Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (fin ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XVI. Le secret (fin ).

perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme aux anciens âges, sous les arcs-boutants de
la cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où tous les
vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour
les plus douleurs d'amour.

Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou par jeu,
pour se venger de son amour ou pour l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles,
une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par un faux chignon, lui donna
rendez-vous pour six heures au jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres,
donnait rendez-vous à la pauvre Valentine.

Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa fenêtre basse,
dans la rue en pente, elle resta longtemps à lui faire des signes vagues.

Il avait hâte de reprendre son chemin.

Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une dernière fois devant la maison de
Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons
du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En face, une sorte de terrain vague
formait comme une petite place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le
long d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée passa.

C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait commencé à regarder le monde de ses
yeux confiants et sages. Elle avait travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la voir,
lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait plus rien, rien... La triste soirée durait
et Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine regardait
passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne viendrait plus.

Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son dernier recours contre sa peine, sa
dernière distraction forcée avant de s'y enfoncer tout entier.

Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les arbres, au
bord de l'eau, montraient leurs pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les
pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On imaginait, là-bas, des âmes, de belles
âmes...

Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait qu'on
venait de souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était
justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte.

Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait formé le projet de retrouver Valentine
coûte que coûte avant qu'il fût trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était là ce
long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs, lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon
pour tout déranger. Dans la marie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un beau
matin de la fin du mois d'août - lorsque j'avais poussé la porte et lui avait apporté la grande nouvelle qu'il
n'attendait plus. Il avait été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire ni rien
avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants,
jusqu'au jour des noces où le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son premier
serment de jeune homme.

< page précédente | 115 | page suivante >
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes