Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE IX. Les gens heureux.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE IX. Les gens heureux.

Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de la tante
Moinel et faire dilligence moi-même pour trouver la jeune fille.

Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance vraiment admirable. Quinze ans,
il avait encore et tout de même quinze ans! - l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage
des classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin.

Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire:

"Eh bien, nous allons partir".

Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois d'alentour qu'il allait de nouveau
quitter.

"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures au loin.
Et depuis trente heures, nous marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener
Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a cherché le Domaine des
Sablonnières".

Puis, repris par sa terrible puérilité:

"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le rencontrais ce serait affreux".

Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous allâmes
reprendre notre faction. Mais presque aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de
la maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure.


CHAPITRE IX. Les gens heureux.


Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé là-bas...

Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que j'appelle encore
Mlle de Galais, sont restés complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a ouvert la
porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le
Vieux-Nançais et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des ordres à la
métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une
branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un
bateau à la derive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le bonheur.

"Le feu menace de s'éteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre.

Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.

Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, debout, l'un devant l'autre, étouffés comme
par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement,
comme sur la portière d'un train, rayait la vitre.

Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et disparut avec un sourire mystérieux. Un
instant, dans la demi-obscurité, Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à la


< page précédente | 94 | page suivante >

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes