Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE V. La partie de plaisir.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE V. La partie de plaisir.

gardecrotte de son vélocipède...

Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il
m'inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là?...

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement. Je
m'étais fait de ce jour tant de joie à l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous
soyons heureux. Et nous l'avons été si peu!...

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir en pente
douce et la terre se divisait en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme autant de
jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords étaient formés de collines grises, abruptes,
rocheuses; et sur les plus lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avec
une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, tantôt
remplis de sable - chemins qu'aux abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôt nous étions
plongés dans la fraîche obscurité des fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous
baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre rive, quand nous approchâmes, un
homme accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!

Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était une
grande pelouse rase, où il semblait qu'il y eût place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des Aubiers. On commença à déballer les
provisions dans le bois, et à dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait apportées.

Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin voisin guetter les
derniers arrivants et leur indiquer où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous
allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des
Sablonnières.

Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous attendions.
Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée.
Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien jardinier des Sablonnières.

"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont pris par la main
jadis, le premier soir de la fête, et m'ont conduit au dîner..."

Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner
sur lui tant qu'ils purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé...

Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne
savait pas; l'autre: "Je pense que oui, monsieur". Et nous ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent
enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous
reprîmes notre attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des Sablonnières, guettant avec
une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et
presque comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés
pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe d'invités où

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