Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XV. Le secret (suite ).

douloureux et malicieux.

C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne viendra plus.

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Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, marchant lentement l'un près de
l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je
comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas épousé. Elle le fait exprès, je
pense, pour me choquer et pour que je ne m'attache point à elle.

Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce:

"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des folies.

"J'ai couru des chemins, toute seule.

"J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en
imagination et non point telle que j'étais.
Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux".

A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se
prouver à elle-même qu'elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à regretter
et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle.

Une autre fois:

"Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis
savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs..."

Une autre fois:

"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:

"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous allez me
demander ma main?..."

J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit: "Oui".

Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient alors des brouillons de lettres illisibles,
informes, raturés. Précaire fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné son
métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher
encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaître;
et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à se justifier devant Valentine.


CHAPITRE XV. Le secret (suite ).


Puis le journal reprenait.

Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où.
Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était

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