Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

dîner:

"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse comme celle-ci, une belle salle
que je connais bien, présider le repas de mes noces".

Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. A
chaque tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis
longtemps, Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin Meaulnes se pencha vers
elle et lui dit doucement:

"Il faut boire, ma petite Valentine".

Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune homme d'avoir une femme aussi
obéissante.

Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord;
leurs pieds trempés par la boue de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et
puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire:

"Ma femme, Valentine, ma femme..."

Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle obscure,
il avait l'impression de commettre une faute.

17 juin. - L'après-midi de ce dernier jour commença mal.

Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte de
bruyères, les deux couples se trouvèrent séparés.

Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un petit taillis.

Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, le goût
d'un tel ennui que l'amour même ne le pouvait distraire.

Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les branches, parlant peu. Puis le temps se
leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait bien.

Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait...

"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant qu'il était: tout de suite nous
aurions eu une maison, comme une chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il.
Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage, vers cette heure-ci
qui est proche de la nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus
nous auraient fait fête, criant: "Vive la mariée!"... Quelles folies! n'est-ce pas?"

Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela, comme l'écho d'une voix déjà
entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.

Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec élan, avec douceur.

"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui ait été pour moi plus précieux que
tout..., et vous le brûlerez!"

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