Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE
V. La partie de plaisir.
gardecrotte de son
vélocipède...
Malgré la contrainte
qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure vieillotte ne
parvenait pas à plaire. Il
m'inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais
de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là?...
Je ne me rappelle
jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte
d'étouffement. Je
m'étais fait de ce jour tant de joie à l'avance! Tout
paraissait si parfaitement concerté pour que nous
soyons heureux. Et nous l'avons été si peu!...
Que les bords du Cher
étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on s'arrêta,
le coteau venait finir en pente
douce et la terre se divisait en petits prés verts, en saulaies
séparées par des clôtures, comme autant de
jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière
les bords étaient formés de collines grises, abruptes,
rocheuses; et sur les plus lointaines on découvrait, parmi
les sapins, de petits châteaux romantiques avec
une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute
du château de Préveranges.
Nous étions
arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins,
tantôt hérissés de cailloux blancs, tantôt
remplis de sable - chemins qu'aux abords de la rivière les
sources vives transformaient en ruisseaux. Au
passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par
la manche. Et tantôt nous étions
plongés dans la fraîche obscurité des fonds de
ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous
baignions dans la claire lumière de toute la vallée.
Au loin sur l'autre rive, quand nous approchâmes, un
homme accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes
à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!
Nous nous installâmes
sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux.
C'était une
grande pelouse rase, où il semblait qu'il y eût place
pour des jeux sans fin.
Les voitures furent
dételées; les chevaux conduits à la ferme des
Aubiers. On commença à déballer les
provisions dans le bois, et à dresser sur la prairie de petites
tables pliantes que mon oncle avait apportées.
Il fallut, à
ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée
du grand chemin voisin guetter les
derniers arrivants et leur indiquer où nous étions.
Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous
allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour
de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des
Sablonnières.
Marchant de long en
large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal de
nous distraire, nous attendions.
Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus
avec une grande fille enrubannée.
Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne,
les enfants de l'ancien jardinier des Sablonnières.
"Il me semble
que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui
m'ont pris par la main
jadis, le premier soir de la fête, et m'ont conduit au dîner..."
Mais à ce moment,
l'âne ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour
le piquer, le tirer, cogner
sur lui tant qu'ils purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit
s'être trompé...
Je leur demandai s'ils
avaient rencontré sur la route M. et Mlle de Galais. L'un d'eux
répondit qu'il ne
savait pas; l'autre: "Je pense que oui, monsieur". Et nous
ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent
enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les
autres poussant derrière la voiture. Nous
reprîmes notre attente. Meaulnes regardait fixement le détour
du chemin des Sablonnières, guettant avec
une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée
jadis. Un énervement bizarre et
presque comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé
de lui. Du petit talus où nous étions grimpés
pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas,
un groupe d'invités où
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Alain-Fournier
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