Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE VI. La partie de plaisir ( fin).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE VI. La partie de plaisir ( fin).

- Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons vendu".

Et il se fit un silence gêné.

Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.

"Je saurai bien, dit-il, où le trouver".

Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables s'étaient plu et depuis le matin ne se
quittaient guère. M. de Galais m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que j'avais
là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même avait-il été jusqu'à lui confier le secret
de l'existence de Bélisaire et le lieu de sa cachette.

Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en face de
l'autre, que je jugeai prudent de ne pas le faire...

Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne servirent à peu de chose. Ils
parlèrent. Mais invariablement, avec un entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte,
Meaulnes en revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui
répéter que tout était disparu: la vieille demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang,
asséché, comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes...

"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de ces disparitions lui eût donné
raison contre la jeune fille ou contre moi...

Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous gagnait tous
les trois. D'une question abrupte, Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des
renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les
poneys de la course. "Les poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."

Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire.

Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé... Il
s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne
subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver
qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
algues.

Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire tristement: elle se décida à lui expliquer:

"Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le
pauvre Frantz. "Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. C'était un être si étrange, si charmant!
Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles manquées. "Déjà monsieur de Galais était ruiné sans
que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades - apprenant sa disparition - ont
aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame de Galais est morte et nous
avons perdu tous nos amis en quelques jours. "Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses
amis et sa fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il comme c'était
autrefois. Mais le passé peut-il renaître?

- Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.

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