Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE VIII. L'appel de Frantz.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE VIII. L'appel de Frantz.

Qu'avez-vous à demander? Dites-le".

Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond seulement:

"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".

Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à sangloter amèrement. Nous avons fait
quelques pas dans la sapinière. L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les
grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se répète et s'éteint le bruit des sanglots
étouffés du jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main sur l'épaule:

"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront comme un enfant
perdu qu'on a retrouvé et toute sera fini".

Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, malheureux, entêté, colère, il
reprenait:

"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle? Pourquoi ne
tient-il pas sa promesse?

- Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne troublez pas
avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.

- Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable de retrouver la trace que je
cherche. Voilà bientôt trois ans que Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais
plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus.
Il a trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il faut qu'il se mette en route.
Yvonne le laissera bien partir... Elle ne m'a jamais rien refusé".

Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes avaient tracé des sillons sales, un
visage de vieux gamin épuisé et battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal
rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son cole sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce
n'était plus ce royal enfant en guenilles des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que
jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter
chez ce garçon déjà légèrement vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute
folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir pas
réussi sa vie; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais s'entêter... Et
enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux belles amours avait dû se mettre à voler pour
vivre, tout comme son compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela!

"Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se mettra en
campagne pour vous, rien que pour vous?...

- Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en claquant des dents.

- Je le pense. Tout devient possible avec lui!

- Et comment le saurai-je? Qui me le dira?

- Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous trouverez la jeune fille que vous
aimez".

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