Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE V. La partie de plaisir.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE V. La partie de plaisir.

Delouche essayait de faire bonne figure.

"Regarde-le pérorer, cet imbécile", me disait Meaulnes.

Et je lui répondais:

"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon".

Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré. Jasmin, pour
assurer sa contenance, fit mine de le poursuivre:

"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là dépassait toutes
les autres!

Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un éclair.

Après un nouveau quart d'heure:

"Si elle ne venait pas?..." dit-il.

Je répondis:

"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"

Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus longtemps cette attente intolérable:

"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre moi: mais si je
reste là, je sens qu'elle ne viendra jamais - qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à l'heure,
elle apparaisse".

Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite route, pour
passer le temps. Et au premier détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux
cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les rênes pour l'empêcher de trotter.
A la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer
sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture.

Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à terre, et confiant les rênes à son père
se dirigea vers moi qui accourais:

"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux montrer à personne qu'à vous le
vieux Bélisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, et, quand il sera mort, je n'irai plus à
cheval".

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette animation charmante, sous cette grâce
en apparence si paisible, de l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à l'ordinaire.
Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux, à son front, par endroits, une
pâleur violente où se lisait tout son trouble.

Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de
Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bête - un peu bas à ce qu'il me
sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de l'avoine, de la paille...

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