Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE VI. La partie de plaisir ( fin).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE VI. La partie de plaisir ( fin).

Sur l'herbe courte et légèrement jaune déjà, nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin avait à sa
droite près de lui la jeune fille qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son charmant visage inquiet; et une fois, en
lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de faiblesse.
Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il
cherchait et que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter
sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance à être
heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure?

Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché Bélisaire; le soleil vers son déclin
allongeait nos ombres sur l'herbe; à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et des fillettes, et nous restions
silencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la
direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune et lointaine de quelqu'un qui mène
ses bêtes à l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait
comme un vieille ballade triste:

_Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour!...

Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans
attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un
souvenir - le plus misérable - de ces beaux jours qui ne reviendraient plus.

"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir qui c'est". Et, tout de suite, il
s'engagea dans le petit bois. Presque aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme
siffler ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien...

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes venait de
disparaître. Que de fois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où s'en irait à
jamais le grand Meaulnes!

Elle se tourna vers moi:

"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.

Elle ajouta:

"Et peut-être que je ne puis rien pour lui?..."

J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui maintenant
revenait par le bois, ne surprît notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne pas
craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le désespérait et que jamais de lui-même il ne
se confierait à elle ni à personne - lorsque soudain, de l'autre côté du bois, parit un cri; puis nous
entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le bruit d'une dispute à voix
entrecoupées... Je compris tout de suite qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers
l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la pelouse on avait dû
remarquer notre mouvement, car j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
accouraient.

Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas bougé

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