Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV. Le secret..

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XIV. Le secret.

"Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même heure, puis samedi, et ainsi de suite,
tous les jours".

Jeudi 18 février. - Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait à
chaque instant: il va finir par pleuvoir...

Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il
ne pleuve: une averse peut l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne tombe
pas cette fois encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel - tantôt gris et tantôt éclatant - un grand
nuage a dû céder au vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable...

Devant le théâtre. - Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où je suis, je
surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. J'accompagne
du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance
pour celles qui, le plus longtemps, le plus près de moi,lui ont ressemblé et m'ont fait espérer...

Une heure d'attente. - Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste voisin un
voyou qui lui jette d'une voix étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est furieux,
pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le
misérable tout à l'aise... Il me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis en train
de piétiner aux portes de l'enfer.

De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où
je connais à peu près la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne ou
une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi,
et je m'en vais...
Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous devions nous attendre. Il y a plus
de monde que tout à l'heure - une foule noire...

Suppositions - Désespoir - Fatigue. Je me racroche à cette pensée: demain. Demain, à la même heure, en
ce même endroit, je reviendrai l'attendre. Et j'ai grand'hâte que demain soit arrivé. Avec ennui j'imagine
la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je vais passer dans le désoeuvrement... Mais
déjà cette journée n'est-elle pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les journaux
du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les
entend aussi.

Elle... Je veux dire: Valentine.

Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce jour-là
va bientôt finir et que déjà je le voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout
leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une échéance, et
qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le
repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?

Vendredi soir. - J'avais pensé écrire à la suite: "Je ne l'ai pas revue". Et tout aurait été fini.

Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de noir, mais
avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois

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Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes