Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE VIII. L'appel de Frantz.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE IX. Les gens heureux.

salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc ici la maison tant cherchée, le
couloir jadis plein de chuchotements et de passages étranges..."

C'est à ce moment qu'il dut entendre - Mlle de Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi - le premier
cri de Frantz, tout près de la maison.

La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses dont elle était chargée: ses jouets de
petite fille, toutes ses photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les genoux de leur
mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de ses sages petites robes de jadis: "jusqu'à celle-ci que je
portais, voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de
Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait plus rien et n'entendait plus rien.

Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:

"Vous êtes là - dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige - vous passez auprès de
la table et votre main s'y pose un instant..."

Et encore:

"Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille pour me
parler... Et quand elle se mettait au piano..."

Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin du
salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait
ce rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une grande anxiété.

Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson tremblante que nous apportait le vent,
coupée bientôt par le second cri des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins.

Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement par une fenêtre. Plusieurs fois il
se tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très
légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser auprès de son cou cette caresse à
laquelle il aurait fallu savoir répondre.

"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez pas de jouer..."

Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne l'ai su
que lorsqu'il fut trop tard. Remords ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre
ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible de jeter irrémédiablement à
terre, tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise?

Il sortit lentement, silencieusement après avoir regardé sa jeune femme une fois encore. Nous le vîmes,
de la lisière du bois, fermer d'abord avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en
fermer un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il arriva près de nous avant que
nous eussions pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite
haie récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure hagarde,
son air de bête traquée... Il fit mine de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.

Je l'appelai.

"Meaulnes!... Augustin!..."

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