Le Grand Meaulnes.
TROISIÈME
PARTIE
CHAPITRE II. Chez
Florentin.
"Ah! dit Florentin,
en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est un joli
parti... Faudra-t-il que j'en parle à
monsieur de Galais? Il vient encore quelquefois jusqu'ici chercher
du petit plomb pour la chasse. Je lui
fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc".
Mais je le priai bien
vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même je ne me hatai
pas de prévenir
Meaulnes. Tant d'heureuses chances accumulées m'inquiétaient
un peu. Et cette inquiétude me
commandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au
moins vu la jeune fille.
Je n'attendis pas
longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la nuit commençait
à tomber; une
brume fraîche, plutôt de septembre que d'août, descendait
avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le
magasin vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir
Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais
confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay à
cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir
ou
assis les deux mains à plat sur le bois ciré, nous nous
racontions mutuellement ce que nous savions de la
mystérieuse jeune fille - et cela se réduisait à
fort peu de chose - lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner
la tête.
"La voici, c'est
elle", dirent-ils à voix basse.
Quelques secondes
après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange
équipage. Une vieille voiture de
ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries moulées,
comme nous n'en avons jamais vu dans
cette contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours
vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant
il baissait la tête pour marcher; et sur le siège - je
le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant
bien ce que je dis - la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
jamais eu au monde.
Jamais je ne vis tant
de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume
lui faisait la taille si mince qu'elle
semblait fragile. Un grand manteau marron, qu'elle enleva en entrant,
était jeté sur ses épaules. C'était la
plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une
lourde chevelure blonde pesait sur son front et
sur son visage, délicatement dessiné, finement modelé.
Sur son teint très pur, l'été avait posé
deux taches
de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de
beauté: aux moments de tristesse, de découragement
ou seulement de réflexion profonde, ce visage si pur se marbrait
légèrement de rouge, comme il arrive
chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. Alors
toute l'admiration de celui qui la
regardait faisait place à une sorte de pitié d'autant
plus déchirante qu'elle surprenait davantage.
Voilà du moins
ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement de
voiture et qu'enfin
Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune
fille, m'engageait à lui parler.
On lui avança
une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir,
tandis que nous restions debout. Elle
paraissait bien connaître et aimer le magasin. Ma tante Julie,
aussitôt prévenue, arriva, et, le temps quelle
parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant
doucement sa tête de paysanne-commerçante
coiffée d'un bonnet blanc, retarda le moment - qui me faisait
trembler un peu - où la conversation
s'engagerait avec moi...
Ce fut très
simple.
"Ainsi, dit Mlle
de Galais, vous serez bientôt instituteur?"
Ma tante allumait
au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui éclairait
faiblement le magasin. Je
voyais le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si
ingénus, et j'étais d'autant plus surpris
de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler,
ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient
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Alain-Fournier
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