Le Grand Meaulnes.
TROISIÈME
PARTIE
CHAPITRE
III. Une apparition.
Florentin salua:
"François!
cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y avait
eu entre nous une rivière ou
plusieurs hectares de terrain, je viens d'organiser un après-midi
de plaisir au bord du Cher pour jeudi
prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres
danseront, les autres se baigneront!...
Mademoiselle, vous viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur
de Galais. J'ai tout arrangé...
"Et, François!
ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras
amener ton ami, monsieur
Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?"
Mlle de Galais s'était
levée, soudain devenue très pâle. Et, à
ce moment précis, je me rappelai que
Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier, près de l'étang,
lui avait dit son nom...
Lorsqu'elle me tendit
la main, pour partir, il y avait entre nous, plus clairement que si
nous avions dit
beaucoup de paroles, une entente secrète que la mort seule
devait briser et une amitié plus pathétique
qu'un grand amour.
... A quatre heures,
le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de la petite
chambre que j'habitais dans
la cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j'eus grand'peine
à retrouver mes affaires sur la table
encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons
saints toutes neuves, choisies au magasin
pour meubler mon logis la veille de mon arrivée. Dans la cour,
j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette,
et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à
peine lorsque je partis. Mais ma journée
devait être longue: j'allais d'abord déjeuner à
Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et,
poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la
Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin
Meaulnes.
CHAPITRE III. Une apparition.
Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci
était la première. Mais, depuis longtemps,
malgré mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m'avait appris
à monter. Si déjà pour un jeune homme
ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle
pas sembler à un pauvre garçon
comme moi, qui naguère encore traînais misérablement
la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième
kilomètre!... Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer
dans le creux des paysages; découvrir comme à
coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et fleurissent
à votre approche, traverser un village
dans l'espace d'un instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil...
En rêve seulement j'avais connu
jusque-là course aussi charmante, aussi légère.
Les côtes mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était,
il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...
"Un peu avant
l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il décrivait
son village, on voit une
grande roue à palettes que le vent fait tourner..." Il
ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être
feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.
Cest seulement au
déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus,
tournant au vent dans une immense
prairie, la grande roue qui devait monter l'eau pour une métairie
voisine. Derrière les peupliers du pré se
découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure
que je suivais le grand détour que faisait la route
pour contourner le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait...
Arrivé sur le pont, je découvris enfin
la grand'rue du village.
Des vaches paissaient,
cachées dans les roseaux de la prairie et j'entendais leurs
cloches, tandis que,
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Alain-Fournier
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