Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (fin ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XVI. Le secret (fin ).

Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné quelques mots en hâte, à l'aube, avant
de quitter, avec sa permission - mais pour toujours - Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille:

"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui sont venus hier dans la sapinière
et qui sont partis vers l'est à bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec moi et
installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine mariés.

"Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est devenu ma confession, sera, si
je ne reviens pas, la propriété de mon ami François Seurel".

Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef son ancienne petite malle d'étudiant, et
disparaître.

ÉPILOGUE

Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et de mornes jours s'écoulaient dans
l'école paysanne, de tristes jours dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis longtemps où habitait Valentine.

La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de septembre,
elle s'annonçait même comme une solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux
barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à marcher sans prendre garde aux chutes, et
faisait un tintamarre qui réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque je la
tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et
charmante en même temps de frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en riant
aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait chasser le chagrin
qui pesait sur la maison depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgré cette sauvagerie,
sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la Providence en décida autrement.

Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne heure, avant même la paysanne
qui avait la garde de la petite fille. Je devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et
Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi pour de grandes parties
de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous
partions les jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque
tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les
équipées de jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues pêches le long de la
rivière ou dans les roseaux de l'étang.

Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la maison, sous un petit hangar adossé au
ur qui séparait le jardin anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à démêler
mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.

Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau matin de septembre; et le hangar où je
démêlais à la hâte mes engins se trouvait à demi plongé dans la nuit.

J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.

"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!..."

Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant que je pus distinguer, un grand

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