Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE IV. La grande nouvelle.

Le Grand Meaulnes.

TROISIÈME PARTIE

 

en effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui courait le monde?... Laissons les
fous avec les fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz
romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de
Galais.

Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un mauvais présage - impression
absurde que je chassai bien vite.

La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée sous sa
capote de velours qu'elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait
son histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me regardait pour connaitre mes
impressions, ou peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller,
je fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.

"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu.

J'eus pitié d'elle et je protestai:

"Mais non, ma tante, je vous assure...

- Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne t'intéresse guère. Je te parle là de gens
que tu n'as pas connus..."

Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.


CHAPITRE IV. La grande nouvelle.


Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si beau temps de vacances, un si grand
calme, et sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé toute la
joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...

Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de son père, retraité depuis
longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil
instituteur avait enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas qu'elle fût
d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du
rez-de-chaussée qui donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait jamais; et la cour de
derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus
sèche et la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue...

Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant du
jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue
matinée de vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui battaient la figure; son
visage régulier sous sa coiffure ancienne était bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle
baissait tristement la tête d'un air songeur.

Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:

"Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ d'Augustin. J'ai
passé la nuit à régler ses comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais nous
arriverons à tout apprêter..."

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