Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV. Le secret..

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XIV. Le secret.

"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, à
Bourges. Il était même mon fiancé..."

Cependantn à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est
approchée de moi tout d'un coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je
remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa
jeune figure, un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un
geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des difficultés pour accorder ce qu'elle
demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors un
ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:

"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"

Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.

Au théâtre. - Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine Blondeau et sa soeur, sont arrivées
avec de pauvres écharpes.

Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne, inquiète, comme se demandant ce que
je lui veux. Et moi, je me sens près d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait d'abord,
puis elle dit: "Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je suis trop décolletée". Et elle s'est enveloppée dans son
écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa hâte à changer de toilette, elle
avait refoulé le haut de sa simple chemise montante.

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et
hasardeux qui m'attire. Près d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai voulu l'interroger de nouveau sur le
petit hôtel du boulevard. Mais à son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien
répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi
que je la reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être
qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquée?...

A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je
marche le long des maisons pareilles à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort.
Et je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois: j'avais résolu d'aller là-bas en
pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme un
voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de retrouver le Domaine perdu, pour la revoir,
seulement la revoir... Mais je suis fatigu". J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de costume,
avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon
lit, avant de me coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?

Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais
je les ai suivies aussi longtemps que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles étaient couturières ou modistes.

En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant le même
théâtre où nous sommes allés.

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