Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE
XVI. Le secret (fin ).
Sur ce même
cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné quelques
mots en hâte, à l'aube, avant
de quitter, avec sa permission - mais pour toujours - Yvonne de Galais,
son épouse depuis la veille:
"Je pars. Il
faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui
sont venus hier dans la sapinière
et qui sont partis vers l'est à bicyclette. Je ne reviendrai
près d'Yvonne que si je puis ramener avec moi et
installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine
mariés.
"Ce manuscrit,
que j'avais commencé comme un journal secret et qui est devenu
ma confession, sera, si
je ne reviens pas, la propriété de mon ami François
Seurel".
Il avait dû
glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à
clef son ancienne petite malle d'étudiant, et
disparaître.
ÉPILOGUE
Le temps passa. Je
perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et de mornes jours
s'écoulaient dans
l'école paysanne, de tristes jours dans la maison déserte.
Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
longtemps où habitait Valentine.
La seule joie des
Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on avait
pu sauver. A la fin de septembre,
elle s'annonçait même comme une solide et jolie petite
fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux
barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à
marcher sans prendre garde aux chutes, et
faisait un tintamarre qui réveillait longuement les échos
sourds de la demeure abandonnée. Lorsque je la
tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
baiser. Elle avait une façon sauvage et
charmante en même temps de frétiller et de me repousser
la figure avec sa petite main ouverte, en riant
aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence
enfantine, on eût dit qu'elle allait chasser le chagrin
qui pesait sur la maison depuis sa naissance. Je me disais parfois:
"Sans doute, malgré cette sauvagerie,
sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la Providence
en décida autrement.
Un dimanche matin
de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne
heure, avant même la paysanne
qui avait la garde de la petite fille. Je devais aller pêcher
au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et
Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient
avec moi pour de grandes parties
de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches
aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été,
nous
partions les jours de congé, dès l'aube, et nous ne
rentrions qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque
tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul passe-temps;
les seules aventures qui me rappelassent les
équipées de jadis. Et j'avais fini par prendre goût
à ces randonnées, à ces longues pêches
le long de la
rivière ou dans les roseaux de l'étang.
Ce matin-là,
j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant
la maison, sous un petit hangar adossé au
ur qui séparait le jardin anglais des Sablonnières du
jardin potager de la ferme. J'étais occupé à
démêler
mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.
Il ne faisait pas
jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un
beau matin de septembre; et le hangar où je
démêlais à la hâte mes engins se trouvait
à demi plongé dans la nuit.
J'étais là
silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille
s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.
"Oh! oh! me dis-je,
voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis
pas prêt!..."
Mais l'homme qui entrait
dans la cour m'était inconnu. C'était, autant que je
pus distinguer, un grand
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Alain-Fournier
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