Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (fin ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XVI. Le secret (fin ).

une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui
demander: savait-elle où se trouvait le Domaine tant cherché? Dans une autre, il la suppliait de se
réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres dont je
voyais les brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais
obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période de combats affreux et misérables, dans un isolement
absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû peu à peu
sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui vont suivre - les dernières de son journal -
j'imagine qu'il dut, un beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à Bourges,
visiter la cathédrale.

Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille
prétextes à se présenter dignement, sans demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée.

Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce voyage et cette dernière faute...


CHAPITRE XVI. Le secret (fin ).


25 août. - De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit, après avoir
longtemps cherché, la maison de Valentine Blondeau. Une femme - la mère de Valentine - sur le pas de
la porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, lourde, fripée, mais belle encore. Elle
le regardai venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau ét aient ici", elle lui expliqua
doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées à Paris depuis le 15 août.

"Elles m'ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne adresse on
fere suivre leurs lettres".

En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet, il pensait:

"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui l'ai forcée à cela. "Je deviendrai
certainement une fille perdue", disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la fiancée
de Frantz!"

Et tout bas il se répétait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la certitude que c'était bien "tant pis"
au contraire et que, sous les yeux de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux pieds
et tomber sur les genoux.

Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit longuement à Valentine, rien que pour
crier, pour se délivrer du cri désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: "Vous avez pu!
Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!"

Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une histoire de femme qu'on
entendait par bribes: "... Je lui ai dit...
Vous devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les soirs!" Les autres riaient et,
détournant la tête, crachaient derrière les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme
un mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.

Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant obscurément: "En somme, c'est pour la
cathédrale que j'étais venu". Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter énorme
et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les ruelles qui entourent les églises de village.
Il y avait çà et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur

< page précédente | 114 | page suivante >
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes