Le Grand Meaulnes.
TROISIÈME
PARTIE
CHAPITRE
III. Une apparition.
s'était mis
dans la tête mille folies qu'elle nous a expliquées.
C'était une des filles d'un pauvre tisserand.
Elle était persuadée que tant de bonheur était
impossible, que le jeune homme était trop jeune pour elle;
que toutes les merveilles qu'il lui décrivait étaient
imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher,
Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa soeur dans
le jardin de l'Archevêché à Bourges,
malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, par délicatesse
certainement en parce qu'il aimait la
cadette, était plein d'attentions pour l'aînée.
Alors ma folle s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle
allait chercher un fichu à la maison; et là, pour être
sûre de n'être pas suivie, elle a revêtu des habits
d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.
"Son fiancé
a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait
qu'elle allait rejoindre un jeune homme qu'elle
aimait. Et ce n'était pas vrai...
" - Je suis plus
heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si j'étais sa
femme". Oui, mon imbécile,
mais en attendant, il n'avait pas du tout l'idée d'épouser
sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet; on a vu
le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps.
- Et qu'avez-vous
fait de cette malheureuse fille?
- Nous lui avons fait
boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons donné à
manger et elle a dormi auprès
deu feu quand nous avons été de retour. Elle est restée
chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le jour,
tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, arrangeait
des chapeaux et nettoyait la maison avec
rage. C'est elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois
là. Et depuis son passage les hirondelles
nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit,
son ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte
pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte,
même quand il gelait à pierre fendre.
Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son
coeur.
" - Eh bien,
qu'avez-vous encore? Voyons?
" - Rien, madame
Moinel!"
" - Et elle rentrait.
"Les voisins
disaient:
" - Vous avez
trouvé un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.
"Malgré
nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, au
mois de mars; je lui ai donné
des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a pris son billet
à la gare et donné un peu d'argent.
"Elle ne nous
a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès
de Notre-Dame; elle nous écrit encore pour
nous demander si nous ne savons rien des Sablonnières. Une
bonne fois, pour la délivrer de cette idée, je
lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le
jeune homme disparu pour toujours et la jeune fille
mariée. Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce
temps ma Valentine écrit bien moins souvent..."
Ce n'était
pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel de sa
petite voix stridente si bien
faite pour les raconter. J'étais cependant au comble du malaise.
C'est que nous avions juré à Frantz le
bohémien de le servir comme des frères et voici que
l'occasion m'en était donnée...
Or, était-ce
le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes
le lendemain matin, et de lui dire ce
que je venais d'apprendre? A quoi bon le lancer dans une entreprise
mille fois impossible? Nous avions
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Alain-Fournier
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