Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. La baignade.

Le Grand Meaulnes.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE II. Chez Florentin.

plus en attendant la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.

"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! J'enseignerais les petits garçons, comme votre
mère..."

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi.

"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je les aime
beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à les aimer?...

"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de
porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me débattrais
avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile..."

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard bleu, immobile.

Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses délicates, de ce qui est secret, subtil,
et dont on ne parle bien que dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une discussion
s'engagea...

Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie, la jeune
demoiselle poursuivit:

"Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le désir
de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je
leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui n'en a pas l'air..."

Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre gêne
et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:

"Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me cherche au bout du monde,
pendant que je suis ici, dans le magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval
m'attend à la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute?..."

De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de dire, en riant aussi:

"Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?"

Elle me regardait vivement.

A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent avec des paniers:

"Venez dans la 'salle à manger', vous serez en paix", nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante ajouta:

"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu".

Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui flambait et
craquait. Là aussi une lampe de porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé,
presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les souvenirs, était assis auprès de
Florentin devant deux verres de marc.

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