Il regarde l'ombre de la croix.

Encore la largeur de deux sandales, et ce sera le moment de la prière. Il le faut ! ... Mais pourquoi, dès que j'ai quitté le travail, ne commencerais-je pas mes exercices ?

Une tortue s'avance entre les rochers.

Puisque je suis libre cependant, pourquoi ne ferais-je pas un peu ce que je veux ? Ne convient-il pas d'établir un intervalle entre les occupations manuelles et les spirituelles ? Et d'autant qu'en travaillant je suis toujours occupé de quelque sainte pensée, je peux bien me reposer une minute et donner à mon corps un peu de soulagement dont j'ai tant besoin.

La tortue reste immobile, Antoine la considère.

Vraiment cet animal est fort joli. Mais je n'ai rien pour toi, pauvre mignonne ! ... c'est drôle ! On dirait qu'elle va parler... non, elle s'éloigne, la voilà qui se dandine sur ses pattes... ah ! Elle s'arrête... tiens ! Elle s'endort... je suis bien fatigué, ce soir, mon cilice me gêne. Comme il est lourd !

Il soupire et étend les bras.

Cela fait bien de ne rien faire du tout.
Quelle vie que la mienne ! Les jours sont longs pour celui qui vieillit dans la pénitence ! Il avait raison le vieil anachorète, mon maître, qui me disait de chercher plutôt le martyre ! Je l'ai cherché, les bourreaux ont ri et ils m'ont rejeté à la face cette existence misérable que je m'ingéniais à leur offrir. Alors j'ai quitté les villes, j'ai remonté les montagnes et je me suis enfermé dans cette vieille citadelle de Colzim, où les nuits je m'éveillais au bruit des vipères et à la clameur des spectres qui arrivaient comme de la neige par les créneaux délabrés. Comment mes os n'ont-ils pas fondu sous leurs haleines ? Comment mon sang ne s'est-il pas gelé de terreur, lorsque, flottant dans les vertiges, je sentais la mort m'envahir ! Je me roulais sur les épines des aloès, les ongles de fer de ma discipline ne dérougissaient plus, la faim me broyait le ventre ; mais quelque chose d'indomptable riait quand je pleurais, chantait à travers mes sanglots, dansait dans mon sommeil.
Soupçonnant enfin qu'il y avait peut-être de l'orgueil dans ces combats, j'ai quitté ces abominables lieux et je suis venu ici. Les premiers temps, il est vrai, j'ai été plus calme ; peu à peu cependant une langueur a surgi : c'était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m'échappait malgré les chaînes dont je l'attachais ; comme un éléphant qui s'emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m'épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m'y cramponnais pour l'arrêter. Mais elle m'étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu.
Un jour, j'entendis une voix qui me disait : travaille ! Et depuis lors je m'acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le Seigneur le veut !

Il se retourne et aperçoit tout à coup l'ombre de la croix qui a dépassé la pierre.

Ah ! Misérable ! Qu'ai-je fait ? Allons vite, vite, en prières ! Eh bien, je jeûnerai deux jours de suite, je resterai à genoux jusqu'à la nuit close. Allons ! Allumons la lampe, compagne de mes prières nocturnes ; elles veillent à sa lueur et, comme elle, finissent seulement le matin venu, alors que sa mèche pâlit dans l'huile, et qu'alourdie de fatigue, ma tête roule sur ma poitrine.

Il va dans sa cellule chercher deux cailloux qu'il frappe l'un contre l'autre,enflamme une feuille sèche et allume la petite lampe qu'il raccroche à la muraille. La nuit est presque venue.

Quelquefois j'ai éprouvé des délectations ineffables à rester à cette place sans bouger, sentant pleuvoir sur moi les rafraîchissements célestes... il y a des gens qui prient pour prier, sans songer à leur salut, qui s'humilient pour s'humilier ; mais moi, est-ce par besoin ou par devoir ? Je sais bien que je le dois, que ce serait un crime si je ne le faisais, et pourtant... Assez ! assez ! assez ! Plus de ces réflexions ! A genoux !

Il s'agenouille dans sa chapelle et fait plusieurs signes de croix.

Donnons d'abord à la mère du Sauveur les prémices de la veillée.

Il ouvre son missel et regarde l'image de la Vierge.

La voilà celle qui a porté dans ses flancs le Sauveur du monde. Tressaillais-tu en sentant le Dieu qui grandissait se nourrir de ta vie ? Quand tu le berçais sur tes genoux et qu'il se suspendait à ta mamelle, ses vagissements joyeux te disaient-ils quelque chose des mélodies séraphiques qu'il avait quittées pour toi, pour ton sourire ?
Salut, Marie, pleine de grâce !

Il contemple l'image.

Oh ! Que je t'aime !

Il contemple l'image de plus en plus.

L'esprit incréé seul pouvait naître de toi. Est-ce lui qui, en passant, a laissé sur ton front ce doux reflet d'étoiles ?
Tu as la tendresse des mères avec quelque chose de plus encore.
Que n'ai-je pu, dans la poussière de la route, suivre ton long voile bleu flottant, quand, au pas cadencé de l'âne voyageur, il se levait comme un dais derrière toi et disparaissait sous les platanes ! Salut, Marie, pleine de grâce, salut !

Antoine s'interrompt. La tortue s'avance derrière lui, le cochon se réveille.

Cette figure ! Je la connais pourtant ! J'ai compté un à un tous les coups de pinceau qui la colorent, j'ai suivi pendant des heures tous les contours qui la dessinent, et c'est pourtant comme si jamais je ne l'avais vue ; je voudrais qu'elle fût plus grande !


Une Voix, presque indistincte murmure :

Bien haute, n'est-ce pas ? En relief pour qu'on la puisse bien toucher, la saisir ? Une statue vivante avec des vêtements ? Des vêtements qui tombent bas et qui font frais lorsqu'elle marche ?


Antoine, reprenant sa prière.

N'es-tu pas l'amour de ceux qui n'ont pas d'amour, la consolation des affligés ?

La Voix.

Qu'elle est belle la mère du Sauveur ! Qu'ils sont doux ses longs cheveux blonds épanchés le long de son pâle visage ! Regarde-la ! Regarde-la ! Qu'elle est belle !


Antoine soupire.

Oh ! Bien belle !

La Voix.

Regarde donc ses cils fins abaissés, qui font sur sa joue les ombres d'un réseau ! ... et ses mains plus blanches que les hosties !

Antoine.

Au Père on n'ose parler ; l'Esprit, on l'ignore ; le Fils souffre trop ; mais elle ! ...

La Voix.

Oui, elle écoute, attentive et suave. Cet enfant qu'elle berce, c'est le coeur de l'homme tout malade dont elle apaise le chagrin avec le lait des espérances.


Antoine, la considérant toujours.

Oh ! Je sens que je t'adore ! Tu parfumes le ciel, tu embellis l'éternité, c'est pour te voir que je la désire ; assise sur des nuages, les pieds posés sur le croissant de la lune, tu souris à ceux qui t'aiment.

Antoine lève les yeux au ciel.

La Voix reprend

Et tu l'aimes ! Regarde-la donc !

Antoine lève la tête.

Non ! Ici ! Là-dessus ! Longuement ! à l'attraction de ta prière, elle va relever ses yeux ; prie-la bien, elle t'aimera... viens ! Elle te fait signe.

Antoine, étonné.

Comment ?

La Voix.

Ne sais-tu pas que la foi déplace des montagnes et que Dieu marche vers qui l'appelle ?

Antoine, la considérant toujours, s'écrie :

Elle m'entendrait ! ... Mais oui ! Il me semble qu'elle a remué ; tout à l'heure, si je ne me trompe, elle n'avait pas cette posture... et le bout de ses cheveux a tressailli.

La Voix.

Oui ! Elle a remué... ils tressaillent, ils se soulèvent, ils s'envolent.

Antoine.

Ah ! C'est le vent, peut-être.

La Voix.

Le vent du soir qui souffle des mers chaudes, il a passé sur les forêts vertes et sur la tête des femmes.

Antoine.

Comme il est frais ! Qu'il sent bon ! ... Maudit soit-il, si c'est lui qui amollit le coeur du solitaire.

La Voix.

Amollir ton coeur ? Allons donc ! Est-ce possible ? N'es-tu pas humble ?

Antoine.

Fou que j'étais ! C'étaient mes mains qui tremblaient. N'allais-je pas croire que cette image s'animait pour moi ? Ah ! Pitié, Seigneur, pour cette faute nouvelle !

Il assujettit l'image à la muraille.

Toutes ces choses excitent la dévotion d'une manière trop déchirante.

Il se relève et marche, agité ; il s'arrête.

Antoine.

Il m'a été doux, l'instant où j'ai cru qu'elle me souriait !

La Voix.

Et elle t'a souri vraiment, car pour lui plaire n'es-tu pas humble, chaste et fort ?

Antoine.

Moi ?

La Voix.

Oui ! Tu n'as pas été curieux de porter une robe traînante, d'avoir des disciples, et des applaudissements à ton passage ; jamais seulement tu n'as senti l'odeur des femmes ; tu as dédaigné les festins, les joueuses de guitare, les liqueurs grasses dans les coupes vermeilles, et les chacals qui rôdent autour des sépulcres ne voudraient pas de ce que tu manges. Quelle force il t'a fallu pour en venir là !

Antoine.

Il est vrai, j'ai pensé que le coeur s'abîme aux vanités de l'esprit, et je suis venu au désert afin d'éviter les troubles de la vie, les chagrins qui damnent, le rire pétillant que les femmes, le soir, ont sur les portes ; j'accable mon corps de supplices pour qu'il me soit plus doux.

La Voix.

Maîtresse de lui, ton âme plane au-dessus, et, dans une secousse dernière, quand elle s'en détachera tout à fait (comme celle des prophètes et des saints) à peine si cette rupture sera sentie.

Des ombres vagues glissent sur les rochers, la lampe brûle, la nuit est close.

Antoine.

En effet, souvent il me semble que je n'ai plus de corps.

La Voix.

Quelle force il t'a fallu pour en venir là !

Antoine.

Il est vrai, rien de ce qui charme les autres ne m'a séduit ; l'Empereur m'a envoyé des lettres que je n'ai pas même voulu lire, et Athanase s'est dérangé pour me voir.


Le Cochon, à part.

Vautré dans ma fange, je m'y délecte tout le jour ; puis, séchée sur mon corps, elle me fait une cuirasse contre les moucherons ; je mire dans l'eau des mares ma robuste figure, j'aime à me voir, je dévore tout, depuis les immondices jusqu'aux serpents ; les chevreuils n'ont pas les pattes plus minces, et sur mes yeux tombent mes oreilles pendantes, recourbées comme des parasols. De mon groin mobile, dans les sables chauds c'est moi qui vais déterrant la truffe de Lybie et qui écrase sous mes molaires sa chair savoureuse. Je dors, je fiente à mon aise, je digère tout ; d'aplomb sur mes sabots fendus, je porte mon gros ventre, et j'ai tout le long de la peau de bons poils durs.


La Voix, devenant plus forte.

Noé s'est enivré, Jacob a menti, Moïse a douté, Salomon a failli, Saint Pierre a renié, mais toi ?


Antoine.

Avec quoi m'enivrerais-je ? A qui mentirais-je ? Si je doutais, je ne serais pas là ; si j'ai failli, c'est moins que personne, et jamais je n'ai renié le Seigneur.


La Voix.

Aussi, Balasius, on le sait, a péri selon tes menaces.


Antoine, souriant.

L'ermite Paul m'a légué sa tunique.


La Voix.

Comme au plus digne, bien sûr ! A te suivre Saint Jacques de Jérusalem eût renoncé, lui qui portait une lame d'or sur le front et dont les genoux étaient usés comme ceux des dromadaires.


Antoine.

Moi, ce sont les miens qui usent les pierres.


Le Cochon, à part.

Les Egyptiens ne mangent pas le boeuf, les Perses ne mangent pas l'aigle, les Juifs ne mangent pas de moi ; je suis plus sacré que le boeuf, plus sacré que l'aigle.


La Voix.

Et quand les moines de la Thébaïde t'ont demandé une règle, tu leur as donné ta vie à suivre.


Antoine.

Je n'en savais pas de meilleure.


Le Cochon, à part.

Sincèrement, quand je me considère, je ne vois pas de créature qui vaille mieux que moi.

Les ombres, vagues tout à l'heure, commencent à se dessiner dans le fond. Sur le rocher on voit passer rapidement la silhouette de deux grandes cornes. On entend des chuchotements éloignés, le vent souffle, la lanterne remue.


Antoine.

Comme la nuit est longue ! Y a-t-il beaucoup de temps que je prie ? Je ne sais... Tiens ! Je n'ai pas tourné la page ! ... Ah ! C'est cela, je regardais la Vierge, j'ai oublié les heures... cette lampe brille dessus, on dirait qu'elle l'éclaire du dedans... plus qu'un fruit velouté cette peinture attire les lèvres ; les cheveux...


La Voix reprend avec plus de douceur.

Les longs cheveux... les longs cheveux d'or...


Antoine.

Les lèvres frémissent, les narines semblent s'ouvrir au mouvement du sein gonflé.

Un coup de vent subit arrache l'image et la fait voltiger aux yeux d'Antoine.


La Voix, mielleusement susurrante.

La voilà, elle te suit, elle saute.

L'image s'arrête droit en l'air.


Antoine, avec ravissement.

Oh ! Elle s'allonge ! Elle se développe, elle s'étend !

La forme de la Vierge, se détachant de l'image, surgit tout à coup, de grandeur naturelle. Antoine recule tout en la regardant :

Ah ! Elle sent les fleurs d'église, et comme d'un lac il s'exhale d'elle-même des vapeurs lumineuses.

Le vent arrache le voile de la Vierge ; il s'envole.


Antoine.

L'air circule autour de sa tête, son épaule sort.


La Voix.

Et puis ? ... et puis ? ... la veux-tu ? Je suis le rêve.


Antoine.

Mais qu'ai-je donc ? Qu'ai-je donc ? Pitié de moi, Seigneur !


La Voix.

Elle te serrera dans ses bras, elle te plongera dans ses regards, luisants comme l'acier des glaives.


Antoine.

Démons de mes pensées, arrière !


La Voix.

Mais c'est une femme, rien qu'une femme ! Tiens, ses vêtements s'écartent. La veux-tu voir, sous tes baisers, au vent frissonner nue comme une Vénus ?


Antoine, s'arrachant les cheveux.

Quelle idée ! Quelle idée !


La Voix.

Ce ne serait pas la première fois, va ! Elle a couché avec Panthérus, qui était un soldat romain à la barbe frisée... Oui, au bord de la citerne, sur la route de Tibériade, un soir, à la moisson, des gerbes mûres les épis pleins tombaient d'eux-mêmes... les paroles tendres aussi.


Antoine.

Panthérus ? Qui était-ce ? ... non, d'ailleurs, non !


La Voix.

Ah ! Cela te chagrine ? Tu es jaloux ? Tu croyais qu'elle n'aimait que toi ? Elle aime tout le monde ; le Christ a eu des frères, d'où venaient-ils ? Comme une autre, elle s'est donc mise sur un lit, elle a levé les bras vers un homme, et elle lui a dit : Viens ! Et puis...

La voix rit.

Ah ! Ah ! Ah !


Antoine.

Mensonge !


La Voix.

Regarde !


Antoine.

Mais la voilà qui baisse la tête, qui ferme à demi les paupières, qui tord sa taille.


La Voix.

Le long de ses jambes sa robe remonte, elle la lève des deux doigts, comme les courtisanes des carrefours.


Antoine.

Oh ! Il me vient aux entrailles des fantaisies monstrueuses, feux de l'enfer plus terribles que la réalité.


La Voix.

C'est la réalité. Oui, approche, essaie !


Antoine.

Non. Malheur à qui touche à sa tentation, il y laisse les mains... de par le Seigneur, va-t'en, vision de l'enfer !

A ces mots la Vierge disparaît.


Antoine.

Ah ! J'en étais sûr ! Le nom du Seigneur le met en fuite... mais quelle honte pour moi ! Quel pécheur suis-je donc ! Jamais jusqu'alors je n'avais subi de telles pensées.


La Voix, redevenant faible.

Jamais ? ... Cherche !


Antoine.

D'où vient cette voix ? Qui donc me parle toujours ?


La Voix.

Ta conscience !


Antoine.

Je le crois presque aux épouvantements qu'elle me procure.


La Voix.

Le désert ne garde pas la trace des caravanes qui ont passé sur sa surface, et le temps, du coeur de l'homme balaie le souvenir. Jamais, disais-tu, tu n'as éprouvé ces pensées ?


Antoine.

Oui ! Car elles m'ont troublé tout à coup, comme la nudité dévoilée trouble les vierges ignorantes.

Antoine met la main sur son front, cherchant à se rappeler.


La Voix.

Une nuit, c'était à Héliopolis, sur le Nil ; tu veillais comme maintenant, tu marchais de long en large, écoutant dans les bassins de porphyre tomber l'eau des fontaines, que les lions soufflaient par leurs narines. Sur le fleuve, le bruit des rames avait cessé ; dans les joncs, se traînait le crocodile pensif, qui allait pondre ses oeufs sur la grève inhabitée ; au loin, l'ombre géante des pyramides était immobile comme elles. Dans la salle où tu marchais, il y avait deux torches de cire, au chevet d'un lit d'ébène ; au pied du lit, dans un trépied d'airain, la myrrhe fumait ; sur la couche un grand voile blanc, jeté, couvrait quelque chose de maigre, se creusant au milieu, avec la courbe molle d'une vague qui s'efface ; il se relevait doucement vers le haut, d'où, bombé par ce qu'il cachait, ses plis, droits ensuite, coulaient jusques à terre ; blanche comme la cire des cierges, une main pendait entrouverte... C'était la fille du questeur Martiallus, morte le matin, le lendemain de ses noces.
Quand tu eus donné à l'inconnue les regrets banals de ta pitié, et prié quelque temps, puis regardé la nuit, puis pensé à toute autre chose, tu vins auprès du lit, tu croisas tes bras, et tu restais là.
A force de promener tes yeux dessus, il te parut par moments que le drap d'un bout à l'autre frissonnait dans sa longueur, et tu fis trois pas pour voir la figure ; d'une main plus lente que celle d'une mère qui ouvre un berceau, tu levas le voile et tu découvris sa tête :
La couronne funèbre à noeuds serrés entourait son front d'ivoire, ses prunelles bleues pâlissaient dans la teinte laiteuse de ses yeux caves, elle semblait dormir la bouche ouverte, car sur le bord des dents la langue passait.
Et tu te disais qu'hier encore elle vivait pourtant, qu'elle parlait ; qu'à quelques heures de là ce corps avait remué, cette main avait étreint, ce coeur immobile avait battu ; joyeuse, elle avait passé le seuil, et les murs dans leurs angles gardaient encore de la nuit les mots entrecoupés, les mots endormis.
Alors tu t'imaginas son époux, tu pensas que tu aurais pu l'être, que tu l'avais été ; tu sentis sous tes doigts trembler sa ceinture, et une bouche qui montait à tes lèvres.
Tu la regardais : sur son cou, du côté gauche, il y avait une tache rose ; le désir, comme la foudre, courut dans tes vertèbres, une seconde fois tu étendis la main... Hah ! hah ! hah ! Dans un myrte l'alouette cria, - les mariniers sur le fleuve prirent leur chanson et tu te remis en prières.


Antoine.

En effet... oui... il est vrai... je me rappelle.


La Voix.

Les pointes de ses seins soulevaient sa chemise.


Antoine.

Je sens encore sous mes pieds le craquement des poutres peintes.


La Voix.

La bague d'or de son doigt, frappée par une des torches, lançait un grand rayon qui venait droit à ton oeil.


Antoine.

C'était une nuit comme celle-ci, l'air était lourd, j'avais la poitrine défaillante... Ah ! Je voudrais me coucher sur l'herbe et tremper ma tête à des sources vives !


Le Cochon, se frottant le ventre contre terre.

Ca me démange, ça me démange, quoi trouver ?


La Voix.

Là-bas est une prairie, les barques s'y arrêtent, la litière est sur le bord, dans les sables elle avance, remuant aux bras noirs des eunuques qui marchent d'accord à pas pressés. C'est la fille des consuls, qui languit d'ennui sous les grands pins de ses villas ; c'est la Grecque curieuse, qui désire un dieu nouveau ; c'est la Lydienne épuisée, qui se lasse d'Adonis ; c'est la Juive en inquiétude, qui cherche son Messie ; elles ont besoin du Saint, elles sont malades, elles viennent de loin, qu'il leur dise le remède pour les guérir.


Antoine.

Oh ! jamais, maintenant, je n'en recevrai plus.


La Voix.

Elles s'agenouillent... ici... par terre ; de leur front goutte à goutte l'eau tombe sur tes mains.


Antoine.

Mais je regarde la croix, quand elles parlent.


La Voix.

Elles soupirent leurs douleurs, elles te content leurs songes, elles ont vu, sur des rivages, des dieux qui les appelaient, doivent-elles se refuser à leurs maris ?


Antoine.

Mais je ne sais rien de tout cela, moi !


La Voix.

Il y en a qui dépérissent pour des danseurs, d'autres se pâment au son des flûtes, et ce n'est point, disent-elles, le danseur qu'elles aiment ni la musique qui les ennuie ; sans croire à l'oracle, elles ont penché leur oreille sur le bord des gouffres de Thessalie et acheté à des mages des plaques de métal qui se portent au nombril ; elles rient aux sacrifices, et pourtant le proconsul de Thrace a pour elles, pendant cent vingt nuits, fait avec des filets chercher dans le Strymon la pierre noire qui bannit les tourments ; elles sont ennuyées de toutes les religions et rassasiées de tous les amours, - mais elles voudraient savoir ce que le Christ avait pour que la Madeleine, quittant ses atours, se soit mise à le suivre par les chemins, et les plus naïves, n'est-ce pas, te demandent si, pour plaire au crucifié, il suffit d'aimer son serviteur ?


Antoine.

Blasphème !


La Voix.

Il te plaît pourtant, ce blasphème ! Et lorsqu'il a sonné dans ton oreille, tu l'écoutes encore qui s'y répète comme la vibration des lyres de cuivre. Elles aiment, elles dont les mains sont grasses de l'onguent des longues chevelures, elles aiment le cercle gris qui couronne ton crâne osseux et veulent sur ta poitrine austère frotter leurs doux seins blancs ; comme le fiévreux des villes qui aspire les montagnes, comme le lépreux dévoré qui souhaite la neige, elles demandent à ton coeur l'immensité fraîche.


Antoine.

Ce n'est pas pour moi qu'elles viennent, mais pour la parole du Seigneur.


La Voix.

Puis, dans les longs silences qui suivent, quand, les coudes sur tes genoux, elles attendent en émoi, et que palpitent leurs yeux ouverts, d'où vient qu'avec leur haleine monte à toi la chaude angoisse ?


Antoine.

C'est que je tremble pour leurs terreurs, que je me repens pour leurs péchés, c'est enfin que leur âme me pèse.


La Voix.

Leur âme ! Est-ce ce rayon de clair de lune qui sort de leur paupière ou bien la vague mélodie de leurs lèvres, endormante et douce comme le clapotement des feuilles vertes ? Serait-ce, dans leurs mains, l'incompréhensible force des attouchements subtils, ou, quand elles pleurent, la transparence de leurs larmes qui brillent à la lumière ? Tout cela sans doute est leur âme. Tu aimes beaucoup leur âme, c'est peut-être aussi la senteur épicée que l'on respire sous leurs aisselles ?


Antoine.

Seigneur ! Si j'ai péché, dis-le-moi ; si je m'égare, éclaire-moi. Je refusais de les voir pourtant, mais il fallait bien, quand elles venaient, ranimer les pécheresses, rassurer les chrétiennes, convertir les idolâtres.


La Voix.

De quel oeil, jusqu'à l'horizon, tu accompagnais leur départ ! Te souviens-tu d'avoir trouvé, sur les buissons, des fils qu'en passant auprès y avaient laissés leurs robes traînantes ? Que tu étais triste, le soir ! Garderaient-elles leurs promesses ? Observeraient-elles la pénitence ?


Antoine.

Je la leur faisais rude en effet.


La Voix.

Oh ! Que ne pouvais-tu t'agenouiller avec la chrétienne sur le pavé frais des basiliques ! Ou bien sur la tête de l'idolâtre versant un long baptême, de clartés en clartés comme d'échelons en échelons, la conduire continuellement pour la faire monter toujours ! Mais c'est la pécheresse surtout qu'il eût fallu ne pas quitter : petit à petit tu l'eusses déshabituée des hommes, tu aurais ôté de son front les bandelettes de pourpre, arraché de son cou le collier plein d'orgueil, retiré de ses doigts les camées lourds ; la nuit, sur la terrasse de sa maison, à ces heures où jadis elle veillait toute amoureuse, quand trépignant des pieds elle se penchait en dehors pour entendre au bout des rues un galop qui accourait pour voir à travers le brouillard la brune chlamyde qui flottait... oh ! Que vous eussiez causé ensemble ! Elle t'eût ouvert le secret caché de ses abominations charmantes, et les jetant dans l'abîme l'une après l'autre, elle t'eût dit pourtant que le bruit des ailes des cygnes lui plaisait toujours et que des ondes enflammées lui coulaient encore dans la chair.


Antoine.

Qu'elle prie ! Qu'elle jeûne ! Qu'elle pleure ! Un cilice, des épines !


La Voix.

Elle essaie, elle s'enferme, elle défait sa chaussure, au noeud vermeil qui passe entre son pouce et se rattache à la jambe ; elle la quitte, elle ne la portera plus ; ce pied, dont on polissait le talon avec la lave des volcans, dont on teignait les ongles avec le jus des coquillages et que les hommes en joie appuyaient contre leurs lèvres,... il trébuchera sur les cailloux, il s'enfoncera jusqu'à la cheville dans l'urine des mulets, il se déchirera au tranchant des éclats de marbre, et les os passeront à travers la peau qui sera comme des guenilles... puis tombe peu à peu le lin d'Egypte plissé en long, qui garde l'odeur des boîtes de cèdre ; la voilà seule et déshabillée, l'urne suspendue éclaire la blancheur de son flanc nu et balance sur lui des ombres douces ; ces seins, où repose l'amour, ce ventre lisse, ce dos ployant, tout ce corps si beau, il se tordra dans le cilice raide qui, plus immobile que ton visage, ô solitaire ! ne montre pas non plus les douleurs qu'il recouvre... Mais elle n'ose encore, elle frémit, elle prend la chaînette d'or à pointes crochues, elle la fait tourner sur son pouce, le sang part, il voltige en pluie légère et des gouttes épaisses coulent sur sa poitrine, comme des perles rouges ; ses genoux s'entrechoquent, ses yeux pâlissent, sa tête s'en va, elle tombe sur ses coussins, elle se pâme, elle t'appelle...


Antoine.

Où donc ? Où donc ?


Le Cochon, se frottant le ventre contre terre.

Où est-elle la femelle en chaleur qui court par les bois ? Je la flaire, je geins, je crie, je gueule, mes narines la sentent, mes yeux ne la voient point ; à l'ombre, au pied d'un chêne, dans la boue, je veux sur ses reins tièdes me vautrer jusqu'à l'aurore

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