Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes

Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de lettres qu'elle
lui tendit, les lettres de son fiancé.

Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture
de Franz le bohémien, qu'il avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du Domaine...

Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés
obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas
encore quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé de lire. Des
phrases enfantines, sentimentales, pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre:

... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine. Que va-t-il nous arriver?
Enfin je ne suis pas superstitieux...

Meaulnes lisait, à demir aveuglé de regret et de colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec des
frémissements sous les yeux. Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui le fâchait
ainsi.

"C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me faisant jurer de le regarder toujours.
C'étaient là de ses idées folles".

Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.

"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir jamais
voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était le garçon le plus merveilleux du monde!

- Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?

- C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa fiancée!

"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n'avez croire à rien. Vous êtes
cause de tout. C'est vous qui avez tout perdu! tout perdu!"

Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa brutalement.

"Allez-vous-en. Laissez-moi.

- Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai en effet. Je
rentrerai à Bourges, chez nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai pour Paris, je battrai les
chemins comme je l'ai déjà fait une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus de
métier..."

Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même la regarder
partir, continuait à marcher au hasard.

Le journal s'interrompait de nouveau.

Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis, égaré. Rentré à La
Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais
la revoir et lui en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle lui répondît. Dans

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