Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. La baignade.

Le Grand Meaulnes.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE III. Une apparition.

descendu de bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si grave
nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, étaient toutes alignées au bord
d'un fossé qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme du
soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu.

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencèrent à m'enlever
tout courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là,
sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.

C'était une de mes gran'tantes. Tous ses enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest, le dernier de
tous, un grand garçon qui allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l'avait suivi de
près. Et ma tante était restée toute seule dans sa bizarre petite maison où les tapis étaient faits
d'échantillons cousus, les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier - mais où les murs
étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de médaillons en boucles de cheveux morts.

Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque j'eus
découvert la petite place où se tenait sa maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit cri suraigu:

"Eh là! Mon Dieu!"

Elle renversa son café dans le feu - à cette heure-là comment pouvait-elle faire du café? - et elle apparut...
Très cambrée en arrière, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la tête, tout en
haut de son front immense et cabossé où il y avait de la femme mongole et de la Hottentote; et elle riait à
petits coups, montrant le reste de ses dents très fines.

Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, hâtivement, une main que j'avais derrière le
dos. Avec un mystère parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me glissa une
petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de un franc... Puis comme je faisais mine de
demander des explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:

"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"

Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant.

"J'ai toujours été bête et toujours malheureuse", disait-elle sans amertume mais de sa voix de fausset.

Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse soufflé
pour me cacher dans la main ses très minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours ainsi
qu'elle m'accueillit.

Le dîner fut aussi étrange - à la fois triste et bizarre - que l'avait été la réception. Toujours une bougie à
portée de la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt la posait sur la petite table
couverte de plats et de vases ébréchés ou fendus.

"Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas
l'emporter".

Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique histoire, que nous avions dîné et
couché là jadis. Mon père m'emmenait dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il

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