Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE V. La partie de plaisir.

Le Grand Meaulnes.

 

sombré) tu vois: il n'y a plus rien..."

Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité emporterait le reste de sa peine, je lui
racontai qu'une partie de campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y
venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il paraissait complètement désemparé et continuait à ne
rien répondre.

"Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta mère..."

"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que j'y aille?...

- Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas".

Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules.

En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et que, le
lendemain, lui-même louerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.

"Ah! très bien", fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes ses
prévisions.

Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers illustrés, les poignards ornementés et les
outres soudanaises qu'un frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait rapportés de
ses lointains voyages.

Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère avait préparé ses
bagages, je l'entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle, - car son
voyage pouvait être seulement retardé...


CHAPITRE V. La partie de plaisir.


J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il
ne descendait pas aux côtes. A son inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une
nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. Chez mon oncle il
montra la même impatience, il parut incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous
installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à partir pour les bords de la rivière.

On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis
commençaient à joncher les routes blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher
où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des Sablonnières. De loin en loin, nous
rencontrions d'autres invités en voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés
audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres,
châtelains et paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au
garde Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle.

"Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions
jusqu'à Paris. C'est à désespérer!"

Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire avoir
droit à toute notre reconnaissance, escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les pans de sa jaquette élimée battaient le

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