Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE IV. La grande nouvelle.

Le Grand Meaulnes.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE IV. La grande nouvelle.

On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans doute
ignorait-elle même où Meaulnes devait aller.

"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire".

En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait laissé l'écriteau Mairie, et me
trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs
des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la
salle, il y avait encore, devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre,
assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, trempant sa plume au fond d'un
encrier de faïence démodé, en forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de
village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les longues vacances...

Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation que j'avais imaginée:

"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond étonnement.

C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une moustache inculte commençait à lui
traîner sur les lèvres. Toujours ce même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait
voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis dissipait...

Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne
songea pas même à me tendre la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé contre
la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà, me regardant sans me voir, il était absorbé
par ce qu'il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler, ainsi
que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, il avait pris une décision sans se soucier
des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait seulement à
ruminer péniblement les paroles nécessaires.

Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais été
bien surpris de voir Mme Meaulnes préparer le départ de son fils...

"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.

- Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?

- Si, un très long voyage".

Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette décision que je
ne comprenais pas, je n'osais plus rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.

Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.

"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était ma raison de
vivre et d'avoir de l'espoir. Cet espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de
tout le monde!

"Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait plus même la
peine de chercher le Domaine perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
comment pourrait-il s'accomoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce qui est le bonheur des autres m'a
paru dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les autres, ce

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